L’humanité à l’épreuve du nihilisme
Stéphane Rialland
La quête de sens et la possibilité d’un accomplissement personnel,
dans la tradition orientale et la pensée européenne.
Une problématique existentielle préliminaire :
La pensée à l’épreuve du Nihilisme.
Au cours d’un séminaire tenu en 1993 à l’Université de Strasbourg, sur le thème du nihilisme, de ce qu’il signifie et de l’attitude que nous pouvons adopter pour y faire face, les organisateurs dressèrent un bilan radical et proposèrent une approche très difficile de la question, opposée par principe à tout recul critique qui prétendrait faire le tour du problème et montrer une sortie possible. Il me semble que nous devons prendre très au sérieux le point de vue développé, alors même qu’il se situe sur la limite de la possibilité de l’actualiser ou de le faire sien, toute présence et tout rapport à une donation appropriables étant par là mis hors jeu avec la traversée du vide ainsi engagée, traversée impliquant que tous les repères et certitudes valables sur un sol ferme n’aient plus de sens ici. Georges Leyenberger et Jean-Jacques Forté, affirmait en introduction à Traversées du nihilisme, Osiris, 1993 :
« Aucune stratégie philosophique traditionnelle n’est possible : ni la réaction la plus immédiate, le retour nostalgique à un sens passé ou le maintien d’un sens présent que l’on croit encore sauf, ni l’ignorance prétendument légère et la joie du vide, ni la résistance réfléchie et active qui cherche à dépasser le nihilisme, soit d’une manière dialectique en niant le vide et en annonçant un nouveau sens, soit d’une manière plus complexe en creusant le vide afin que le vide se défasse de lui-même et qu’émerge autre chose. Toutes ces stratégies, même la dernière, posent une attente, une limite et une donation illusoires : le nihilisme n’emporte-t-il pas la possibilité de toute limitation externe ou interne ? (…) L’insuffisance de cette compréhension commune du nihilisme est flagrante : elle interprète le nihilisme en terme de décadence, de perte, de deuil et de grisaille, suppose naïvement un temps antérieur de lumière, de plénitude, de valeurs sûres et bien établies, et envisage à partir de là un terme du nihilisme, une postérité en forme de retour, de restauration ou de recommencement. (…) Il reste alors à caractériser le moment moderne du nihilisme, celui de la radicalisation de son déploiement. Si la question du nihilisme est devenue un enjeu radical pour la pensée et pour l’existence, cette radicalité ne peut être entendue ni comme une rupture supplémentaire par rapport à l’origine, ni comme une annonce ou un signe de la fin ; la radicalité du nihilisme ne peut être pensée et énoncée qu’à partir d’une interrogation du rapport qui noue dans la pensée de Nietzsche, le nihilisme au nihil. C’est à partir de ce rapport que l’on peut commencer à questionner le statut et l’histoire du rien. »
Nous disions qu’avec l’avènement du nihilisme il est désormais devenu impossible de se prononcer sur une quelconque présence, que cela soit le dévoilement d’une signification inhérente au réel, la destination historico-téléologique de l’humanité, ou la donation en soi d’une subjectivité divine absolue. Or, avec la prise de conscience du néant ainsi entendu, c’est-à-dire la compréhension décisive qu’il n’existe rien en dehors de l’expérience effective et de la perception des choses mêmes, rien au-delà du monde tel qu’il se présente à nous, avec tout l’héritage civilisationnel et les buts infinis qui soutiennent la société humaine, nous pouvons tenter de formuler une lucidité prenant acte de la situation essentiellement critique. De cet état d’esprit émerge une nouvelle possibilité philosophique et un autre horizon de sens praticable pour l’humanité, et ainsi ensemble une nouvelle espérance fondée sur une nouvelle intelligence. Comment peut-on envisager une sortie aussi promptement, après avoir retenu la gravité de la situation et l’ampleur du dés-astre ?
Nous pouvons distinguer ici plusieurs chemins, l’un consistant plutôt à se dépouiller de tout pour l’ouverture la plus pure et totale sur ce qui est, un autre accordant plus d’importance à la méditation intérieure et à l’itinéraire spirituel personnel en vue d’une attitude de détachement et de dialogue, un autre encore donnant la prépondérance à l’ascèse intellectuelle et au travail méthodique visant la pleine et entière connaissance de soi-même et la réflexion du sens d’être de l’humanité. Nous illustreront ces attitudes en abordant respectivement la tradition métaphysique orientale, les religions monothéistes abrahamiques, et la philosophie européenne moderne. C’est la conception que l’on se fait de l’humain qui est en effet le pivot central du regard que l’on porte sur sa situation existentielle et de la critique que l’on déploie pour lui donner sens. Nous déploierons donc la problématique de la personne, telle qu’elle est pensée et articulée au problème du nihilisme contemporain et à la perspective métaphysique critique proposée pour réouvrir à l’homme la possibilité d’une destination authentique, dans les développements respectifs de la question chez Georges Vallin, Henry Corbin et Edmund Husserl. L’ordre de cette présentation n’est pas innocent : il repose sur une articulation d’ensemble des comportements symboliques successivement abordés, selon un cheminement en quelque sorte dialectique, qui consiste à renverser et approfondir à chaque fois à travers la conception philosophique suivante le développement de la précédente. Le pivot de renversement de ce parcours logique étant la subjectivité humaine elle-même dans son rapport à la transcendance. Nous irons ainsi de l’Absolu divin à sa personnalisation, pour opérer ensuite son élucidation transcendantale. Cela revient à dire que toute prise de position personnelle, ou pratique existentielle, engage et présuppose une orientation théorique sous-jacente implicite, de sorte que la quête de sens et la manière d’agir sont en corrélation profonde avec l’idée que l’on se fait de l’être humain et de ses possibilités.
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En guise d’introduction thématique :
Ouverture du débat en partant de « La sagesse selon Hegel ».
