De l’éveil à la seconde naissance de l’esprit : Communion, transfiguration, résurrection

Stéphane Rialland

« Il en va ainsi de la vérité : depuis toujours elle est connue de tous et de tous elle est sans cesse oubliée. C’est pourquoi elle demande perpétuellement à être redécouverte. Et elle ne peut l’être qu’à titre personnel puisque la révélation qui la concerne ne prend jamais d’autre forme que celle d’une expérience. C’est-à-dire : d’une épreuve. »

Philippe Forest.

« Faut-il le dire, faut-il se taire devant tout cela ? Risquer de se glorifier devant les autres, ou rester enfermé avec ce qu’on a vu ? »

René Daumal.

I - « Une cristallisation inattendue à l’aube du huitième jour » (26 nov.- décembre 2011)

1) Approches de l’initiation spirituelle

a) L’énigme de l’éveil et le cheminement vers la présence de l’esprit vivant.

b) Le chemin de l’ascèse et la finalité de l’initiation spirituelle.

c) Les phases de l’initiation : du baptême à la communion…

2) Autour de la seconde naissance

d) « Une cristallisation inattendue à l’aube du huitième jour ».

e) La seconde naissance inaugure une nouvelle manière de communiquer et d’agir

f) L’épreuve de l’autre absolu : accepter la mort pour renaître…

g) La vie de l’esprit libre est chaque jour nouvelle et régénérative…

3) Vivre dans l’actualisation de l’éternel présent

h) Le délivré vivant : « Et voici : je fais toutes choses nouvelles… »

i) De la communion à la régénération : la résurrection s’accomplit avec la transfiguration du monde devenant autre émergeant de la vie intérieure des sujets.

j) Le sens du monde devenu autre : la liberté toujours nouvelle des actes de l’esprit.

k) Le Soi transcendantal en communion avec le monde dans l’éternel présent.

II - De la communion des esprits à la régénération du présent vivant (7 février-mars 2010)

1 – L’épreuve de la découverte de soi : la dimension du sens par-delà le sujet

2 – L’expérience de l’absolument autre : la mise en abîme du monde

3 – La disparition de toute réalité extérieure : de la mystique à la gnose

4 – La corrélation non-dualiste du sujet et du monde : tout peut prendre sens…

5 – Devenir soi-même autre à travers la mortalité : vers une seconde naissance ?

6 – Communion des esprits et régénération du présent : une autre vie à venir.

I) « Une cristallisation inattendue à l’aube du huitième jour ».(Explications préliminaires)

1) Approches de l’initiation spirituelle

« Un être bon le demeure également, qu’il ait ou non le temps de manifester sa bonté par ses œuvres, tant qu’il préserve sa volonté de bien agir et qu’il ne la perd point du fait même de son inaction. »

Abélard.

a) L’énigme de l’éveil et le chemin vers la présence de l’esprit vivant.

Il s’agit dans ce parcours de s’approcher d’une énigme, et d’esquisser différents angles pour s’approcher de cette énigme. Mais aussi, l’articulation des différents angles de vue constitue un ensemble comprenant des étapes progressives. L’énigme autour de laquelle tournent les recherches, est cela même qui fonde la possibilité de penser tout en échappant au pouvoir de la raison : l’énigme du fond la vie de l’esprit. L’énigme de la possibilité d’être un Soi irréductible et unique, qui se rapporte à la dimension de l’absolument autre depuis la vie même donnée dans l’expérience du monde. Au cours de cette approche, et à travers l’intensification de la marche en avant vers l’inconnu, s’affirme toujours plus l’exigence de détachement, la nécessité initiatique de « devenir soi-même autre à travers la mortalité » : condition indispensable à la nouvelle venue de l’esprit.

Si l’énigme est d’abord présente dans l’événement de l’éveil, elle est également dans l’exigence d’en vivre les conséquences en renouvelant le quotidien. Autrement dit, ce qui demeure toujours énigmatique n’est pas seulement l’événement d’éveil provoquant l’élan inaugural de la recherche spirituelle, mais aussi plus profondément l’expérience unitive de l’éternel présent. Car en cette expérience unitive tout se résout et tout recommence, la vie se concentre et s’ouvre sur tout ce qui ne lui appartient pas, se mobilise et se préserve pour le plus essentiel. L’expérience de l’unité n’est pas purement contemplative, n’est pas de l’ordre de la vision ou de la synthèse rationnelle discursive : nous serions alors en pleine métaphysique. L’unification dans l’actualité de l’éternel présent, réunit le sujet et le monde, et cette expérience de communion intérieure renouvelant la possibilité d’être soi, est de l’ordre de la praxis transcendantale ou de la réalisation spirituelle. La voie unitive qui s’ouvre avec la seconde naissance est une voie spirituelle active, gnostique et réconciliatrice, qui intègre les exigences anthropologiques positives et mystiques apophatiques, et elle s’accomplit paradoxalement à l’intérieur du monde parce qu’elle a lieu à l’intérieur du Soi. C’est uniquement dans le monde reconstitué, clarifié et transfiguré par la vie transcendantale que l’esprit peut revenir réaliser l’actualisation de l’éternel dans l’existence finie. Cette actualisation, parce qu’elle ne peut avoir lieu qu’au sein du devenir et à partir des conditions concrètes humaines, est en état de perpétuel recommencement (résurrection de la vie).

Une telle situation est par conséquent étrangère à toute prise de position dogmatique abstraite, qui prétendrait clore le débat et déterminer des conditions connaissables une fois pour toutes. Cependant, en suivant ce chemin d’exposition, peu à peu l’épreuve inaugurale se transforme en certitude définitive : personne ne pourra jamais faire que cette expérience intérieure n’ait pas eu lieu. Mais tout au long du parcours, on ne sait pas au fond ce qui a eu lieu, ni comment tout cela est possible. Ensuite, il devient nécessaire de témoigner, pour rendre compte d’un événement qui lie désormais le sujet à ce qui lui appartient tout en demeurant infiniment autre. C’est dans l’esprit de cette expérience, ou de cette épreuve d’une « traversée dans l’inconnu », qu’Emmanuel Housset écrivait : « En effet, le témoin ne peut établir un rapport distancié avec ce dont il témoigne, mais il est avec lui dans un rapport de proximité et d’éloignement qui fait qu’il est pris, saisi, par ce dont il fait l’épreuve (…) …le témoignage demeure la voie d’accès possible à l’absolu qui se donne dans cette expérience, et pourtant (…), le témoin ne peut tracer une ligne de partage précise entre lui et ce dont il témoigne, et il ne peut même pas dire que son témoignage est le récit de « son » expérience. » (L’intériorité d’exil…, p. 264)

Précisons tout de suite que l’expérience d’Eveil spirituel, dont il sera question, n’est réalisable que si le sujet accepte de tout perdre et de traverser l’épreuve du détachement, en s’engageant réellement sur un chemin de transformation intérieure. Autant dire qu’il faut accepter la gravité et la rigueur finie d’un cheminement initiatique : se donner la possibilité d’être vraiment libre, d’être seul, de ne s’accrocher à rien, à aucune réalité qui soit extérieure à Soi, sans aucun dogme préalable, ni communauté ni institution humaines. Il s’agit de suivre une voie qui s’avèrera inévitablement irréductiblement singulière, une progression et des épreuves personnelles uniques, pour une maturation que personne d’autre ne pourra aboutir. Pour que puisse s’accomplir la venue imprévisible de l’Esprit au fond de l’intériorité de Soi. Cependant tout cet itinéraire d’initiation consiste à rendre possible une nouvelle existence plus intense, plus vaste, plus active, en tant que Soi vivant en communauté avec les autres esprits. Etre éveillé et vivre selon le développement de sens de la vie transcendantale, signifie participer à une communauté humaine éclairée dans laquelle les sujets se comportent de manière libre, intelligente et harmonieuse. Autrement dit, les hommes soucieux d’agir selon des valeurs transcendantales n’obéissent alors pas aux intérêts de leurs corps ou de leurs âmes, aux nécessité naturelles de la survie, de la perpétuation, de la reconnaissance, de l’intégration dans un monde, et ne conçoivent plus leur destin comme devant se réaliser dans la finitude, mais comprennent leur devenir du point de vue de l’assomption et la transfiguration de la vie. Les humains ne sont plus envisagés comme des corps dépendants dirigés par les âmes, ou comme des éléments trouvant leur identité et leur fonction dans la participation à la communauté, mais sont au contraire capables de créer librement à partir de leur activité intérieure, et de porter dès lors une destination irréductible impliquant la prise en charge du sens, en se rapportant à la source unique qui habite invisiblement tous les êtres Soi.

De l’indétermination anthropologique à l’autodétermination de soi par l’esprit. L’homme né une première fois ne se détermine pas lui-même d’après sa vie intérieure puisqu’il ne s’est pas encore éveillé, sa vocation spirituelle n’est encore que potentielle ou à venir. Son existence individuelle fondée par sa constitution corporelle et psychique, et par extension toute sa destinée « personnelle » est déterminée par son appartenance à la nature physique, et à la communauté sociale et culturelle : il est homme parmi les hommes déterminé par des intérêts et des valeurs reçus, acceptés, partagés. Ce n’est que si et lorsqu’il actualise son esprit, lorsqu’il s’écarte des voies déjà tracées par les habitudes et la tradition pour inventer un nouveau rapport à la réalité, que le sujet fait appelle à des ressources intérieures et met en œuvre une forme d’affirmation de soi autonome. Nous pourrions dire que la vocation de l’esprit consiste à pousser cette exigence de liberté et de renouvellement de la vie à sa source jusqu’en ses dernières limites, et à penser l’individuation anthropologique corporelle et psychique comme un obstacle et une épreuve : puisque c’est en assumant et transformant cette individuation factuelle que l’esprit peut prétendre affirmer et réaliser une autre modalité d’existence. « Or donc, il en va identiquement de l’homme enfanté par la deuxième naissance : il est dit « parfait » ou « achevé », parce qu’effectivement, sur le plan ontologique, il possède maintenant les trois dimensions, physique, psychique et spirituelle qui définissent l’homme parfait considéré dans son essence. », confirmait Michel Fromaget, dans son étude sur « l’au-delà ici et maintenant… »

b) Le chemin de l’ascèse et les éléments de l’initiation spirituelle…

Traditionnellement, l’initiation se définit comme une transformation permettant la mise en œuvre d’une métamorphose existentielle, et consiste donc à traverser une mort intérieure ou symbolique engendrant une renaissance. Etre initié signifie avoir ouvert son esprit, et participer désormais à une communauté interpersonnelle fondée par le rapport à une dimension transcendante. L’initiation provoque un changement d’orientation de la vie personnelle, s’accompagne du développement de l’esprit, et a pour conséquence que le sujet n’a plus la même manière de vivre, d’agir et de communiquer, ou encore d’aimer, de mourir et de connaître. Il donne à son attitude non plus un intérêt naturel mais plutôt une signification spirituelle. Par ailleurs, au cours du cheminement de la conscience et de la maturation de la vie intérieure, les phases successives de l’initiation contiennent et combinent à chaque fois des façons différentes de se rapporter à soi-même, à la réalité du monde et à l’absolument autre. Les trois dimensions impliquées et mobilisées dans l’éveil progressif voient leur sens se transformer et leurs importances respectives se modifier au fil de l’initiation.

