Heidegger : “Der Feldweg”

Jean-Luc Spinosi

Dans un court récit, le marcheur décrit simplement le chemin. Nulle complexité conceptuelle ne vient hanter le “passage”, il suffit de lire ou de s’avancer sans que la compréhension se heurte aux difficultés que le penseur sème parfois sur sa route. Le chemin de campagne est d’un bon secours quand se pressent les énigmes, est-il dit, celles-ci sont gravées sous un grand chêne .C’est là que, à la lisière de la forêt, commence le chemin, cette voie sinueuse que nous allons emprunter. Ainsi c’est la pensée elle-même qui s’envient sur le chemin, mais de la même manière que le paysan s’en allant faucher les blés ou les herbes. Le chêne est l’arbre de la réminiscence, il entraîne et ramène les pensées à l’enfance, à des souvenirs qui enracinent. Y aurait-il là le même effet de quasi éternité, nous liant à une mémoire qui serait le lieu d’essences presqu’éternelles, comme nous y conviait l’auteur de “A la recherché du temps perdu”? Le chêne dit cependant que “croître signifie: s’ouvrir à l’immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans l’obscurité de la terre”. Si l’homme est dispose à l’appel le plus haut du ciel et à demeurer sous la protection de la terre qui porte, dès lors s’affirme la notoriété de l’authentique et du vrai. Le chêne dit tout cela au chemin et celui-ci donne à qui le suit don dû. Le chemin rassemble l’être de ce qui est autour de lui, il livre la plénitude du monde pour qui s’exprime le Même ou le Simple à chaque instant. Mais plus encore, il est inutile que l’homme ordonne, qu’il cherche à conférer un ordre au monde s’il n’est lui-même “ordonné à l’appel du chemin”. L’homme se disperse, il n’a plus de chemin dès lors qu’il déviant ordonné aux calculs, car dans la monotonie et l’uniformité, la puissance du Simple s’est enfuie. Bien peu sont ceux qui connaissent encore le Simple, mais ceux là resteront, grâce au chemin. Il ne s’agit donc pas d’une route quelconque où l’on se promènerait, mais de la forme précise que prend la voie en ce monde, nulle finalité calculée ne nous jette sur un itinéraire programme, le chemin est ce symbole déployé comme une image suspendue à un niveau plus plein de réalité. Les choses nous parlent car nous cessons de les arraisonner, le chemin nous convie à la rencontre, il ne peut guider que ceux qui s’acheminent (pensent), non ceux qui se pressent, ni ceux qui tracent des traits sur des diagrammes de coordonnées.

“La parole du chemin éveille un sens…qui mène à une sérénité». Heidegger dans ses commentaires sur les poèmes de Hölderlin nous a entretenus sur la Sérénité. Il ne s’agit pas de simple quiétude, mais du lieu du “Plus Haut” où se situe “Lui”, le père, le Joyeux. En des accents qui nomment le Sacré, se livre ici la lumière la plus pure. “La sérénité est l’origine d’où procède l’essence du salut” est il dit dans Heimkunft, le poème sur le retour. La sérénité s’oppose à l’affairement, l’activité stérile du travail et à la déréliction, celle du loisir qui clôt l’homme dans un horizon animal. Tout cela empêche la recherche de la sérénité qui s’approche vers nous lorsque “ ce que tu cherches, cela est proche et vient déjà à ta rencontre”.

Un gai savoir s’affirme comme sagesse malicieuse sur un chemin qui comme celui décrit par Héraclite rassemble les opposés, ici se croisent la tempête d’hiver et le jeu de la moisson, la profusion printanière et l’automne comme déclin, la sagesse de l’âge et de la jeunesse qui joue Tout se joint dans une harmonie unique, celle de la sérénité est « une porte donnant sur l’éternité ». Le chemin semble ici se souvenir du poème de Parménide, où la voie mène aux portes qui dévoileront la divinité. Les deux présocratiques, Héraclite et Parménide, ne sont pas cités, mais leur vision propre du chemin ne peut passer inaperçue, l’image qui s’habite ou qui se traverse selon l’approche prend ici sa forme véritable.

Puis le chemin revient vers les repères de la terre natale, le château, le village, le clocher. Celui-ci égrène de sa cloche les coups des heures nocturnes dont le dernier va étendre le silence jusqu’à ceux qui sont morts, non comme un rappel mais comme une confirmation, une bienveillance qui approfondie la proximité.

Le Simple est encore plus simple, et le Même dépayse. Paroles étranges mais c’est l’appel du chemin qui retentit. Qui parle ? C’est le renoncement qui donne et nous rend une terre natale.

Der Feldweg ce sont quelques pages qui ne s’achèvent pas, le chemin est à parcourir, à chaque fois nouveau et pourtant toujours identique comme le fleuve d’Héraclite, le Même et l’Autre se joignent en l’appel unique du Simple. Le chemin est la pensée plus pensante qui ne représente pas mais dévoile à qui sait écouter la rencontre de Celui qui vient à nous dès que nous le cherchons. Le chemin donne à celui qui se présente, il amène nos pas à la porte d’une étoile dans le ciel et nous offre en même temps le retour vers le sol natal, le trésor de l’origine.