Dans son ouvrage sur la philosophie du Talmud, intitulé Le Livre brûlé, Marc-Alain Ouaknin expose rapidement la différence essentielle entre deux conceptions de la sagesse, qui correspondent surtout à deux attitudes intellectuelles opposées. La définition rationaliste occidentale est symbolisée et résumée selon lui par la description que fit Alexandre Kojève dans son cours Introduction à la lecture de Hegel, publié en 1947. Il est vrai que l’on peut à juste titre considérer le système de la philosophie hégélienne comme modèle exemplaire de la pensée rationaliste, en ce que celle-ci y est à son apogée, et portée à son expression la plus purement abstraite, sinon la plus rigoureuse et la plus logique, du point de vue de la perfection des raisonnements rendant compte du mouvement d’autodétermination historique et de manifestation de soi de l’esprit absolu. Ainsi est rappelée l’interprétation que proposait l’un des plus éminents professeurs hégéliens français d’après-guerre : « En ce qui concerne la définition du Sage, tous les philosophes sont d’accord. Elle est d’ailleurs très simple et peut être donnée en une seule phrase: le Sage est l’homme capable de répondre d’une manière compréhensible, voire satisfaisante, à toutes les questions qu’on peut lui poser au sujet de ses actes, et répondre de telle façon que l’ensemble de ses réponses forme un discours cohérent. Ou bien encore, ce qui revient au même : le Sage est l’homme pleinement et parfaitement conscient de soi. » Or, une telle présentation de la sagesse est selon Ouaknin en complète opposition avec ce que la tradition hébraïque peut envisager sous le même terme, tant il semble impossible qu’elle puisse se reconnaître dans cette approche quelque peu achevée, close et statique des choses. En effet, à la philosophie occidentale qui est une « philosophie de la réponse » et du résultat, la pensée talmudique oppose l’art de poser les questions, qui est considéré comme une « pensée plus pensante ». La Hokhma - « l’art de poser des questions » - est, au contraire d’une certaine tendance de la philosophie européenne, ce qui pousse l’homme à devenir et à continuer à chercher par-delà toutes les formes dogmatiques de réponse, dans le refus du savoir absolu et de la satisfaction. Peut-être faudrait-il cependant modérer ce point de vue, un peu caricatural, ou contribuer à sa reformulation.
Nous disposons par ailleurs d’une autre source de questionnement, dans une note introductive au texte de la Bhagavad-Gîtâ, où se trouve posé le problème de l’interprétation que donne Hegel de la tradition hindoue. La traduction française de cet écrit spirituel classique, appartenant au patrimoine culturel des Indiens et qui est écrit en sanskrit, est accompagnée dans l’édition de l’Imprimerie nationale d’un commentaire historique, traitant entre autre de la manière dont les européens ont pris connaissance de ce manuscrit et en ont appréhendé le fond. Guy Deleury, le traducteur du texte, fournit ainsi dans sa présentation des repères, qui constituent à la fois la généalogie de la réception de la Bhagavad-Gîtâ par les Occidentaux, et une introduction à l’esprit de ce traité métaphysique. Il s’exprime ainsi à propos de Hegel : « Hegel est en effet sans doute le premier philosophe européen d’envergure à avoir cherché à intégrer dans sa vision globale de l’esprit humain l’apport spécifique de l’Inde, grâce aux textes authentiques qui commençaient à être traduits en Europe. (…) Sans savoir lui-même le sanskrit, Hegel devine que les mots utilisés dans les traductions de Schlegel et de Wilkins, sur lesquelles il travaille, risquent fort d’induire le lecteur européen en erreur. » Cependant, en dépit des efforts de traduction et du souci manifeste d’accéder à la signification effective du manuscrit, Hegel, rappelle le commentateur, demeure fondamentalement attaché au miracle grec, ce qui détermine quoi qu’on en dise par avance son abord de la pensée indienne. Le début du XIXème siècle est aussi « le temps du mépris plutôt que celui de l’oubli : l’Occident triomphait dans ses entreprises coloniales (…) Hegel se fiait à la vision peu flatteuse de l’intelligentsia du pays. » C’est ainsi que dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel résume ce qu’il retient de l’hindouïsme, en dressant un bilan particulièrement négatif : « L’anéantissement, l’abandon, de toute raison, de toute moralité et de toute subjectivité ne peut parvenir à un sentiment et une conscience positifs de soi qu’en s’égarant sans mesure à la suite d’une imagination déréglée, sans y trouver, en tant qu’esprit confus, quelque repos, et sans s’y ressaisir, mais en n’ayant de la joie que de cette manière ; et c’est ainsi qu’un homme tombé au degré le plus bas pour le corps et pour l’esprit trouve son existence abrutissante et insupportable et ne se procure que par l’opium un monde de rêve et un bonheur qui est celui de la folie. » Ces propos radicaux et sans appel symbolisent le rejet définitif de la pensée orientale par les philosophes occidentaux.
En contribution utile à ce débat, mettant en scène une tradition spirituelle face à la pensée européenne, nous pouvons ajouter une intervention récente de Bernard Bourgeois, également spécialiste de la philosophie de G. W. F. Hegel, sur l’invitation de la Société Nantaise de Philosophie : une conférence prononcée en 1997 sur le thème « Sagesse, culture et philosophie chez Hegel ». Au cours de cette exposition de la pensée hégélienne, l’auteur montra très clairement en quoi la définition du sage proposée par Hegel est élaborée explicitement par opposition avec la conception orientale de la sagesse, que celle-ci soit hindoue ou de nature confucéenne et taoïste. L’attitude orientale est présentée ainsi comme une suspension de toute pensée, une métamorphose intérieure reposant sur le principe de l’accueil des manifestations naturelles, et pour finir comme une posture existentielle abstraite : le moi y est selon Hegel enfermé dans la seule singularité de ce qui l’entoure, et vit dans l’illusion d’une sérénité détachée de tout. Cette voie serait donc un échec. Mais si l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit pense que la voie intérieure de la sagesse orientale aboutit est un égarement et un fourvoiement, c’est que sa conception est essentiellement différente, de sorte que la perspective hindouiste est par principe inadéquate avec l’objectif que Hegel assigne à la philosophie. En effet, ce que ce dernier entend sous le terme de sagesse, consiste à agir en fonction de buts qui valent universellement, le sage étant par conséquent le philosophe lui-même, en tant qu’il pense réellement l’institution d’un état de la liberté humaine, et dans la mesure où il a rapport à la sagesse comme objet, comme fin. Aussi, si dans la sagesse chinoise l’homme finit par ignorer la vérité de la nature en la divinisant par abstraction, la « vie philosophante du savoir absolu » signifie quant à elle, selon la formule de B. Bourgeois, « la participation de l’homme à toutes les formes d’actualité, à toutes les dimensions de l’humain, et constitue une tentative d’harmonisation de toutes ses composantes. »
Il semble évident, après avoir parcouru ces trois situations de confrontation, que nous sommes en présence de deux perspectives essentiellement différentes, proposant chacune des voies spirituelles et des modalités de réalisation personnelle sans aucun rapport entre elles. L’opposition est effectivement caractéristique, et pour ainsi dire principielle, entre les formes d’accomplissement de soi proposées en Inde, en Chine, et d’une autre manière dans la tradition hébraïque, et la conception rationaliste critique et universaliste du devenir historique qui est celle de l’humanisme dans l’idéalisme allemand. Cela étant, nous pouvons lire en filigrane que si le but recherché n’est manifestement pas semblable, c’est sans doute aussi parce qu’au fondement de la quête sont deux conceptions anthropologiques distinctes. Et en poussant plus loin la comparaison, nous pouvons éclairer les divergences en question en distinguant respectivement dans l’une et l’autre perspective les principes élémentaires qui les caractérisent. Dans ce sens il importe de mener une réflexion critique préalable sur les orientations symboliques fondamentales, qui définissent une recherche spirituelle ou métaphysique en général, et une destination humaine personnelle en particulier. A savoir, selon chaque tradition ou civilisation donnée, la manière de concevoir l’être authentique de la personne humaine et ce qu’elle peut accomplir, le but final et nécessaire de l’existence vers lequel chacun peut tendre, la voie intérieure ou la méthode spirituelle pour y parvenir, mais aussi la situation générale première d’égarement ou d’aliénation dont il s’agit de se dégager, et enfin la doctrine métaphysique globale en laquelle s’inscrit cet itinéraire intérieur vers l’accomplissement, par et dans une appropriation singulière du sens de l’être et de la vie.