Mais le véritable éveil ne peut avoir lieu qu’à partir d’une remémoration de la vie originaire de l’esprit, réappropriation ou redécouverte de la vocation authentique, rendues possible par le travail d’ascèse, de détachement et de réappropriation de l’existence finie. Il importe donc de distinguer par principe deux phases ou deux modalités d’ascèse spirituelle : l’ascèse cathartique préparatoire et ascensionnelle, et l’ascèse d’incarnation résurrectionnelle. Cela dit, les deux mouvements de désindividualisation naturelle et de réintégration spirituelle, ou de mise à mort de l’ancrage mondain et de renaissance transcendantale de soi, sont en réalité contemporains et corrélatifs, se produisent et s’appellent réciproquement. De sorte que l’ascèse constitue à la fois un moyen extérieur et une composante intérieure de la vie de l’esprit, le détachement consistant en un mouvement de reprise de soi à rebours de l’engagement spontané dans le quotidien, et le processus de régénération de l’existence se fonde sur cette réappropriation de la vie intérieure. Plus un sujet est capable de se détacher de son être propre et plus il se rend disponible pour la venue de l’esprit en lui, et inversement plus la vie transcendantale se développe en le libérant de la finitude, et plus le sujet se réalisant dans la présence devient capable d’adopter une attitude créatrice nouvelle. Le cheminement spirituel et ses deux aspects doivent être intégrés en pensés ensemble dans le but de l’actualisation du soi au sien de l’interdépendance universelle ou l’éternel présent.

Nous devons ajouter que le sujet intériorise peu à peu plus ses rapports de sorte que s’intensifie sa capacité de maîtrise de soi : appropriant d’abord l’action de possession du monde, il approfondit ensuite le mouvement de retour à soi dans la dimension transcendantale de la vie universelle. L’itinéraire initiatique connaît plusieurs paliers importants, des modes de développement de la vie spirituelle. Cependant, il existe plusieurs façons de comprendre l’accomplissement spirituel humain, selon que l’on accorde la priorité aux œuvres ou à la méditation. Plus encore, le rôle de l’initiation consiste-t-il en l’extinction mystique ou plutôt en une forme de substitution gnostique : s’agit-il de consacrer entièrement sa vie à Dieu ou au contraire de renaître au monde grâce à Dieu ? Si la vie intérieure est jalonnée par des phases d’approfondissement et d’élévation vers Dieu, en retour ces enrichissements personnels doivent pouvoir s’exprimer en transformant la vie quotidienne. Il semble que la voie spirituelle ait pour fonction et vocation de rendre possible le renouvellement et la prise en charge de l’existence personnelle par l’Esprit, l’intégration de la finitude dans la perspective de la Vie dépassant et harmonisant toute relativité au sein d’une destination divine absolue.

Or, du fait que les caractéristiques essentielles de la vie de l’esprit soient constitutives de l’éternel présent, elles sont en permanence impliquées de manière passive ou active dans toute réalisation, toute vie intentionnelle, toute parole et tout acte. Autrement dit, après prise de conscience de ces dimensions de la vie de l’esprit, il est possible ensuite d’en actualiser le sens à chaque instant dans la vie quotidienne : cette possibilité authentique de l’homme est immédiatement accessible, puisqu’elle constitue le fond de sa propre venue en présence globale et intérieure, dans l’univers transcendantal et concret de son être parmi les autres êtres. Par ailleurs, donc, ce sont également ces différentes dimensions constitutives de la vie intentionnelle que chaque ego rencontre successivement au cours de l’initiation. Mener cette initiation jusqu’à accomplissement signifierait en ce sens découvrir, approprier et intégrer les composantes de la vie de l’esprit, pour les maîtriser et transformer en pouvoir personnel : c’est ainsi que l’initié est vraiment libre, créateur et vivant dans un monde sans mort…

Nous devons préciser que l’ensemble des rapports habituellement expérimentés et établis par l’être humain se trouveront modifiés, tout simplement parce que, au fur et à mesure de la découverte de la dimension transcendantale, se constitue une nouvelle façon de se vivre soi-même et de se comprendre. Se transforment autant les rapports au monde et aux autres sujets que le rapport à sa propre destination intérieure et à l’au-delà. Le cheminement initiatique consiste en quelque sorte à opérer et à rendre effective cette transformation du sens de toute réalité, par le moyen d’une prise de conscience et d’une intégration de la connaissance. Et c’est lorsque l’esprit permet progressivement de modifier et même de renverser son point de vue originellement naturel, que le soi avance vers la vérité, c’est-à-dire vers la compréhension du sens authentiquement spirituel de la vie. Nous pourrions conclure provisoirement que cette métamorphose intérieure et existentielle revient à ouvrir toujours plus l’esprit de manière à le comprendre dans un devenir universel infini, ou selon la perspective d’une interdépendance ouverte et intégrative entre Soi et la totalité de ce qui est vivant. L’homme initié ne refuse rien de ce qui lui arrive puisque tout aura un sens.

c) Les phases de l’initiation et de la vie de l’esprit : du baptême à la communion.

Nous allons essayer de caractériser des phases importantes de l’initiation, qui constituent autant de moments perpétuellement à l’œuvre dans toute présence, ou plutôt dans tout mouvement de reconstitution et de réintégration de l’homme dans l’unité actuelle de l’éternel présent. La difficulté principale d’une présentation réside dans le fait que l’on expose de façon distincte et abstraite des éléments qui en réalité participent ensemble au processus d’unification du sens de l’expérience. Le paradoxe est celui de la situation du Christ, mais qui relève comme nous le disions de l’exigence d’actualiser le nirvana dans le samsara - la vie spirituelle éveillée dans le quotidien objectif le plus contingent -, en se référant constamment à une expérience unifiée de l’absolu au cœur du monde de l’existence finie. Une telle exigence et une telle perspective ne sont donc possibles que si et parce que c’est la vie intérieure de l’esprit qui assume et résout toutes les contradictions apparentes. Or, assumer les situations de crise implique justement le passage de la crucifixion à la résurrection, en relativisant et reliant les unes aux autres toutes les positions objectives ou subjectives, de sorte à les soutenir ensemble et ouvrir une voie de résolution qui leur permette de coexister. Encore une fois, c’est alors la dernière des quatre propositions de Lin-tsi qui apporte le point de vue gnostique le plus satisfaisant, puisqu’elle ne contient ou n’engendre aucune négation.

Avant toute distinction, avant d’entrer en initiation, l’être fait l’expérience de la participation immédiate et intuitive à la globalité de la réalité vivante du monde qui l’entoure, et cette expérience primitive ou originaire harmonieuse forme le fondement pratique futur de l’intégration de toutes les individualités objectives ou subjectives séparées dans l’unité transcendante. Cependant, cette situation de non-dualité précédant toute négativité, qui s’apparente donc à ce que l’on appellerait le paradis perdu, précède l’activité intérieure de l’esprit et n’est donc pas accessible à l’homme : il s’agit d’une utopie illusoire ou asymptotique. L’intuition de la présence unifiée n’est que provisoire, est un point de départ constamment présupposé. L’humain commence à s’identifier dans le monde au milieu des objets, et à développer un langage savant du fait de la maîtrise pratique des objets. C’est pourquoi la première forme d’autonomie se dégage non pas à partir de l’affirmation positive de l’ego individuel se centrant sur ses intérêts et une destination absolument propre, mais plutôt en développant des possibilités concrètes et un pouvoir de l’intelligence sur le monde. C’est seulement ensuite, lorsque la vocation spécifiquement humaine et intérieure cherche à se distinguer de l’ordre des réalités naturelles ou empiriques, que l’homme s’affirme comme esprit doté d’une nature et d’un mode d’existence radicalement autre, que la notion de sujet apparaît dans sa signification transcendantale révolutionnaire, inédite.

Les étapes intentionnelles de la métamorphose du sujet lui permettent de passer de la première à la seconde naissance, ou d’une signification naturelle de la naissance à une assomption plus complète et transcendantale de la vie anthropologique par l’esprit. La tradition chrétienne distingue trois âges de la vie spirituelle, ou encore trois voies inaugurées successivement par trois formes de conversion intérieure. Le baptême ouvre la voie purgative des commençants, la communion la voie illuminative des progressants, et la seconde naissance la voie unitive des parfaits. Autrement dit, lors du baptême le croyant entre dans l’institution objective de la communauté humaine religieuse ; la communion consacre son appartenance et sa participation à l’interpénétration des âmes entre elles recevant la lumière divine ; la seconde naissance confirme de façon définitive le baptême de l’esprit par l’union intérieure avec l’esprit de Dieu. Se déprendre du monde pour réintégrer l’horizon d’une vie humaine authentique (corps), se retrouver soi-même pour développer une vie intérieure plus personnelle (âme), et assumer une destination universelle transcendant l’existence finie (esprit) : voilà les trois phases corrélatives de l’ascèse, de l’éveil et de l’actualisation.