A partir de là, nous devons cependant déjà introduire la distinction décisive entre une culture où le mythe est prédominant et structurant symbolique de la vie humaine, et une culture qui privilégie l’avènement et le développement libre de la conscience personnelle. L’être humain se trouvant dans une civilisation traditionnelle au sens le plus fort, est à la fois cautionné, légitimé, obligé, appelé et autodéterminé à réaliser la vocation propre de la culture spirituelle à laquelle il appartient, dans la mesure où il se situe et s’oriente mentalement dans une contexte signifiant global qui le traverse et le mobilise de toute part, hors duquel il ne saurait découvrir de sens à son existence. Au contraire, malgré l’inertie potentielle et au-delà toutes les tendances naturelles réactives qui peuvent s’y opposer, l’appropriation critique lucide de sa vie par chaque sujet est un facteur émancipateur important, car il lui donne la possibilité de se penser en sa singularité et de comprendre le sens de la réalité. Cette approche, mettant en avant la capacité de chaque individu à prendre conscience de sa situation et à se connaître soi-même, est propre au rationalisme critique hérité des Lumières, et permet la compréhension du sens historique que contient toujours déjà l’orientation d’ensemble de la société.
Nous pourrions présenter les choses autrement, en rappelant de manière générale ce que nous pouvons déjà constater en abordant tout système de représentation philosophique de l’existence humaine : le fait que la doctrine métaphysique ou théologique fondatrice génère une conception anthropologique singulière, qui détermine à son tour une pensée cosmologique conforme à la possibilité de réalisation de la destinée. Ces trois dimensions sont liées entre elles, et même étroitement interdépendantes, alors même qu’elles correspondent à des horizons signifiants ou des moments architectoniques distincts, comme en témoigne d’ailleurs à sa manière la philosophie critique kantienne.
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Développement de la thématique : Foi et Savoir
Les voies occidentale ou orientale de la philo-sophia.
Il est toujours possible de choisir le chemin du retrait hors du vacarme du monde, de se réfugier à l’écart pour cultiver la paix de l’âme, une sérénité pure de tout engagement, et s’occuper exclusivement de son salut personnel loin de toute préoccupation sociale. C’est cette voie qui est décrite par Aldous Huxley, dans son anthologie de référence intitulée La philosophie éternelle. L’écrivain anglais y définit la Philosophia perennis comme se préoccupant « avant tout de la Réalité, une et divine, substantielle au monde multiple des choses, des vies et des esprits. Or, la nature de cette Réalité unique, poursuit-il, est telle qu’elle ne peut être appréhendée directement et immédiatement, si ce n’est par ceux qui ont élu de remplir certaines conditions, de se rendre aimants, purs de cœur, pauvre en esprit. » Selon une perspective en un sens contraire, il est cependant également possible de se consacrer à une réalisation de soi effective en partant de la nécessité d’une connaissance transcendantale de soi-même comme homme, et tentant d’accomplir cette recherche à travers une pratique exigeante et rationaliste de la pensée philosophique. C’est la voie suivie par exemple par Edmund Husserl dans les Méditations cartésiennes, lesquelles constituent une œuvre maitresse déterminante, en ce que le dernier grand représentant de la philosophie idéaliste allemande, y propose le chemin d’une fondation systématique et universelle de la phénoménologie intentionnelle à partir de l’eidos de la subjectivité transcendantale constituante. Ainsi définit-il le champ et l’horizon des recherches de la philosophie première, en faisant également allusion à l’idée de philosophie éternelle, quoique d’une façon qui signifie bien autre chose qu’une quête mystique ou une méditation métaphysique de la Transcendance, car il s’agit au contraire de réduire tout sens et toute expérience possibles en pensant leur processus de constitution : « …il en résulte une phénoménologie universelle, explicitation concrète et évidente de l’ego par lui-même. (…) Cela implique également l’existence d’une philosophie commune à « nous tous », qui méditons en commun, d’une philosophia perennis. »
S’opposent ici deux rapports inversés à la possibilité pour l’être humain de s’approprier le sens de son être et de sa vie : alors que la voie rationaliste moderne se fonde sur la prise de conscience effective de soi-même par la subjectivité transcendantale, seule garante en dernière instance de la praxis et de la liberté humaine, la voie mystique ou métaphysique pose quant à elle le fondement au-delà et en-dehors de l’homme, celui-ci étant par conséquent entièrement dépendant et soumis absolument à ce qui le dépasse. L’itinéraire suivi par l’individu, selon des modalités singulières uniques, est par conséquent la seule vocation intérieure dont il puisse s’approprier le sens, que son chemin consiste alors à se sortir d’une situation d’ignorance et d’extériorité pour aller vers une connaissance et une liberté d’esprit, ou qu’il suive désormais la voie plus initiatique d’un détachement intérieur pour mieux accueillir son rapport au divin. Soit la confiance en la raison et au pouvoir de maitrise de soi par la prise de conscience personnelle, soit la foi en la providence et en la supériorité des puissances transcendantes.
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Première partie : La tradition métaphysique orientale
Individualisme, nihilisme et non-dualisme asiatique selon Georges Valin.
La perspective critique développée par Georges Valin sur le sens et le fondement de la philosophie occidentale part du problème général du nihilisme et de la volonté de se donner les moyens d’y remédier. C’est dans ce sens qu’il travaille en partie lorsqu’il propose une redécouverte et une réhabilitation ou mise en valeur de la métaphysique orientale, telle qu’elle a été exprimée dans les textes de la tradition hindoue, du taoïsme et du bouddhisme. Le point de départ décisif de l’auteur de La perspective métaphysique est cependant, plus essentiellement, la conviction qu’il importe, avant toute entreprise critique ou modalisation séculaire de la pensée philosophique, de rappeler ses sources et son inscription dans la vue plus globalisante de la Philosophia perennis. Il cherche par conséquent à retrouver l’esprit de la révélation primordiale, le sens d’un rapport au divin qui a inspiré de nombreuses tentatives mystiques, et qui continue de se manifester à travers les diverses formulations universalistes de la philosophie, autant sous la forme des traditions spirituelles asiatiques que dans les termes de la réflexion théologique chrétienne. Mais cette requête désireuse de remonter aux sources de la Tradition ne va pas sans quelques partis pris ou sacrifices qui peuvent paraître injustifiés ou exagérés à certains égards. Ainsi, si par le biais d’études de philosophie comparée le défenseur de la pensée orientale fait également appel à la mystique chrétienne et à Maître Eckhart, comme exemple de visée occidentale d’un non-dualisme ontologique permettant l’accès à la philosophia perennis, il n’en va pas moins que les propos de Valin concernant la tradition monothéiste sont le plus souvent péjoratifs et dévalorisants.