Par ailleurs, à la suite d’Abellio, nous percevons des distinctions transcendantales entre les différents paliers de l’itinéraire initiatique du sujet : le baptême, la communion, et la confirmation. Du baptême à la communion le sujet poursuit son initiation, avec la seconde naissance commence le processus de résurrection de l’existence en Dieu. L’intervalle entre le baptême et la communion est comblé par la vie même de ce sujet se développant et se découvrant à travers son activité de constitution du sens pratique du monde. Cependant, si la confirmation réaffirme un engagement du sujet à l’égard de la communauté, la seconde naissance signifie une expérience de certitude intérieure définitive car elle est accordée par l’Esprit. La confirmation ainsi entendue est à la fois en continuité et en rupture à l’égard des paliers précédents, puisque s’ouvre alors un passage au-delà de la communion, le sujet devenant alors lui-même un lieu ou un moment indépendant fondateur de vie spirituelle.

Le palier de loin plus problématique est celui où le sujet précisément s’autonomise à l’égard de son appartenance anthropologique et ouvre un accès vers ce qui n’appartient plus au monde, cherche à s’inspirer d’une source irréductible à toute nature objective. Un accès d’autant plus difficile parce que le sujet précisément y est mis à l’épreuve de ses limites, se rapporte à ce qui le dépasse ou le précède, autant à l’immanence du monde qu’à la transcendance de l’au-delà, ou encore à l’expérience tout d’abord énigmatique de l’interdépendance universelle, d’une participation et fécondation réciproque entre son intériorité et la réalité intentionnelle autre par rapport à laquelle il se constitue. Autrement dit, le sujet ne peut désormais plus se recentrer simplement sur soi, sur une essence connue d’avance qui lui serait propre ou sur une stabilité empirique immuable. Pour résumer, nous dirions : précisément parce qu’il se découvre esprit, habité par une vocation qui surpasse toute réalité objective, il ne pourra désormais plus se reposer sur un quelconque fondement substantiel extérieur à son activité intérieure propre, qu’il s’agisse du sujet, du monde, ou de Dieu. Ce palier correspond au fond à la découverte de la dimension transcendantale, ou encore à l’apparition de deux voies tout aussi abruptes et risquées de la vie de l’esprit : la possible éviction ou suppression de l’objet et du sujet, et la nécessité de penser et de vivre en même temps les deux. La question de fond qui décide du mode d’actualisation est celle de la nature de l’esprit : l’Esprit divin peut-il être présent dans le monde à travers la conscience des hommes, ou est-il irréductiblement sans aucun rapport avec l’existence tel un absolu impersonnel ?

L’alternative est donc la suivante : demeurer attaché au monde naturel de l’existence humaine pour y réaliser les possibilités authentiques, ou entrer dans le monde spirituel et engendrer un processus de transfiguration et de régénération de la vie par l’esprit. Pour appréhender plus rigoureusement cette interrogation, Jean Whal poursuivait les méditations de Kierkegaard : « C’est devant la subjectivité que nous place Kierkegaard. Mais cette subjectivité elle-même… prend sa valeur, sa réalité, du fait qu’elle se trouve en présence d’un autre, de l’autre absolu, de l’absolument différent, du transcendant. (…) Cet autre, c’est en effet l’éternel, qui s’est rendu temporel. (…) Cet autre, nous ne pouvons évidemment le définir. Mais nous pouvons du moins dire que nous en avons conscience par le rapport où nous sommes avec lui. Et c’est là encore un nouveau paradoxe. Cet autre, c’est au fond l’un de la première hypothèse du Parménide, qui est absolument sans rapport avec quoi que ce soit ; et pourtant cet un sans rapport, il n’existe que par le rapport dans lequel nous nous trouvons avec lui. C’est qu’en effet le rapport le plus interne, c’est le rapport, pour Kierkegaard, avec quelque chose d’extérieur, et que le transcendant absolu ne se révèle que par ce rapport absolument immanent avec l’individu. » (Subjectivité et transcendance, dans L’un devant l’autre, p. 210-211.) C’est justement dans l’épreuve de l’absolument autre que le sujet se constitue lui-même comme lieu de venue nouvelle de l’esprit. Autrement dit, c’est parce que le sujet se découvre vivant dans le rapport à cet absolu, qu’en retour il se rend disponible pour la manifestation de l’esprit dans le monde, dans ses paroles et ses actes.

2) Autour de la seconde naissance

« Que cette naissance se produise toujours, dit Saint Augustin, à quoi cela me sert-il si elle ne se produit pas en moi ? Qu’elle se produise en moi, c’est cela qui importe. », rappelait Maître Eckhart. « Bien que cette expérience soit inconnaissable (en tant qu’objet séparé), on peut quand même la réaliser (en tant que sujet pur). » Proverbe hindou.

d) Une cristallisation inattendue à l’aube du huitième jour.

Une cristallisation survient après une longue période de recherche et de tâtonnement, après de longs efforts engagés de façon incertaine et dans l’ignorance d’une réussite possible. Le moment de l’éveil est soudain et illuminateur, il éclaire rétrospectivement en profondeur toutes les démarches précédentes, pour les refondre dans un point de vue intégrateur et unifiant, qui se constitue alors dorénavant comme un moment inaltérable, comme l’inauguration définitive d’un nouveau regard au cœur de la réalité. C’est pourquoi, cet instant est à la fois infiniment recherché et parfaitement improbable, en lui-même imprévisible. Dans son attitude, le chercheur de vérité ne saurait se satisfaire de solutions toutes faites, préétablies par la tradition ou la science de son temps, et c’est pourquoi sa démarche est par essence ouverte à tous les possibles, sa voie personnelle problématique ou inconfortable, car suspendue « sans attache dans le ciel ni sur la terre » (Kant). Pour cela, il faut donc ne rien refuser de ce qui arrive, et répondre du mieux possible. De plus, si cette attitude semble au premier abord tomber du ciel, en réalité elle est le résultat d’un mouvement d’assomption global, se fondant sur une certitude éprouvée chaque jour et se vérifiant d’après une métamorphose intérieure réelle. C’est ainsi que Natalie Depraz exposait le cheminement spirituel du gnostique : « autant dire que l’on n’accède pas à l’absolu d’un coup de baguette magique : en faire l’expérience requiert un effort, une ascèse, une discipline, un apprentissage qui peut prendre des années, bref, qui constitue l’effort d’une vie. »

C’est précisément là que la notion de « Huitième jour » prend tout son sens : elle renvoie à la créativité libre de l’esprit renouvelant sa présence dans le monde. Dans l’Ancien Testament, le monde ayant été créé durant les six premiers jours, c’est-à-dire la genèse d’un univers humain, le septième jour « Dieu » se retire et laisse sa place à l’homme. Ce qui signifie : « Dieu » crée un Néant, autant un espace pour la liberté d’action que pour rendre possible la découverte et le retour à soi de l’esprit, pour que le sujet humain (ou Soi) fasse l’expérience et intériorise le sens de ce monde qui lui a été donné… Le Huitième jour symbolise le recommencement de la vie et du monde à la source du Temps, ou encore la recréation de la réalité au sein du Verbe christique, et par extension l’événement de la « seconde naissance », l’inauguration et l’affirmation d’une nouvelle manière de vivre et de se vivre soi-même - puisque la vie qui advient est sans commune mesure avec la pré-donation naturelle de l’homme dans un contexte objectif. « De l’homme aussi Dieu exige… des créations nouvelles, il attend les œuvres de la liberté humaine », précisait en ce sens Nicolas Berdiaev. Ce qui était connu au niveau des principes doit s’accomplir dans les actes de l’esprit au jour le jour. La réalité n’est sensée que pour un sujet exerçant sa liberté en acte.

e) La « seconde naissance » inaugure une nouvelle manière de communiquer et d’agir

Mais voilà ce qui est nouveau : le miracle est possible. Car à travers l’actualité de l’éternel présent se réalise une dimension surnaturelle advenant dans l’existence concrète : ce qui s’accomplit est de l’ordre de l’invisible, mais a effectivement lieu, au cœur et au milieu des êtres. Cette nouvelle attitude se constitue en rapport avec la vie des autres sujets hors de soi, et on peut paradoxalement la définir comme essentiellement non centrée sur soi, radicalement non égoïste, puisqu’elle n’existe que par et dans le rapport avec toute la vie qu’elle exprime, qu’elle ne possède pas et qui lui vient du monde. L’énigme centrale dont nous parlions au début est donc liée à l’événement de la seconde naissance, à l’émergence et la constitution d’un Soi engendrant la mise en œuvre d’une nouvelle attitude humaine, qui advient et s’affirme par la claire révélation et l’actualité de la vie intérieure de l’esprit. Nous devons ajouter que cet événement incompréhensible, est un cadeau, un dénouement imprévisible. Mais il n’y a pas de « seconde naissance » possible sans désappropriation de soi, « Pas de don total de soi, sans rencontre d’un Autre capable de susciter un tel don. Et seule une telle rencontre,… permet la délivrance et le déploiement de l’être authentique. », rappelait Michel Fromaget.