Au nom de l’Absolu divin, il va jusqu’à contester la pertinence de la notion de Dieu personnel, et toute forme d’intériorisation ou de prise de conscience de l’ego par lui-même tel que la pensée européenne la développe. La raison principale de cette critique, qui prend à certains moments l’ampleur d’un rejet radical et définitif, est l’idée selon laquelle le principe d’individuation serait la cause première et la modalité déterminante du nihilisme. Dans la mesure ou le néant de l’existence est une conséquence du conflit généralisé des égoïsmes, et donc fondé sur l’affirmation de la volonté de puissance de l’individu, il n’est possible de sortir d’une telle situation que par la voie d’un dépassement et d’une suspension de toute appartenance personnelle, un dépouillement total contre les désirs liés à la vie individuelle de l’ego. Ce mouvement de dépossession devant faire place ensuite à la découverte de la présence immanente en chacun de l’absoluité, cette manifestation au fond du fond de soi ne pouvant advenir qu’après l’expérience de sa propre vacuité et de l’inconsistance de tous les intérêts mondains.
Par exemple, dans un article de 1981 intitulé Les deux vides, le professeur de Strasbourg s’exprimait ainsi : « Dieu n’est posé que comme raison d’être qui fonde les existences singulières et les maintient dans leurs limites. Il n’est plus le Soi de leur moi. Cette transcendance exclusive du Divin (qui s’oppose à la transcendance intégrale ou « inclusive » du Vide métaphysique) entraînera, comme une réaction inéluctable, le refus de la Transcendance en général et la divinisation de l’ego, dont nous avons tenté de montrer qu’elle débouche, après une phase progressiste et triomphante, sur la phase « tragique » illustrée par la philosophie sartrienne du néant. (…) Enfin, cette philosophie du « néant » est sans doute plus qu’une mode passagère… : elle est la prise de conscience lucide par l’homme moderne du vide et du néant corrélatifs de la volonté de puissance de l’ego… » C’est autour de cette question que discuteront par articles interposés Valin et Corbin, comme nous le verrons plus loin. Pour l’instant, nous allons avancer dans l’exposition de la problématique, avec la déconstruction de la notion de nihilisme, la description de ce phénomène en ce qu’il suppose et engendre aujourd’hui, notamment à travers l’individualisme.
Qu’en est-il du Nihilisme européen ? Nous connaissons tous le texte extrait du volume des œuvres posthumes de Friedrich Nietzsche, publié à part sous le titre La Volonté de puissance. Le prophète du nihilisme y décrit les étapes inéluctables du développement de ce fléau européen, en montrant comment il se manifeste et réalise progressivement une mise en question insurmontable de toutes les motivations et les idéaux qui jusqu’ici guidaient l’humanité. Cette description s’accompagne d’une déduction psychologique des conséquences effroyables de la prise de conscience du non-sens de la vie menée jusque là : l’avènement du nihilisme comme catastrophe qui renversera l’ensemble des valeurs directrices occidentales, et produira ainsi une sorte de déluge sans rémission possible ! Nietzsche raconte ce qui selon lui est une nécessité du destin de l’Europe, ce qui ne saurait manquer d’advenir en tant que le véritable aboutissement de la tendance souterraine et secrète sur laquelle repose l’existence de l’homme : la négation de la vie au nom des illusions des arrières mondes, des valeurs transcendantes. En fin de compte, le fondement de cette micro-apocalypse, c’est-à-dire de ce « découvrement soudain de la vérité jusqu’alors cachée », se concentre dans le phénomène de la mort de Dieu.
Sans entrer dans le détail du contexte philosophique global dans lequel Nietzsche présente son interprétation du nihilisme européen - la transvaluation de toutes les valeurs, la doctrine du surhomme et de l’éternel retour… -, nous devons exposer le fond de l’intuition nietzschéenne… Dans son ouvrage sur La philosophie de Nietzsche, Eugen Fink commente la situation de la façon suivante : « Nietzsche conçoit l’homme moderne comme une fin, comme la fin du mouvement spirituel et moral de plus de deux mille ans, comme la fin de la philosophie métaphysique et du christianisme - comme la fin d’une évaluation. (…) L’existence humaine a perdu sa direction ; elle n’a plus d’étoiles au-dessus d’elle, qui éclairent son chemin. Le « ciel étoilé » des idéaux moraux s’est éteint. Dieu est mort… » (…) « Nietzsche distingue trois formes psychologiques. Premièrement, le désespoir, résultat d’un vain effort pour découvrir un sens, un but final de l’histoire. Deuxièmement, le bouleversement parce qu’on ne réussit pas à découvrir une forme de domination, une unité organisatrice du tout, parce qu’on ne réussit pas à pénétrer la construction du monde et à y trouver indiquée la situation de l’homme dans le cosmos. Le nihilisme, c’est aussi le sentiment d’être jeté dans un monde labyrinthique et incompréhensible sans savoir d’où l’on vient et où l’on va, c’est la sensation paralysante de n’être pas du tout chez soi… « De ce point de vue on admet la réalité du devenir en tant qu’unique réalité, on s’interdit toute espèce de chemin détourné vers des outres-mondes et de fausses divinités, mais on ne supporte pas ce monde que l’on ne veut pas nier. » »
A partir de cette mise en abîme de l’ensemble des valeurs de la civilisation, et même de la fin de toute attitude idolâtre envers la transcendance, l’humanité européenne ne peut surmonter son désarroi, et continuer à croire en la vie, qu’en traversant avec lucidité l’expérience de la crise du sens, qu’en se donnant désormais pour repère et modèle de conduite que ce dont elle aura effectivement enduré l’épreuve. Ce qui signifie, face aux différentes manifestations du nihilisme, formes passives, actives ou réactives, la nouvelle possibilité de découverte de soi qui apparaît à l’horizon, au sortir de la période de scepticisme extrême que constitue la prise de conscience nihiliste elle-même. L’expérience de la perte du sens de l’humanité se caractérise ainsi : la vie ne cesse pas d’évaluer, de se donner une direction et un ordre, mais l’évaluation se fait maintenant à partir d’un critère inquiétant, le néant. La fin des idéaux transcendants produit en retour le déploiement du nihilisme : comprenant à la fois l’affirmation effrénée de l’ego, la relativisation de tout savoir et de toute perspective idéologique, l’absence de critères ou de repères permettant de développer un point de vue cohérent, la conquête toujours plus compétitive du pouvoir et du bonheur individuel, et l’apparition de nouvelles formes de prophétismes et de critiques radicales. Tout cela dans une situation générale de méfiance ou de dogmatisme réciproques…