Enfin, dans l’actualité de l’éveil intérieur, le Soi ou l’esprit vivant se rend disponible, et se mobilise pour être en contact immédiat avec l’intériorité des autres êtres, pour développer des relations bienveillantes et authentiques. De sorte qu’à travers la pratique du détachement à l’égard de soi, et surtout par le mouvement de renaissance au milieu des relations, l’être (sujet) participe pleinement et vit plus intensément ses propres actes. Mais aucune renaissance ne sera effective s’il ne décide pas de vivre l’épreuve de l’indicible et de l’inconnu dans chaque instant, s’il n’aborde pas ce qui lui arrive sous le signe et de la nouveauté et du recommencement. Il s’agit alors d’aller jusqu’au bout du principe de détachement, et de s’avancer pour affronter les limites de l’individuation personnelle en regardant la mort en face. Autrement dit, vivre en accord avec le processus de « l’éternel présent », implique à la fois de tout sacrifier de ses exigences personnelles, de tout donner, pour connaître la chance de voir se manifester et s’accomplir sous ses yeux la prodigieuse percée inédite et créative des libertés s’accordant et se fondant réciproquement.

f) L’épreuve de l’autre absolu : accepter la mort pour renaître à une vie plus libre…

L’épreuve de la seconde naissance est évidemment décisive, c’est pourquoi elle bouleverse toutes les données précédentes et amène de nouvelles visions imprévues. C’est à partir de là que se formulent les deux voies divergentes caractéristiques du soufisme, qui réalisent deux modalités d’accomplissement de la vie spirituelle et correspondent au fond à deux niveaux de compréhension du rapport de la Déité avec le monde humain. Nous devons tout de suite préciser que ces deux approches ne sont pas équivalentes mais résultent aussi de deux niveaux de maturation intérieure de la réalisation de l’Esprit : la voie de l’extinction mystique et celle de l’assomption gnostique. Si l’essence de la déité est accessible depuis l’intériorité de l’homme, et si son éveil effectif engendre ce que la tradition appelle la naissance de Dieu dans l’âme, alors comment cette venue nouvelle ne l’esprit se manifestera-t-elle et quelle sera son rôle au regard de l’existence et de l’absoluité divine ? Pour y voir plus clair, il est maintenant nécessaire de distinguer plus rigoureusement la communion mystique de la seconde naissance gnostique. Mais ce n’est pas là chose facile. Rappelons que si le baptême signifie l’entrée dans la communauté religieuse et le début du développement d’un apprentissage, la communion signifie l’accès à la maturité spirituelle et la participation désormais active au sein des rapports interpersonnels vécus au quotidien. L’intériorité subjective du croyant est une âme dans l’ordre anthropologique des esprits. Mais voilà : la seconde naissance signifie le dépassement des limites humaines de la communion, car l’esprit n’est alors plus en rapport avec l’absoluité divine à travers les médiations de sa communauté, mais se trouve intérieurement en relation directe avec l’essence de Dieu.

C’est donc le fond de l’intériorité ou l’intériorité de l’esprit qui naît en et avec Dieu : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. » Est-il possible de vivre de manière non personnelle, ou de sorte que cette affirmation existentielle de soi ne soit plus prioritaire, intéressée, centralisée sur des intérêts anthropologiques positifs, connus ? Autrement dit, s’il est possible de vivre et de développer une présence personnelle uniquement fondée sur les valeurs de l’esprit, alors ce nouveau mode d’affirmation intègre la voie du détachement et du dépassement de soi dans son mouvement, et impose au sujet de traverser et d’expérimenter au quotidien la symbolique de la crucifixion et de la résurrection. Car une telle disposition intérieure exige la mort des intérêts individuels provisoires pour faire valoir et affirmer le principe de l’interdépendance universelle qui en fonde le sens. Nous devons cependant comprendre cet état d’esprit comme absolument positif : il s’agit d’une autre forme d’affirmation personnelle, d’autant plus nécessaire qu’elle se réfère explicitement à la liberté d’action permanente et constitutive de la conscience humaine dans le monde… Ce qui est donc nouveau et décisif dans cette perspective de transfiguration de l’humanité, c’est qu’elle est monadologique et transcendantale : tous les sujets constituent ensemble à travers leurs actes en interaction le sens de leur monde actuel, parce qu’ils sont chacun absolument libres et portés par une nécessité intérieure en genèse incessante. Chaque sujet se développant par l’expérience du monde et l’intégration de son sens à travers une destination universelle.

Comment se traduit une telle transformation intérieure dans la vie quotidienne ? Ou plutôt, quelle est l’efficience pratique de cette nouvelle manière de se vivre comme esprit ? Il s’agit d’une affirmation court-circuitant et refusant comme non pertinente toute stratégie de pouvoir, d’une présence refusant autant de dominer que d’être dominée, cherchant à réduire et neutraliser toute énergie contraire pour la mettre au service du Sens. Cette affirmation se fonde sur l’élévation de l’être soi par-delà toutes sortes de dépendances ou de désertions. Le renouvellement de la vie personnelle émerge de la traversée de la mort : ce qui signifie que le sujet ne se situe plus par rapport à un ancrage existentiel dans le monde objectif, ne cherche en aucun cas à perdurer, à reconduire ou instituer un savoir déjà acquis, mais au contraire ne trouve sa garantie que dans une liberté toujours nouvelle à l’égard de la réalité déjà donnée. Le soi revenu de cette traversée par-delà le connu est donc partiellement absent dans sa présence, puisqu’il ne participe qu’en sachant l’essentielle contingence provisoire de toute réalisation, autant que la nécessité éternelle de toute action engagée pour répondre de l’esprit. Situation qu’un philosophe zen décrivait en ces termes : « Le Moi véritable qui, n’étant lié par aucune forme, est complètement affranchi de toutes les formes, (…) réalise toutes les formes. » C’est pourquoi la voie de la libération par l’esprit exige corrélativement d’être le plus conscient possible et de connaître rigoureusement l’existence concrète au sein de laquelle peut seulement advenir l’éternel présent. C’est uniquement à travers la réalisation de la « servitude ontologique » et en assumant son existence humaine que l’esprit peut accomplir sa seconde destination qui est la transfiguration du monde.

Avec le mode de participation gnostique de la conscience, la personne s’engage vraiment totalement en cherchant à assumer le sens du monde de la vie. C’est au prix d’une prise en charge résolue du destin propre que la liberté est possible. Aucune indétermination extérieure, corporelle ou spirituelle n’est définitive. L’incarnation de l’esprit implique de ne laisser derrière soi aucun échec, aucun inconnu : c’est dans l’actualité présente que le sens est à l’œuvre et à travers cet accomplissement que l’homme engage son destin. Cependant, c’est uniquement après le mouvement de détachement à l’égard de l’individuation naturelle et le passage par l’inconnu et l’absence de toute détermination anthropologique, que l’homme peut renaître pleinement au monde à partir de l’esprit. Cette double exigence a été clairement exposée par Henry Corbin dans son essai sur « Le paradoxe du monothéisme ». Corbin articule les deux approches ascensionnelle et résurrectionnelle en commentant les positions de Maître Eckhart et de Jacob Boehme : « L’âme eckhartienne cherche donc à se libérer pour échapper aux limites de l’être, au nihil de la finitude, à tout ce qui pourrait la fixer ; il lui faut donc s’échapper à elle-même pour se plonger dans l’abîme de la divinité, un Abgrund dont par définition elle ne pourra jamais toucher le fond. Tout autre sont la conception et l’attitude de Jacob Boehme. La libération, il la cherche dans l’affirmation de soi, dans la réalisation du Moi véritable, de son « idée » éternelle…  Donc, tout se trouve inversé : ce n’est pas le Dieu personnel qui est une étape vers la Deitas, vers l’absolu indéterminé. C’est au contraire cet Absolu qui est une étape vers la génération, la naissance éternelle du Dieu personnel. »

g) La vie de l’esprit libre est chaque jour nouvelle et régénérative

Avec cette nouvelle forme « d’individuation », de réalisation personnelle, l’homme découvre en réalité la capacité d’être plus fort que la mort, d’endurer et de surmonter la souffrance, en s’inspirant et se ressourçant dans une énergie spirituelle plus intérieure : qui finalement transcende, relativise et suspend ses limites. Il trouve le courage de ne plus se soucier de soi, et de tout donner au présent. C’est en se crucifiant chaque jour que l’esprit peut réaliser sa vocation, que peut se produire insoupçonnable et inespérée l’illumination du présent. Chez Maître Eckhart comme dans la voie du Samouraï, cela suppose la capacité de tout perdre, de vivre et mourir pour une autre idée de l’humanité, de se dépasser, de ne rien garder pour soi. Se crucifier ne consiste pas à se nier, à amoindrir son humanité, mais au contraire à réveiller une énergie et mobiliser des ressources inédites, pour entreprendre un mouvement de résurrection partagée à même la vie présente. Car c’est uniquement par l’accomplissement libre des actes d’amour que peut avoir lieu le véritable don de la vie (résurrection) et l’illumination intérieure des êtres. C’est par et dans la connaissance de l’amour que l’être se libère de la mort, et entre dans le paradis d’une vie perpétuellement renaissante. « Il ne s’agit pas de croire en Dieu, il s’agit de l’être », résumait Abellio.

Si comme l’énonçait Hegel « L’esprit ne gagne sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans l’absolu déchirement. », cette épreuve de bouleversement existentiel et de modification fondamentale de la manière de pensée, n’est qu’un début, le signe de la venue prochaine d’une autre modalité d’existence. Et l’affirmation pratique décisive de cette autre manière de se vivre soi-même se fonde sur la conviction et l’espérance de passer et de sortir victorieux de la mort avec par la suite la capacité inespérée d’inaugurer une vie plus libre… La liberté de l’esprit se réalise chaque jour à travers l’affirmation du sens et de la positivité souterraine, potentielle et indubitable d’un avenir en genèse, dont l’accomplissement est inévitable. Il y a là un pari, ou plutôt un défi : sans caution extérieure, l’homme affirme que la vie gagnera sur toute négativité. « L’être qui grandit spirituellement se sent plus fort, plus confiant, plus sûr. Les vicissitudes de la vie l’atteignent moins : petit à petit, il se détache des choses et se déprend de lui-même. Il est, tout à la fois, moins vulnérable et plus libre : de là les sentiments de joie, de paix, d’espérance, qui maintenant le visitent plus souvent qu’autrefois et lui donnent la force de supporter les épreuves dans une sérénité plus grande. Moins centré sur lui-même, il peut maintenant s’ouvrir aux autres plus complètement : il peut les accueillir, les aimer vraiment. » (Michel Fromaget, Naître et mourir…, p. 64).