C’est vraisemblablement de ce constat que part Georges Valin lorsqu’il s’oppose au développement de l’individualisme en Occident, en l’analysant comme manifestation caractéristique du nihilisme. Ainsi, dans un article où il se donne pour tâche de définir « Le tragique de l’Occident à la lumière du Non-dualisme asiatique », Valin oppose sans appel « l’idéologie permanente de l’homme d’Occident,… la croyance à la réalité de l’individuel ou l’identification entre réalité et individualité » et « l’idéologie fondamentale de l’Asie traditionnelle, telle qu’elle transparaît dans les doctrines du Vedanta non dualiste, du Taoïsme ou du Bouddhisme du Grand Véhicule. » L’un des arguments principaux de cette exposition critique consiste à établir une relation logique de déduction entre la tragédie du nihilisme européen, le principe d’individuation, et les formes de dualismes, d’oppositions ou de contradictions qui l’accompagnent. Ces trois manifestations caractéristiques, qui sont pour Valin propres à l’existence occidentale, sont présentées parallèlement comme par principe absentes des sociétés traditionnelles orientales, en vertu de leur spiritualité fondée dans une « affirmation originaire et intégrale… ou intégrative, qui pose d’entrée de jeu la coïncidence entre la transcendance intégrale de l’Absolu et son immanence intégrale à la manifestation ». A partir de cette prévalence accordée à la perspective métaphysique exprimée et exemplairement concrétisée en Asie, l’auteur tire les conséquences de la priorité inconditionnelle donnée à l’immanentisme absolu : « L’individuel doit nécessairement être détruit, en tant qu’il apparaît non seulement comme une manifestation, mais comme une occultation et une limitation « injuste » de l’être (…) La seule destruction véritable, c’est donc la transformation prise dans le sens du passage au-delà de la forme individuelle… Ce que détruit ici la seule « mort » concevable, c’est l’ego, l’illusion de l’ego, en le réintégrant dans la plénitude de son essence illimitée. »
Enfin, au terme d’une analyse du monothéisme judéo-chrétien sur la base de ces investigations, Georges Valin achève sa démonstration en rappelant comment se réalise aujourd’hui le nihilisme tel que Nietzsche l’avait anticipé, fondamentalement lié ici à l’humanisme : « La mort de Dieu débouche ici sur la « mort de l’homme », ultime conséquence de l’hégémonie du principe d’individuation, avec la mise en évidence du caractère illusoire et provisoire du processus de totalisation dialectique qui correspond à la prise de conscience progressive du Non-sens… » Or, il semble évident que l’auteur s’inspire dans ses propos des études menées par l’orientaliste convaincu René Guénon. En effet, ce dernier, à l’occasion d’un examen critique d’ensemble de La crise du monde moderne, traitait du phénomène de l’individualisme en des termes proches de la présentation nietzschéenne du nihilisme : « C’est donc bien l’individualisme, tel que nous venons de le définir, qui est la cause déterminante de la déchéance actuelle de l’Occident, par là même qu’il est en quelque sorte le moteur du développement exclusif des possibilités les plus inférieures de l’humanité. (…) L’individualisme implique tout d’abord la négation de l’intuition intellectuelle, en tant que celle-ci est essentiellement une faculté supra-individuelle, et de l’ordre de connaissance qui est le domaine propre de cette intuition, c’est-à-dire de la métaphysique entendue dans son véritable sens. C’est pourquoi tout ce que les philosophes modernes désignent sous ce même nom de métaphysique, quand ils admettent quelque chose qu’ils appellent ainsi,… ne sont que constructions rationnelles ou hypothèses imaginatives, donc conceptions tout individuelles, et dont la plus grande partie, d’ailleurs, se rapporte simplement (…) à un « système », c’est-à-dire à un ensemble de théories strictement borné et délimité, et qui soit bien à eux, qui ne soit rien d’autre que leur œuvre propre ».
Valin interprète globalement l’histoire moderne de la civilisation occidentale, comprenant le développement de la technique, la recherche intellectuelle scientifique, la culture humaniste héritée des Lumières, la pensée philosophique, ou les tentatives de construction politique démocratiques comme réalisation de l’individualisme, affirmation de la volonté de puissance de l’ego. Avec une telle condamnation, il ne peut donc plus apercevoir d’autre chemin, pour échapper au déluge nihiliste, que celui de la métaphysique orientale, qui selon lui a préservé un fondement mythico-symbolique de l’existence qui garantit l’ordre et la destination immanente de l’humain, le chemin d’un accomplissement de soi dans la soumission à l’autorité divine. Il ne voit par conséquent d’autre échappatoire au nihilisme que la réactualisation et la redécouverte de la philosophia perennis, de la révélation primordiale. « Pour restaurer la tradition perdue, pour la revivifier véritablement, il faut le contact de l’esprit traditionnel vivant, et, nous l’avons déjà dit, ce n’est qu’en Orient que cet esprit est encore pleinement vivant… », disait avant lui Guénon. Cela dit, ce point de vue typiquement mystique, qui fait porter sur l’ego-homme tout le poids du nihilisme, et qui met en question en particulier la raison philosophique, dans l’idée qu’elle ne serait qu’une extension périphérique incapable d’efficience pratique et par conséquent de permettre la transformation de l’existence personnelle du sujet, ce point de vue nous semble considérablement réducteur, et ne promettre, en fin de compte, pour solution, qu’une désincarnation abstraite dont il faudrait montrer à quel point elle pourrait s’avérer, en un sens, nihilisante !
Ce n’est sans doute pas un hasard si, comme nous pouvons également le remarquer, cette forme de subordination de l’homme, par rapport au sens d’un Etre qui le dépasse et le constitue en son être propre, a été réactualisée, bien que d’une manière principiellement différente, par Martin Heidegger dans son ontologie fondamentale esquissée avec Sein und Zeit. En effet, à cet égard, il existe des consonances évidentes avec le projet heideggérien, dans le sens où la dépossession inquiétante de la subjectivité, et la soumission du Dasein à la loi de manifestation de l’Etre, vont aussi loin que l’homme est ramené au rang d’un simple témoin, en ayant certes le privilège d’être réceptacle et responsable de son être en tant que se rapportant à l’Etre-même, mais tout de même exclusivement appelé, dans le fond de son destin, à l’injonction d’une authentique appropriation de la parole énigmatique de l’Etre. Ce qu’il ne saurait comprendre et réaliser autrement qu’en se fiant aux aléas des forces imprévisibles du destin, ou en invoquant la priorité des fractures de l’histoire, face à toute tentative humaine d’instaurer un Etat républicain parlementaire…
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Seconde partie Les religions monothéistes abrahamiques :
Nihilisme, personnalisme et théologie apophatique chez Henry Corbin
En octobre 1977, Henry Corbin fit une conférence, lors du Colloque international organisé à Téhéran par le Centre iranien, sur le thème De la théologie apophatique comme antidote du nihilisme. A cette occasion, le grand spécialiste de la philosophie islamique tenta d’établir un dialogue, non seulement entre différentes traditions religieuses, mais également avec le point de vue développé par Georges Valin sur la question du nihilisme et de la notion de personne. Ce dernier, auteur d’une thèse monumentale d’obédience guénonienne intitulée La perspective métaphysique, tentait en effet à la même époque une ouverture sérieuse pour sortir l’homme du nihilisme occidental. C’est à la faveur d’un article, « Le tragique et l’Occident à la lumière du non-dualisme asiatique », que Valin développa une critique radicale et générale du mode d’existence de l’humanité occidentale, en le posant comme fondé sur un individualisme principiel. Corbin discutera cette conception et en analysera les arguments dans le second moment de sa conférence, « personnalisme et nihilisme ». Avant d’entrer dans le vif du débat, il importe de rappeler que nous sommes en présence de deux traditions bien différentes : alors que Corbin se situe dans la tradition monothéiste de l’Islam, mais aussi du Judaïsme et du Christianisme, Valin s’inspire quant à lui principalement de la métaphysique hindoue et du Bouddhisme.
Des conceptions de la personne et du rôle de l’être humain très diversement développées sont à l’œuvre et mobilisées par ces religions ou sagesses spirituelles, dans des systèmes symboliques qu’il serait bienvenu de décrire et de déplier pour en analyser les tenants et aboutissants. En ce qui concerne la question du nihilisme, qui constitue le problème de fond de la discussion, il est patent que les guides spirituels des sociétés dites traditionnelles condamnent l’Occident, ses valeurs et le mode de vie qui les accompagnent, pour la raison qu’il serait un lieu de décadence, de perdition, de vices, de conflit des égoïsmes, et dont la cause première de tout cela serait la mort de Dieu, l’éloignement des individus hors de toute recherche spirituelle. C’est d’ailleurs en un sens l’athéisme qui est visé et rejeté sous le nom - alors synonyme - de nihilisme. Mais cette interprétation des choses n’est pas seulement le fait des civilisations distinctes de l’humanité européenne, car un tel point de vue peut parfaitement être adopté par des penseurs chrétiens, ou par des philosophes simplement inquiets devant la manifeste absence de valeurs et de scrupules qui caractérise de plus en plus les hommes de pouvoirs, les technocrates ou les commerciaux en Occident. Aussi, même si il existe une communauté de préoccupation, de source et de direction entre les deux penseurs de la Tradition, notamment en ce qui concerne le souci d’un dialogue dans leurs travaux de philosophie comparée, leur manière de considérer le sens de la vie personnelle diffère essentiellement, parce que corrélativement leur interprétation fondamentale du phénomène du nihilisme est contraire au niveau des principes.
Quelle est donc la perspective critique apportée par Corbin sur la situation contemporaine de l’humanité occidentale, en quoi consiste son analyse et quelles sont ses réponses théoriques ? Invité à faire une communication sur la question « L’impact de la pensée occidentale rend-il possible un dialogue réel entre les civilisations ? », au cours de son intervention, le spécialiste de l’Islam iranien s’est donné pour tâche de traiter le problème selon l’angle du nihilisme. Plus précisément sa contribution au débat consiste à montrer qu’il est possible de mobiliser les ressources de la pensée théologique musulmane moyen-orientale, et de la mystique chrétienne rhénane, en vue d’une résolution effective du mouvement et de l’attitude nihilistes. Nous devrons donc tenter d’aborder et circonscrire ce que l’on appelle attitude nihiliste, et dégager en même temps une réflexion critique sur le mode d’être humain qui y est implicitement compris. Si la critique philosophique se recentre sur la définition de l’homme, et ici notamment autour du thème de la personne, c’est souvent à partir d’un diagnostic de la situation de l’homme et en direction d’une esquisse de solution apportée. L’analyse rigoureuse de ce que l’on entend par être humain, ego, individu, sujet, conscience, peut s’avérer déterminante et clarifier nettement les implications sous-jacentes de telle ou telle doctrine. Corbin choisit la voie apophatique, s’est-à-dire un mode de penser qui, s’opposant à la théologie affirmative ou kataphatique, s’abstient de toute détermination d’essence positive, et met hors jeu toute conception objectiviste ou naturaliste définitive de l’humain.
L’approche apophatique, qui est désignée autrement comme théologie négative, porte son attention et donne la priorité non plus aux attributs d’une puissance divine supérieure fondatrice de l’ordre et de l’histoire du monde, mais au Néant de l’Absolu divin qui précède l’être et la pensée. Cet Absolument indéterminé, parce que sa pensée exclut par définition toute affirmation systématique ou programmatique sur la signification du réel ou sur la finalité eschatologique de la création, est exempt de toute forme d’idolâtrie ou généralisation dogmatique. Le raisonnement consiste à chercher à partir de là comment se constitue la notion d’un Dieu personnel, autrement dit l’élaboration de l’idée d’une personne au sens absolu. Il est fait appel ici à la doctrine mystique de Maître Eckhart, théologien franciscain allemand du XIIIème siècle. Ce dernier évoquait, au fil des méditations dont témoignent ses traités, la possibilité d’une ascèse menée au-delà des limitations et de la négativité inhérente au Dieu personnel, vers une Déité pure de toute attache avec la réalité de la finitude de l’âme. Ayant éclairé la position chrétienne de la personne comme résultant de la relation avec ce qui la dépasse infiniment, et de l’incarnation du Logos à l’exemple de la vie christique, Corbin aboutit à la conception personnaliste. « Dès lors nous disposons de la stratégie nécessaire pour faire face au nihilisme…, lequel se présente de nos jours sous la forme laïcisée de l’agnosticisme ou du collectivisme totalitaire. Le personnalisme n’est pas seulement la vocation de l’Occident ; ce n’est pas seulement le monde grec, c’est aussi le monde iranien, et c’est tout l’univers spirituel des religions du Livre ». Par conséquent, comme il le confirmera dans la suite de son exposé, pour Corbin le nihilisme naît et réside dans l’annihilation du principe d’individualité…
Dans la mesure où l’argumentation repose sur la notion de personnalisme, il sera utile, à titre de cadre de repérage dans ce débat fondamental, de rappeler la théorie développée par Emmanuel Mounier, en particulier telle qu’elle est énoncée dans un texte programmatique que l’on peut considérer comme un Manifeste sur le personnalisme, rassemblant des articles parus entre 1932 et 1935 dans la revue Esprit : Révolution personnaliste et communautaire. L’enjeu d’une réhabilitation de la signification de la personne est selon l’auteur rien moins qu’une perception décisive de ce qui la distingue de l’individu et de la conscience, et ainsi l’ouverture d’une autre voie entre les idéologies individualistes, libéralistes ou collectivistes et les théorisations abstraites d’un sujet indépendant de toute attache ou inscription historique. C’est dans le second volet de son analyse critique des tendances intellectuelles et idéologiques de l’époque, intitulé « Révolution personnaliste », que Mounier expose les principes qui selon lui définissent la personne :
« - Ma personne n’est pas mon individu. Nous appelons individu la diffusion de la personne à la surface de sa vie et sa complaisance à s’y perdre. (…) C’est enfin l’agressivité capricieuse et hautaine dont je l’ai armé, la revendication érigée en mode essentiel de la conscience de soi, et la consécration juridique et métaphysique à la fois que lui ont donnée, en Occident, la Déclaration des droits de l’homme et le Code Napoléon.