2) Vivre dans l’actualisation de l’éternel présent

« Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, Mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. »

Evangile de Jean, 3, 8.

h) L’homme délivré vivant : « Et voici : je fais toutes choses nouvelles… »

La renaissance a lieu chaque jour : elle actualise le renouvellement de la vie à partir de l’esprit, qui a intégré dans sa démarche l’épreuve initiatique de la mort, et parce que cette traversée dans l’inconnu a été menée jusqu’à son terme positif. Nous pourrions dire à propos du délivré vivant que son attitude est au premier abord incompréhensible et même imperceptible, car elle se formule en relation intérieure directe avec la négativité de la finitude et la mortalité naturelles. A l’exemple du Quichotte présenté par Chouraqui, il se trouve pour ainsi dire dans une situation hors d’atteinte, extérieure, précisément parce qu’elle se constitue et se renouvelle à chaque instant pour affronter la mort et la rendre inefficace. Renaître signifie la capacité désormais acquise de tout percevoir sous un jour transfigurateur, de mettre en œuvre une action spontanément bénéfique. Ce n’est donc finalement pas en se rapportant à l’absolument autre, en cherchant à approfondir une existence se liant à cette Réalité transcendante, et ce n’est donc pas en demeurant dans un rapport de dépendance implicite et de conséquence avec l’épreuve initiatique de la crucifixion que l’homme peut véritablement renaître. Le nouvel homme advient et peut constituer une toute autre vie, absolument personnelle dont les actes procèdent de sa seule initiative intérieure, parce qu’il est lui-même désormais un centre unificateur, de « l’éternel présent » qui se manifeste et se concentre au fond de son être Soi. Autrement dit, l’homme ici chaque jour se relève pour vivre dans une attitude proprement résurrectionnelle inédite. « La seconde naissance n’est pas seulement la découverte dans le temps de notre éternité pourtant déjà là, elle est aussi et surtout la sortie hors du pays de la Servitude et l’entrée dans le domaine intense de la Liberté… » Spinoza de Robert Misrahi.

Nous devons à nouveau rappeler ici qu’une telle situation n’est possible que si le sujet s’était déjà auparavant réellement détaché de toute son ancienne vie, avait adopté une attitude libre à l’égard de son ancrage naturel, de ses intérêts égoïstes et de son souci pour la survie personnelle. La délivrance effective est impossible si l’être est demeuré rivé à soi, à ses préoccupations existentielles, et s’il a donc refusé de traverser l’inconnu, la perte de toute sécurité. A l’inverse, pour l’esprit libéré de soi, désormais dans le quotidien il existe toujours des voies de solution, et l’action elle-même n’est entravée par aucune autre énergie indomptable ou définitive. Chaque jour s’affirmera simplement et spontanément la capacité résurrectionnelle de la vie : fondé et fondu dans cette interdépendance créatrice, il est possible « de se donner soi-même tout entier dans chaque action au lieu de faire semblant de consentir à être homme » (René Daumal). La délivrance résulte d’une connaissance exacte et tranquille, d’une disponibilité sans tourments, d’une sérénité au-delà de toute force humaine, dans un état de présence toujours neuve à soi-même et de constante communion avec le monde, sur le fond d’une entente harmonieuse préalable avec les êtres, quelles que soient les situations. Enfin, cela signifie que tout acte mondain est enveloppé par un entente interpersonnelle, qui est elle-même fondée par et dans la liberté des sujets et l’intelligence transfiguratrice. Si l’action résurrectionnelle n’est possible que grâce à cette liberté d’esprit s’accordant avec les autres dans la réalité du monde, inversement ce n’est que si cette action s’accomplit que l’esprit réalise son œuvre et que le monde comme tel prend un sens transcendantal unifiant.

La phase unitive est non duelle et intégrative, puisque dans son actualisation elle réconcilie les voies précédentes alternatives objectivistes et subjectivistes, ou purement naturaliste et spiritualiste. C’est pourquoi elle semble paradoxalement ne plus se soucier de la négativité, ne pas prendre en compte la mortalité anthropologique et la renaissance de l’esprit. L’expérience d’unité consiste en un saut transcendantal, repose sur un acte de détachement plus radical, dépassant, assumant et annulant à la fois la nécessité et la raison extérieure du détachement. Par ailleurs, ce qui peut paraître surprenant, voire utopique et invraisemblable, c’est qu’il s’agit au fond de rendre possible la réalisation de l’au-delà ici et maintenant, d’ouvrir l’accès dès aujourd’hui à une expérience intérieure de l’absolu résolvant, achevant et fondant l’existence de l’homme. Si dans un premier temps l’homme vit dans l’objectivité du monde en l’absence de l’esprit, et si en second lieu il nie la prévalence du monde au profit de la pure spiritualité, il importe de traverser l’abandon de ces deux impasses par le détachement pour que l’intériorité se rende disponible et puisse découvrir la vérité de l’interdépendance universelle. C’est seulement après la traversée du désert dans l’inconnu apophatique, et la naissance de l’étincelle divine au fond de soi, que l’esprit peut réhabiliter humblement le flux transcendantal de la vie absolue, y trouver le sens de son être et le manifester autour de lui.

A partir de cette expérience unifiante résolutoire inédite, se renouvelle toute vie, peut se produire une régénération du mode d’être soi et de l’attitude personnelle. A la limite, si l’existence humaine doit être assumée en tant que destin personnel dans le monde, lorsque le sujet s’unifie comme Soi dans l’expérience de l’éternel présent alors il est entièrement fondu et fondé dans la Déité : sa vie ne lui appartient plus. L’homme est en quelque sorte en permanence au cœur de la Vie et ne pourra plus jamais en sortir, puisqu’il en connaît la loi, la source, le mode de régénération perpétuelle. Situation étrange ou paradoxale que Eric Geoffroy avait clairement exposé en ces termes : « ayant consumé ses attributs individuels, l’initié « subsiste » désormais en et par Dieu… A l’ivresse de l’immersion en Dieu succède la sobriété qui permet à l’initié d’être à la fois avec Dieu et avec le monde… il réalise sa servitude ontologique en même temps qu’il se met au service des hommes. » (Initiation au soufisme, p. 28.) Mais ce qui est décisif, ce qui explique que cette situation soit possible, c’est que le Soi éveillé ne se réfère plus à la vie divine comme à une réalité extérieure, il n’est pas dans un état de dépendance à l’égard d’une puissance spirituelle qui le dépasse, mais en a au contraire intégré la manifestation et actualise son énergie à partir de Soi. Se sachant par ailleurs déjà « sauvé », déjà en contact et inspiré par l’Esprit dans ses propres actes, il participe pour ainsi dire spontanément au déploiement de la vie, sans avoir besoin de le chercher hors de soi.

i) De la communion à la régénération : la résurrection s’accomplit en corrélation avec la transfiguration du monde, devenant autre du fait de la vie intérieure des sujets.

L’autre dimension de la réalité humaine, qui n’apparaît que si et lorsque l’esprit se détache de ses ancrages naturels pour envisager une nouvelle approche, se révèle lorsque les sujets précisément se reconnaissent et se découvrent capables d’une vie plus libre, plus intègre et plus en accord avec le plus propre de leur humanité. Le monde transcendantal appartenant à la vie intérieure des sujets, ce monde qui ne se constitue et n’est perceptible qu’à travers l’expérience de la présence à soi de l’esprit, est rigoureusement le lieu et le mode de l’harmonisation des consciences, d’un retour à soi rendant possible précisément la rencontre d’intériorités autrement séparées au milieu du monde des corps et des âmes parmi les processus objectifs secondaires. Cette vie en rapport avec l’absolument autre qui se manifeste dans l’expérience de l’éternel présent, appelle le sujet autant qu’il l’attend, chacun peut la découvrir en soi en même temps qu’il en crée la venue prochaine. Nous pourrions dire que le sujet ne s’éveille à cette possibilité en lui que parce qu’il rencontre une réalité qui lui révèle son pouvoir et l’appelle en retour à accomplir sa transfiguration. De sorte que l’on ne sait plus du tout au fond pourquoi et comment sa finale révélation éclairante a lieu : si c’est du fond du sujet ou tout à fait au-delà de soi que cela se produit. Comme dit le proverbe : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »

Le mouvement d’actualisation de l’éternel présent n’est possible que sur le fond d’une expérience personnelle d’unification, qui est tout à la fois de communion participative avec le monde des autres sujets et d’intériorisation concentrée au fond de soi. Autrement dit, dans cette expérience, l’ensemble de la réalité vécue et des rapports intentionnels intersubjectifs sont emportés et refondus dans un mouvement de réintégration et de reformulation de l’attitude personnelle. L’esprit ne peut précisément trouver de véritable actualisation, et donc de renaissance au monde, que lorsque son expérience de communion intime avec les autres êtres se métamorphose soudain en expérience du Présent éternel. Autrement dit, cela signifie que c’est uniquement dans l’expérience de l’éternel présent et de la réalisation ici et maintenant que le Soi peut se vivre en communion avec les autres sujets et la totalité vivante du monde environnant. Ce qui est par donc décisif, c’est que cette unification purement intérieure peut s’accomplir en sa réalité essentielle sans que les sujets contemporains s’en aperçoivent. Cependant, parce que cette manifestation transcendantale de la vie de l’esprit est accessible par intuition intellectuelle, d’autres subjectivités peuvent toujours en accompagner ou poursuivre la venue, en intérioriser le sens pour y fonder une existence nouvelle. L’événement de la « nouvelle naissance de l’homme dans l’Esprit » peut avoir dès lors une efficience pratique révolutionnaire ou résurrectionnelle sans précédent, si la communion transcendantale réciproque entre les esprits vivants est effective et provoque la transformation effective des rapports entre les hommes dans leurs existences.

j) La liberté toujours nouvelle des actes de l’esprit : le sens du monde devenu autre.