- Ma personne n’est pas la conscience que j’ai d’elle. Si j’avance un peu, viennent à moi des personnages que je joue, nés du mariage de mon tempérament et de quelque caprice intellectuel ou de quelque ruse. (…). Tout ce passe donc comme si ma Personne était un centre invisible où tout se rattache…, mais ne peut tomber sous le regard de ma conscience. Celui qui ne sait voir que les choses visibles n’obtiendra donc jamais de nous que nous la lui fassions toucher, même pas avec des mots…
- Ma personne n’est pas ma personnalité. Elle est au-delà, supraconsciente et supratemporelle, une unité donnée, non construite, plus vaste que les vues que j’en prends, plus intérieure que les reconstructions que j’en tente. Elle est une présence en moi. Nous pouvons toutefois décrire la personne selon le volume où se manifeste cette présence. C’est encore insuffisamment l’imaginer sous la forme d’un point de convergence invisible qui se tient au-delà de toutes ses manifestations. (…)
Ma personne est en moi la présence et l’unité d’une vocation intemporelle, qui m’appelle à me dépasser indéfiniment moi-même, et opère, à travers la matière qui la rétracte, une unification toujours imparfaite, toujours recommencée, des éléments qui s’agitent en moi. (…) Ma personne est incarnée. Elle ne peut donc jamais se débarrasser entièrement, dans les conditions où elle est placée, des servitudes de la matière. Bien plus, elle ne peut s’élever qu’en pesant sur la matière. (…) Enfin ma personne ne se trouve qu’en se donnant à la communauté supérieure qui appelle et intègre les personnes singulières. Les trois exercices essentiels de la formation de la personne sont donc : la méditation, à la recherche de sa vocation ; l’engagement, reconnaissance de son incarnation ; le dépouillement, initiation au don de soi et à la vie en autrui. Que la personne manque à l’un d’eux, elle déchoit. »
Enfin, pour éclairer le débat engagé entre Corbin et Valin, et exposer l’originalité de la démarche monothéiste, voici ce que nous dit Corbin en exergue… « La raison de cette mise en question du personnalisme m’apparaît dans le fait que soit perdu de vue ce que la tradition abrahamique dans son ensemble (donc non pas seulement occidentale) a envisagé comme théologie négative ou apophatique. » Autrement dit : la différence essentielle qui distingue les religions monothéistes de la spiritualité orientale ou asiatique réside dans un certain rapport personnel mais néanmoins non affirmatif au divin. Ce que propose Georges Valin consiste à abolir toute forme de relation personnelle ou cheminement spirituel du sujet et donc à faire retour à la métaphysique primordiale en laquelle le moi n’a aucune existence propre. Henry Corbin lui répond qu’il y a tout simplement dans la théologie monothéiste une possibilité de compréhension et de résolution du nihilisme, certes oubliée mais malgré tout actualisable : la voie apophatique, qui implique par ailleurs une responsabilité personnelle de l’esprit, un travail intérieur qui n’évacue pas nécessairement toute appartenance personnelle, mais en part au contraire en vue de la comprendre. Ce que cherche à montrer l’auteur du Paradoxe du monothéisme, c’est que le nihilisme est essentiellement une négation de la personne, de son intégrité et de son autonomie. Il faut travailler à mettre en place la libération effective de la pensée et de la pratique personnelles, seules fondatrices d’une communauté respectueuses de l’humanité.
Corbin veut dans ce sens fonder la possibilité et la légitimité d’une réhabilitation de la vie personnelle. C’est pourquoi il s’engage dans une réflexion d’ensemble sur ce que peut signifier la notion de « Dieu personnel ». Il fait appel à la pensée de Jakob Boehme, parce que sa théologie constitue « une analyse des conditions de possibilité de la personne absolue. » Mais son argumentation repose cependant sur une autre perspective, qu’il illustre à partir de l’anthropologie de l’Iran zoroastrien. Il met en avant la notion de Fravarti, qui signifie l’archétype céleste de chaque être, « son Moi supérieur, son Ange protecteur… C’est cette fravarti qui donne sa vraie dimension à la personne. Une personne humaine n’est une personne que par cette dimension céleste, archétypique, angélique, qui est le pôle céleste sans lequel le pôle terrestre de sa dimension humaine est complètement dépolarisé, en vagabondage et en perdition. » Enfin, Corbin renverse le point de vue soutenu par son collègue Valin, lorsqu’il conclut : « Ce n’est donc pas en s’anéantissant par fusion dans la divinité, ou dans la collectivité qui en est la laïcisation illusoire, ce n’est pas par l’abandon de ce qui le définit comme une personne et le pose dans l’être, mais c’est au contraire en réalisant ce qu’il a de plus personnel et de plus profond que l’homme remplit sa fonction essentielle, qui est fonction théophanique : exprimer Dieu. »
En continuité avec la thématisation de la personne selon Emmanuel Mounier, nous pourrions rapprocher des propos sur l’état d’esprit et le comportement du croyant selon Sören Kierkegaard. La personne peut être en relation avec l’Absolu, mais selon une situation paradoxale en laquelle rien n’est jamais sûr sinon le cheminement tragique et incertain du croyant qui réitère malgré tout la possibilité d’un rapport fondé en quelque sorte sur son éloignement. Et ce désir de proximité, dans la mesure où nous sommes en rapport avec ce qui échappe à tout rapport possible, disait Jean Wahl en commentant Kierkegaard, ne peut que se formuler dans une parole intérieure, celle du sujet. La perspective existentielle ainsi développée, dans un article intitulé « Subjectivité et transcendance », présente le double intérêt de nouer la relation du croyant au divin absolu de manière simultanément apophatique et personnalisante : « Kierkegaard nous place devant l’ici et le maintenant… Ils s’ouvrent tous deux sur une subjectivité, et c’est devant la subjectivité que nous place Kierkegaard. Mais cette subjectivité elle-même, elle prend sa valeur, sa réalité, du fait qu’elle se trouve en présence d’un autre, de l’autre absolu, de l’absolument différent, du transcendant. (…) Cet autre, nous ne pouvons évidemment le définir. Mais nous pouvons du moins dire que nous en avons conscience par le rapport où nous sommes avec lui. Et c’est là encore un nouveau paradoxe. Cet autre, c’est au fond l’Un de la première hypothèse du Parménide, qui est absolument sans rapport avec quoi que ce soit ; et pourtant cet un sans rapport, il n’existe que par le rapport dans lequel nous nous trouvons avec lui. C’est qu’en effet le rapport le plus interne est le rapport, pour Kierkegaard, avec quelque chose d’extérieur, et que le transcendant absolu ne se révèle que par ce rapport absolument immanent avec l’individu. » Nous percevons dans ces derniers mots une ouverture sur la pensée de Husserl.