« L’homme sage ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa pensée est une méditation non de la mort mais de la vie » (Spinoza). Dans le même sens, l’esprit vraiment vivant ne pense à rien de plus qu’aux conditions d’accomplissement de sa vocation, et ne cherche qu’à réaliser sa liberté dans le monde, autrement dit, à favoriser l’éveil du sens de cette libération essentielle et à partager la possibilité d’une transformation intérieure. Car il est impossible ou illusoire de susciter l’émergence de l’éternel présent dans un monde de mortalité radicale qui en refuse la venue. Seul le Christ peut créer les conditions d’accomplissement de sa propre venue. Aucun élan de liberté intérieure ne saurait aboutir dans un univers qui en annule tous les possibles. C’est pourquoi, à l’instar de la Shekinah de la tradition hébraïque, le Soi ne peut vivre une résurrection quotidienne que sur le fond d’une communion véritable au présent, au sein d’une communauté essentiellement ouverte, interrogative, se fondant sur l’éveil des consciences et leur capacité à se libérer de leur finitude. Par conséquent, cette nouvelle présence ne peut se réaliser que si elle est perçue et reconnue par les autres subjectivités fondatrices du même monde de liberté, ou encore elle ne peut devenir pleinement effective qu’en transformant les rapports naturels de l’homme à son monde. Tout simplement parce que l’affirmation de la finitude radicale et de l’indépassabilité de l’horizon du monde naturel engendre la négation de la vie intérieure la plus propre, puisque la capacité de libération et de transformation de sens du monde est ignorée comme telle, n’est pas comprise en tant que nouveau pouvoir permettant à l’humanité de se donner un autre destin.

La liberté est effective lors de la réalisation d’une autre attitude, par la mise en œuvre d’une présence qui instaure et assure la vie nouvelle. C’est par le plein accomplissement de sa vocation que l’esprit vient au monde à chaque fois, en intégrant toute visée secondaire dans sa destination et en réduisant toute force contraire dans l’actualisation de la gnose transcendantale. Ce qui signifie que le discours demeurant à l’état d’intention purement hypothétique tant ne prend pas en charge l’accomplissement du sens de ce qui a été découvert dans l’éveil. La liberté consiste au contraire à engendrer une autre pratique et à vivre selon la loi de l’esprit. C’est au fond à travers une véritable transformation existentielle concrète que l’éternel Présent devient réel, que l’esprit peut à la fois montrer son pouvoir aux autres sujets et s’assurer de sa véracité à ses propres yeux. Maintenant, nous pourrions dire que la vie nouvelle, inspirée par la présence divine à l’intérieure de soi, se manifeste lorsque le sujet vit ses actes sous le signe de la transfiguration, comme étant habités et enveloppés par la lumière : ils sont inédits, uniques et renvoient au Sens absolu. Cette liberté résurrectionnelle consiste alors à révéler des ressources insoupçonnées, à ouvrir de nouvelles voies à partir de l’expérience acquise et de la connaissance de la capacité humaine à inventer un autre avenir. C’est donc essentiellement à travers une attitude créatrice permanente, cherchant à assumer et intégrer dans son mouvement le quotidien, que l’esprit prouve sa capacité effective d’harmonisation et de dépassement de la finitude. Enfin, bien que le mode d’actualité et de participation du Soi transcendantal soit à la fois invisible, verticale et transhistorique, il ne peut venir au monde qu’en se donnant soi-même tout entier dans chaque action, en affrontant librement la négativité pour y mettre en œuvre une créativité ex nihilo toujours inédite.

k) Le Soi transcendantal en communion avec le monde dans l’éternel présent.

Assumer le discours dans la vie quotidienne, dépasser le détachement par la réalisation dans l’éternel présent, signifie non plus se positionner par rapport à un discours, mais uniquement du point de vue de la réalisation spirituelle. Ce sur quoi insiste explicitement l’esprit du bouddhisme : « La vie en état d’Eveil, loin d’être une évasion, est une vie où l’esprit est à son maximum de tension, d’intensité et de lucidité. Cette actualisation de Prajna dans la vie quotidienne, où l’esprit réalise toutes les formes parce qu’il n’est lié par aucune, se traduit d’abord par une extraordinaire liberté du geste… L’essence du Zen réside dans le fait que la conscience est entièrement dans chaque action qui est effectuée, précisément parce que tout est saisi dans la même lumière de l’Eveil, qu’il n’y a plus de différence entre nirvana et samsara, le monde de l’Esprit et le monde du quotidien. » (La mystique des maîtres du Tch’an). Cela implique comme y insistait Natalie Depraz, de vivre ses actes par-delà toutes les formes d’attitude mystiques abstraites.

A travers l’actualisation de la vie transcendantale unifiée au cœur du monde, le Soi est vraiment lui-même. Il se reconquiert et se trouve alors en pleine possession de sa vérité ontologique, de sa liberté essentielle. Autrement dit, jusque là l’homme était perdu dans le monde, oubliait sa vocation personnelle authentique, ou se méconnaissait en se référant à des systèmes symboliques religieux ou autres. Ce n’est qu’au terme du processus de réappropriation de soi et par la mise en œuvre d’une autre attitude conforme au renouvellement de la vie de l’esprit, que le Soi est pleinement présent. « La gnose est une expérience, ou se réfère à une expérience intérieure appelée à devenir un état inamissible, par laquelle, au cours d’une illumination, qui est régénération et divinisation, l’homme se ressaisit dans sa vérité, se ressouvient et reprend conscience de soi, c’est-à-dire, du même coup, de sa nature et de son origine authentique ; par là il se connaît ou se reconnaît en Dieu, connaît Dieu et s’apparaît à lui-même comme émané de Dieu et étranger au monde, acquérant ainsi, par la possession de son « moi » et de sa condition véritables, l’explication de sa destinée et la certitude définitive de son salut… » Henri Charles Puech.

C’est dans et par la mise en œuvre pratique que s’opère la réconciliation des contraires dans l’unité du présent. D’après le tetralemme de Lin-tsi, la solution dernière consiste à réhabiliter ensemble le sujet et l’objet, le monde de la vie et le sujet transcendantal se fondant et s’apportant mutuellement, loin de toute suppression ou fuite dans l’expérience mystique de l’absolu. Il s’agit de passer au-delà de la crucifixion, pour établir une relation directe avec la Vie qui précède et perdure à travers ou par-delà toute mortalité. En ce sens, comme le précisait Raymond Abellio, l’entrée dans l’éternel présent et l’actualisation de l’esprit par la seconde naissance signifient aussi la « mort de la mort », c’est-à-dire la mise en œuvre d’une autre spontanéité immédiatement résurrectionnelle. Cependant, une telle attitude n’est possible que si l’homme a accompli son initiation, s’il a intégré le principe du détachement de sorte à pouvoir le réactualiser à chaque instant. Cela suppose donc la capacité d’entrer de soi-même, en parcourant intérieurement les phases clés de l’ascèse, dans la dimension transcendantale du monde transfiguré. Le gnostique est alors capable d’être lui-même en étant chez lui partout, rien ne pouvant contrevenir à sa propre venue en présence. Situation qui rejoint l’idée d’une autre spontanéité de l’esprit, réduisant et remplaçant celle de l’homme de chair : « spontanéité seconde ou dernière…, non plus antérieure mais postérieure au long cheminement de la réflexion… Je n’appelle créateurs que ceux qui sont capables de faire naître ce pressentiment quand ils le veulent. » (Abellio, Ma dernière mémoire).

II)La communion des esprits et la régénération du présent vivant

« Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire… Centre fixe aussi, qui se déplace, s’il est véritable, en restant le même et en devenant toujours plus central, plus dérobé, plus incertain et plus impérieux. Celui qui écrit le livre l’écrit par désir, par ignorance de ce centre. »

Maurice Blanchot.

« Témoigner de la vérité, c’est donc devenir ce que l’on est, mais que l’on n’imaginait pas être, en étant libéré de l’enfermement en soi par la vérité elle-même, qui n’est jamais objet, mais toujours événement. »

Emmanuel Housset, L’intériorité d’exil.

1 – L’épreuve de la découverte de soi : la dimension du sens par-delà l’ego.

Selon une nécessité intérieure personnelle, chacun est naturellement centré sur sa propre volonté, affirme son pouvoir être pour mettre la vie en œuvre, et cherchant à asseoir son droit au bonheur et à développer ses pouvoirs sur le monde. Nous tournerions alors indéfiniment au milieu des processus objectifs, dans l’ignorance de toute perspective plus vaste, si certaines expériences décisives n’ouvraient en nous une autre dimension. Le monde de la vie nous entoure de toute part, les autres sujets communiquent et nous appellent, font naître des projets d’avenir, promeuvent transmettent des élans de liberté, chacun œuvrant au déploiement d’une destination irréductiblement personnelle. Cependant, en retrait derrière les apparences, nous sommes du fond de notre être ouverts sur l’infini, lorsque nous nous rapportons aux autres êtres et nous dépassons vers l’avenir et l’inconnu. A chaque instant nous sommes dans la vie par-delà le possible, en affirmant une présence décidément singulière et sans garantie, toujours neuve sur son chemin.

En découvrant ce qui précède et excède sa propre existence, le sujet ne peut désormais plus se revenir, se recentrer sur soi, se poser soi-même et référer la vie à une rationalité indépendante. A travers l’épreuve de l’altérité avec tout ce qui ne lui appartient pas, l’homme ne peut plus se retrancher ou sécuriser ses actes par la seule maîtrise d’une existence fermée à tout imprévisible. Si un être peut se recentrer sur soi, c’est uniquement par défaut ou par ignorance de ce qui le constitue par essence, car il ne peut s’autonomiser et se développer en lui-même que sur le fond d’une participation à l’infinité de l’interdépendance universelle, ne manifeste une présence personnelle qu’en se rapportant à tout ce qui lui est autre et le lie au sens passif du monde. Le monde dans lequel la vie se redéploie ne peut non plus être fondé sur une instance ontologique séparée : il est suspendu par les possibilités encore à venir que l’homme porte en lui, et qui en assurent la continuité, la mobile cohérence.

C’est par l’intensification des rapports entre les êtres que s’amplifie la conquête du sens et l’intégration de la vie objective. Il y a une circulation interne à la vie du sujet, une intensification du sens de son expérience, par l’intégration et l’intériorisation de la réalité intentionnelle, et par là une émulation réciproque du corps et de l’esprit, en laquelle émerge et se constitue finalement un pouvoir créateur, détachant et fondant l’être du soi personnel dans le présent vivant. L’expérience qui fonde et ancre finalement le soi dans la Présence, qui en même temps l’unit au monde et le sort de ses attaches mortelles, s’accomplit à la fois et corrélativement dans l’amour et la connaissance.

Le sujet ne peut plus revenir à soi : depuis la naissance, il faut désormais parcourir le monde et se remplir d’expériences, ce qui signifie sortir de soi et se mettre à l’épreuve de la passivité, de la négativité et de l’altérité, faire l’expérience de toute réalité pour en intégrer le rapport, et ainsi se transformer soi-même pour accéder à une nouvelle vision. Alors seulement, regardant la mort en face, l’homme pourra méditer le sens de cette vie pour le réduire à l’essentiel. Il ne se reviendra donc jamais qu’après avoir intériorisé en lui tout rapport intersubjectif pour constituer une présence vivante absolument unique et ouverte sur l’infini renouvellement de sa venue.

2 – L’expérience de l’absolument autre : la mise en abîme du monde.

Plus aucune caution ou consolation extérieure ne sera jamais possible. Nous avons vu toutes les terres promises et nous survivons. Mais du fond du Néant, toutes limites atteintes, et tout pouvoir de maîtrise naturelle devenu manifestement inefficace dans le domaine des valeurs de l’esprit, surgit imprévisible, venant d’ailleurs, la lumière de la Sagesse éternelle (Sophie). Je ne suis venu au monde que pour la chercher, pour en témoigner, pour que mon existence en soi désormais le lieu. Mais cette source de délivrance est également une épreuve implacable : l’homme ne peut la percevoir et la rencontrer qu’après la traversée du désert.

D’après Lévinas, l’absolument autre se manifeste dans l’horizon du monde à travers la rencontre du visage humain. Il en va de même dans le mystère d’une transmission initiatique, par laquelle le sens de la révélation intérieure se communique : ce qui est pour le moins étrange et improbable, puisque ce qui est alors rendu possible est un événement intérieur qui donc peut se produire à l’écart et au-delà de toute communication entre les êtres. La dette ou reconnaissance envers la manifestation infiniment inattendue de la Sophia, ne peut être simplement adressée comme une rétribution envers un être humain naturel. Car il s’agit de répondre d’un pouvoir insoupçonné que ce don a réveillé, d’assumer une possibilité qui a émergé mais qui était imprévisible. La gratitude ne peut donc être témoignée que comme révélation d’une différence inconciliable, d’une lumière qui est incompréhensible dans les faits. Comment n’en serions-nous pas reconnaissant envers cette venue imprévisible d’un sujet absolument autre provoquant une épreuve de détachement au cœur de la vie, qui rendit possible le développement d’un autre rapport à ce qu’elle ne contient pas ?

Car la Sagesse éternelle enfin, « c’est Sophia, c’est-à-dire… la déesse gnostique, symbole de la connaissance supra-intellectuelle. (…) La durée contingente est suspendue, car l’essentiel a été atteint : la vie et la pensée en Dieu. », résumait Roger Payot, (Jean-Jacques Rousseau ou la gnose tronquée, p. 138). La Sophia n’est jamais donnée, toujours fugitive et inestimable. L’homme vit alors en état de transfiguration. Il n’y a plus d’obstacle ni de conflits irrémédiables : tout fait et tout événement sont intégralement contenus, réduits et fondus par et dans le rapport à l’absolument autre. Ne demeure et ne s’affirme perpétuellement que cette expérience d’ « unité sans rapport » à « l’absoluité » énigmatique, à l’Ungründ – par l’intermédiaire de l’expérience présente et vivante d’une autre subjectivité. «C’est afin que l’éclair jaillisse que deux nuages se rencontrent. », énonçait Sénèque en citant un proverbe étrusque (selon Abellio).

3 – La disparition de toute réalité extérieure : de la mystique à la gnose.

Maintenant, si l’expérience d’ouverture et d’intuition de l’Infini qui a lieu dans l’amour peut se prolonger en élevant l’esprit vers la connaissance, l’éveil intérieur de la conscience porte le soi au-delà et le détache de son expérience unitive. « l’éveil progressif de l’Intellect dans l’homme », par lequel il se constitue finalement comme autre tout en participant à une interdépendance universelle dont il n’est que le témoin, se fonde « sur la prise de conscience d’un élément proprement supra-humain qui est posé comme appartenant pour ainsi dire naturellement à l’homme. », rappelait Georges Vallin, dans son essai Voie de gnose et voie d’amour, (p. 57).

Autrement dit, il y a indéniablement une rupture de niveau, ou plutôt un saut transcendantal à opérer, et par conséquent une modification du regard et des rapports pour entrer dans une nouvelle dimension de l’être, à vivre pour accéder à ce qui dépasse et intègre l’existence anthropologique finie. Il y a pour tout dire une nécessité de traverser des épreuves existentielles, une terrible nécessité initiatique de la mise en question radicale et mortelle du moi, par laquelle seulement le sujet s’éprouve, se dénude et intérieurement se transforme, découvre le fond de soi qui résiste aux contingences trop humaines. C’est à ce prix que se réalise une véritable conversion intérieure, que l’esprit s’ouvre à sa vocation et que devient perceptible la signification de la « métamorphose existentielle ».

Ce qui distingue l’amour et la connaissance n’est donc pas la qualité de l’expérience unitive, car ils ouvrent également sur la perception d’un au-delà du monde. Mais c’est l’épreuve initiatique de l’éveil de l’esprit, qui fusionne et se dissout dans la totalité universelle et indifférenciée de la présence dans un cas, mais qui se ressaisit et se concentre pour faire émerger un nouveau pouvoir dans l’autre. C’est en ce sens que Raymond Abellio avançait une comparaison significative : c’est cette dialectique que l’on voit « à l’œuvre dans la distance qui sépare la communion chrétienne de la fusion unitive des bouddhistes : la seconde supprime toute frontière entre l’homme délivré et le Tout, la première laisse l’homme distinct de Dieu tout en l’élevant à lui. » (Les Militants, p. 51.)

4 – La corrélation non-dualiste du sujet et du monde : tout peut prendre sens.

L’une des leçons de la phénoménologie est que tout se joue à l’intérieur de l’homme : « il n’y a à proprement parler aucun acte extérieur. », disait Eckhart. Toute vie est traversée et portée par une intentionnalité passive ou explicite de l’esprit, l’homme passant constamment de l’expérience de la genèse passive à la constitution active du sens de la vie. C’est pourquoi, il n’existe plus d’opposition mais un perpétuel mouvement d’unification au milieu de l’expérience de la dualité. L’humanité, entre les deux repères essentiels, les deux domaines corrélatifs de sa réalisation que sont l’expérience naturelle et vivante du monde et la méditation transcendantale, oscille et passe sans rupture décelable, de l’absence encore innommable à la détermination d’une clarté nouvelle, de l’expérience de l’absolument autre à la prescience d’un avenir lumineux. Actualiser désormais dans sa vie la non-dualité signifie tout simplement que tout a un sens, parce qu’il n’y a pas d’autre réalité que l’esprit : si l’esprit ne participait pas d’abord et depuis toujours à la vie à l’œuvre jamais donnée mais toujours en cours de réalisation, alors l’homme ne participerait pas ni surtout ne pourrait se ressaisir et prendre une distance intégrative à l’égard de son expérience.

Chaque acte est nécessaire, il n’y a plus d’exclusion possible. L’esprit ne vit pas en harmonie avec une réalité déjà constituée, immédiate et extérieure à soi, mais plutôt dans un rapport de non opposition et d’ouverture au mouvement global de la présence auquel il participe. Si lorsque l’esprit émerge il se distingue et s’oppose spontanément à ce qui n’est pas lui pour se conquérir, et si ensuite il se concentre obstinément sur le développement et l’affirmation de son propre règne en ignorant donc tout ce qu’il présuppose, à la fin de son parcours cette négation doit être réduite et dépassée par l’adoption d’un autre regard et la réintégration de toute réalité, ce qui suppose résolument l’abandon de toute attitude subjectiviste séparée. « C’est qu’en effet celui qui est pleinement éveillé est conscient de ce que les deux mondes, celui de la conscience ordinaire et celui de la conscience éveillée, ne sont pas distincts. Ils ne sont des mondes séparés que pour ceux qui ne sont pas encore éveillés. », synthétisait Christine Young-Merllié à propos de l’esprit du Bouddhisme Zen.

De même, l’approche inaugurée par la phénoménologie de Husserl repose sur une transformation conséquente du regard. Il s’agit d’un renouvellement de l’expérience de la réalité à sa source. Le contenu de l’expérience n’est pas nié mais révélé par ce nouveau regard, qui envisage « la donation de l’infini à même la phénoménalité des phénomènes. (…) Comment faire apparaître ce qui m’est dès toujours donné comme infini ? » Natalie Depraz (Edmund Husserl, Adversus haereses mystikes ?). Vivre en état de non-dualité signifie par conséquent relativiser et référer infiniment toute donation, action ou signification objectives, se manifestant dans le présent du monde, dans la perspective d’une constitution à venir de la genèse du sens, à l’intérieur de la méditation infinie des sujets de la communauté transcendantale.

5 – Devenir soi-même autre à travers la mortalité : vers une « seconde naissance » ?

Enfin, si en un sens l’esprit ne peut pas mourir, c’est que là où il se manifeste il n’y a plus « personne ». Ce qui demeure énigmatique, par conséquent, est cette possibilité de la venue de l’esprit, qui déploie sa nécessité à travers et en dépit, ou même à la place de la volonté individuelle. C’est ainsi que, en vertu d’une logique transcendantale téléologique qui traverse, englobe et mobilise quoi qu’il en pense le fond de son être monadique, ce qu’un homme ne veut pas faire selon la conscience de ses intérêts naturels, il peut être amené à le réaliser malgré lui du fait de la nécessité des implications intentionnelles dans lesquelles il se trouve engagé : « tu feras contre ton gré ce que tu ne voudrais pas, par égarement, faire », rappelait le chant XVIII de la Bhagavad Gîtâ. C’est en quelque sorte en accord avec cette loi immanente et imperceptible du destin qu’un homme se met en quête pour ainsi dire parce qu’il a déjà connu l’intuition d’une autre réalisation possible, et que l’esprit avance donc sans le savoir vers une présence encore impensable.

Et même, que la vie se mesure au scandale et au tragique d’une vérité émergeant dans l’expérience du négatif : « c’est que le sacrifice suprême » advient lorsque l’absolu « se soumet librement à la mort pour se relever », rappelait Jean-Louis Vieillard-Baron. Dans la conscience de cette insondable énigme, de l’abîme d’être en soi une subjectivité fondée dans le rapport à l’altérité du sens absolu, le soi redécouvre la vie qui le porte dans un infini dénuement. Dans l’esprit des méditations de Maître Eckhart, c’est lorsque le soi est absolument détaché de tout rapport extérieur à soi que la vie transcendantale immanente, participation intersubjective universelle, émerge au fond du sujet et y déploie une vie nouvelle. La question est donc de savoir « comment il faut comprendre la centration égoïque dans l’implication intentionnelle dans le présent vivant… originaire constamment constitué de la « simultanéité » absolue de toutes les monades… », déclarait finalement Husserl dans un aperçu synthétique en 1933 (manuscrit E III 5, intitulé « Téléologie universelle »).

C’est par une nouvelle forme de communication vivante avec le monde que le Soi intègre et réduit à l’essentiel son expérience naturelle. L’assomption quotidienne passe par une communication explicite, dévoilant les implications intentionnelles passivement adoptées ou ignorées, et ensuite par un mode de présence plus clair et cohérent, simplifié et sans détour. Aucune expérience singulière n’est isolée, puisqu’elle est spontanément reprise et intégrée dans le mouvement global de la vie intérieure. Mais alors, « est-il en mon pouvoir de m’emparer du désordre apparent de la vie quotidienne, tant physique que psychique, de le maîtriser par la seule clarté de l’esprit et d’en faire apparaître l’ordre caché ? », s’interrogeait justement Raymond Abellio, au début de son journal, Dans une âme et un corps. Ce qui importe avant tout est alors de court-circuiter les interférences et les forces de dispersion, par la mise à jour des significations eidétiques participant aux situations effectives. Le pouvoir de désignation des essences est alors déterminant, car il permet enfin d’illuminer de l’intérieur l’incarnation temporelle de la réalité.

Par la suspension de toute appartenance propre, l’esprit se ressource et développe une nouvelle capacité d’accueil et de communication immédiate au monde. Tout fait objectif se convertit en conséquence ou point de départ d’une relation intersubjective dynamique. Le sujet ne sera plus jamais référé à soi ou à une quelconque réalité formelle ou finie. Cependant, cela ne signifie absolument pas qu’il puisse être indifférent à ce qui arrive concrètement dans l’existence. Au contraire, sa responsabilité envers le sens est infinie, mais cette prise en charge se manifeste désormais par une élucidation et une clarification du sens de sa présence au monde. La présence vivante de l’esprit est constitutivement inter-subjective et inter-objective, elle consiste à ressaisir constamment la manifestation pour en exprimer le sens apodictique originaire. Ce qui distingue définitivement la vie gnostique de toute rationalité positive ou mystique est précisément ce travail de réappropriation et de réduction du sens de sa propre expérience. C’est rigoureusement par cette ascèse réintégrant la vie anthropologique que l’esprit s’assure de sa démarche et régénère sa praxis, renouvelle perpétuellement sa venue.

6 – Communion des esprits et régénération du présent : une autre vie à venir.

L’incarnation de l’esprit est l’épreuve concrète corrélative à la constitution intersubjective du sens du monde. Le plan du discours ou des projets téléologiques ne peut trouver son accomplissement que par la mise en œuvre pratique. Tout acte peut servir de base pour une reprise future, pour un renouvellement ou un approfondissement, le résultat provisoire précédemment obtenu devenant l’index d’une méditation ultérieure. Cela dit, à l’inverse de cette perspective fondatrice, le désaccord ou la rupture de contrat entre les êtres introduit en quelque sorte une « crise téléologique », empêche ou désorganise la prise de décision et la réalisation pratique. Du point de vue strictement logique transcendantal, la mésentente entre les sujets rejoint l’expérience de l’inachèvement de toute forme d’objectivation. C’est précisément lorsque l’intersubjectivité est absente que les esprits ne peuvent convertir le sens de l’expérience, ne peuvent se détacher d’eux-mêmes et de leur monde, que l’incarnation échoue.

Il faut en quelque sorte envisager une résolution gnostique et existentielle. C’est au cœur de l’expérience du négatif que ressurgit et s’affirme la force et la nécessité de l’esprit. La traversée de certaines épreuves constitue comme une ascèse ou un purgatoire au cours de l’existence, pour la prise en charge de la finitude du destin propre, et ce « calvaire » conduit à un dénuement, au détachement. C’est dans l’immanence de l’expérience de la vie que le souci pour le sens se réveille, et que la dimension téléologique ou intersubjective de la vie se reconstitue en son exigence, ce qui peut finalement provoquer un retour à soi plus radical de l’esprit. Jan Patocka exprimait que l’homme spirituel ne fuit pas les expériences négatives, mais au contraire développait un nouveau savoir à l’intérieur d’elles.

La conscience humaine naturelle se contente bien de l’auto-aperception intentionnelle de soi et de ses extériorisations spontanées dans les actions concrètes, du prolongement et de la confirmation de cette certitude première par la maîtrise de l’objectivité du monde. La vie déploie pour ainsi dire naturellement son règne en extériorisant infiniment son intention et en multipliant son assise dans les réalisations empiriques : elle s’ignore alors comme telle puisque tout lui renvoie sa propre image. Sur cette assise ontologique centrée, constamment confirmée dans l’humanité déployant sa vérité dans le présent du monde, comment alors les sujets pourraient-ils se ressaisir, court-circuiter la traversée des apparences pour percevoir les ténèbres extérieures et la lumière intérieure, et découvrir l’exigence d’une révolution transfiguratrice de la réalité à sa source ?

Le détachement ne suffit pas, il doit être suivi par la réintégration du Soi dans le monde : l’épreuve de la visée de la « sagesse » - de la philosophie -, dans la négativité réelle. Aussi la recherche d’une actualisation transcendantale de la connaissance au cœur de la vie, ne peut-elle se satisfaire du développement logique discursif d’une raison séparée, fût-elle « absolument cohérente » en son auto-fondation. Et le gnostique ne peut-il non plus accepter, corrélativement, l’aliénation et le sacrifice de son individuation corporelle par les processus de nihilisme objectif. Car le corps et l’âme doivent au contraire être réunifiés et mis au service de l’esprit, et non pas détruits pour une cause naturelle.

Avec la mise entre parenthèses de la vie personnelle anthropologique, de toute centration égologique que ce soit, le « sujet » réduit à sa plus pure intériorité, au Soi qui ne lui appartient pas, n’est plus en opposition avec une réalité déjà supposée du monde. Plus encore : c’est seulement à partir de cette désactivation ou neutralisation de l’âme – du moi - que l’esprit peut se manifester lui-même au cœur et à travers le corps. C’est alors que le corps devient lieu et moyen d’une autre forme de communication immédiate, entre les esprits et le monde en devenir. Ce qui est décisif, car l’expérience du rapport apophatique à l’unité du sens, le vécu de la non dualité entre l’homme et le monde, doit pouvoir se réaliser à partir et à l’intérieur de soi. L’esprit doit pouvoir réintégrer et s’approprier le mouvement de sa propre genèse pour régénérer le sens de sa venue au monde, pour être à l’origine de ses actes : le « présent vivant » de la phénoménologie de Husserl.

Le détachement se dépasse lui-même, lorsque s’éveille en lui l’intériorité vivante et que le souffle de l’esprit inspire alors à travers lui la communion avec tout ce qui se présente. Avec la communion, tout redevient possible. Mais aussi, toute la vie se retrouve en cours de transformation, de clarification et de recommencement. Il y a au fond une intensification réciproque, une co-implication et une co-générativité de la communion et de la résurrection, de l’union à l’autre et de l’émergence d’un autre présent, ou de la voie d’amour et de la voie de la connaissance. Le problème qui se pose, dans l’idée d’une communauté des soi transcendantaux en interaction les uns avec les autres, crucifiant leurs existences respectives dans le monde et se donnant réciproquement la possibilité d’en transfigurer le sens global : cette « communauté gnostique » en un sens n’est plus mondaine, temporelle, interpersonnelle, car elle précède et excède toute manifestation perceptible sur le plan empirique objectif. Elle signifie et réalise en quelque sorte la fin et la disparition de la communauté anthropologique, l’accès à une autre dimension de l’être. Cette nouvelle forme de participation est à la fois faite de transparence et d’indicibilité, perpétuellement présente elle est néanmoins invisible, ou plutôt sans localisation finie.

La communauté transcendantale est d’un autre ordre que la vie historique communicationnelle, ou corporelle personnelle. Cela n’est compréhensible que si et parce que, dans cette disposition intérieure de détachement à l’égard de soi et du monde, dans le mouvement de mise en relations réciproque intentionnelle, il n’y a plus de séparation extérieure, plus de dualisme phénoménal, mais au contraire une seule et unique vie monadologique absolue, qui relie immédiatement et englobe toutes les monades subjectives. Par le détachement intérieur des esprits, la mise entre parenthèses de l’indépendance des sujets, naît et se formule la communion transcendantale, qui rend alors possible la régénération du présent vivant « dans » le monde. Aussi, la constitution d’une communauté transcendantale d’esprits libres, la mise en œuvre pratique d’une recherche intérieure partagée sont déterminantes : l’accomplissement est ici synonyme d’harmonisation entre tous les êtres et de réunification de toutes les destinations individuelles au sein d’un univers monadologique absolument sensé.