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Troisième partie - La philosophie européenne moderne :
Crise du sens, subjectivisme et phénoménologie transcendantale chez Edmund Husserl.
Comment Husserl interprète-t-il le nihilisme ? Il le comprend avant tout comme la manifestation d’une fondamentale et souterraine crise du sens, c’est-à-dire une perte des repères essentiels de l’humanité, un égarement résultant de l’absence d’orientation harmonieuse de la civilisation, situation elle-même liée principiellement au manque de discernement et de recul critique véritable par rapport à ce qui arrive. L’humanité européenne n’est plus guidée dans ses actions et ses objectifs par un idéal directeur unifiant, et elle ne dispose plus des moyens intellectuels pour découvrir et accorder une signification positive à la crise qu’elle traverse. C’est pourquoi il se donne pour tâche, dans sa dernière œuvre, la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, de réfléchir la situation de l’intérieur, de manière à dévoiler à la fois les possibilités originaires qui furent au fondement du développement culturel et scientifique de l’Europe, et affirmer que son issue ne saurait être inéluctablement la tragédie d’une autodestruction générale avec l’annihilation définitive de l’esprit philosophique européen. Il est donc non seulement possible mais souhaitable de se consacrer à une quête qui n’évacue pas la réalité historique et intersubjective, mais consiste bien plutôt à chercher les moyens de sortir dignement de la crise du sens et du nihilisme, cela grâce à un renouvellement de la philosophie comme discipline de la conscience critique se prononçant rationnellement sur la situation. C’est en effet dans la philosophie que se révèle exemplairement la téléologie historique propre à l’existence européenne, qu’il s’agit par conséquent de mettre à jour et de réaffirmer… La méthode employée par Husserl pour expliquer et dédramatiser la crise, consiste à lire la situation présente et engager une réflexion critique en portant un regard vers ce qui a été voulu par l’humanité pour chercher quelles sont les raisons de sa désorientation, de la perdition du but originaire. C’est la mise en œuvre d’une méditation historique rétrospective, sous la forme « d’une méditation-en-retour, historique et critique… par un questionnement à rebours sur ce qui, originellement et à chaque fois, a été voulu en tant que philosophie et a continué à être voulu à travers l’histoire… »
Or, l’ensemble de cette visée idéale repose sur la philosophie, redécouverte comme le lieu de dévoilement et le guide spirituel authentique de l’humanité - Husserl parle, à propos du philosophe, de « Fonctionnaire de l’humanité » -, dans la mesure où elle porte en elle la raison orientée vers le télos ultime de la vie. Et il est significatif que Husserl ait situé son projet de ressuscitation de l’essence de la philosophie, et corrélativement sa réflexion sur la vocation propre universelle de l’homme, par rapport à la tentative engagée à l’époque moderne de constituer une philosophia perennis. Il rappelle ainsi le rôle unificateur de l’existence assuré par la philosophie, désignant par là le mouvement né au moment de la Renaissance et parvenant à sa plus rigoureuse expression après que Descartes eu affirmé l’exigence d’une fondation rationnelle des sciences, projet qui sera porté et reformulé avec les tentatives post-kantiennes de donner à la philosophie la mission d’un redéfinition d’ensemble du sens de la liberté humaine à partir du sujet transcendantal, ultimement pensé comme esprit absolu.
Husserl présente bien sûr la visée d’une philosophie universelle, effectivement fondée et rationnelle en dernière instance, dans le but de montrer que les essais précédents sont réactualisés et assumés par la phénoménologie transcendantale : «… cette nouvelle philosophie ne désire rien de moins qu’englober dans l’unité d’un système théorétique toutes les questions pourvues de sens sans exception d’une façon rigoureusement scientifique, dans une méthodologie rationnelle apodictique et dans un progrès de la recherche infini, et cependant rationnellement ordonné. C’est ainsi qu’un édifice unique, en perpétuelle construction à travers l’infinité des générations,… devait donner la réponse à tous les problèmes imaginables, que ce soit les problèmes de fait ou les problèmes de raison, les problèmes de la temporalité ou les problèmes de l’éternité. (…) C’est ainsi que la métaphysique, science des questions ultimes et les plus hautes, parvint à la dignité de Reines des sciences, dont l’esprit seul confère leur sens ultime à toutes les connaissances, celles de toutes les autres sciences. C’est également cette tâche qu’hérita la philosophie qui se renouvelait, et même elle crut avoir découvert la vraie méthode universelle grâce à laquelle une telle philosophie systématique, culminant dans la métaphysique, pouvait être édifiée, et cela sérieusement, en tant que philosophia perennis. »
Husserl donne alors à la crise du sens de l’humanité européenne la signification d’une perte de foi en la raison. Car, selon lui, face aux résultats et au développement prépondérant de l’objectivisme, aux prouesses techniques et à la difficulté de fonder réellement une philosophie du sujet, apparut un sentiment de plus en plus fort d’échec devant les questions métaphysiques les plus élevées, difficulté qui engendra en même temps une dissolution interne de sa vocation première, une remise en question radicale de son efficience rationnelle critique, et la perte de la croyance en l’idéal d’une philosophie effectivement rigoureuse et capable de se déterminer sur le sens des pratiques humaines. La philosophie entra dans une crise interne, de même que la société humaine au niveau historique, parce que désormais plus aucune unité d’action ni direction rationnelle n’était données. L’homme perdant la foi en l’idéal, sa vie n’étant plus soutenue par la consistance de certitudes fondamentales, il perdit la foi en lui-même, et par là en la possibilité de réaliser une « humanité vraie et authentique, dès lors que dans la vie de tous les jours aussi la vérité comme but et comme tâche » était devenue étrangère. Il importe donc de réveiller la conscience en lui montrant la possibilité d’un combat spirituel authentique et en accord avec la vocation initial de l’esprit européen, seul capable finalement de rendre à l’humanité la confiance et la clarté d’une tâche infinie, sur la voie de l’accomplissement de la raison absolue…
Ce sur quoi se fonde cette approche inédite, trop largement ignorée, est selon nous la vérité la plus profonde de la phénoménologie husserlienne. Autrement dit : en partant d’une réflexion rétrospective sur ce qui a été voulu et ce qui constitue le sens unique de la philosophie, la tentative de libérer, en en dévoilant la possibilité réelle, la voie pratique du subjectivisme transcendantal. Ce qui ne signifie rien d’autre que la mise à jour d’une connaissance effective de soi-même, la véritable découverte de l’homme et de son horizon authentique de réalisation, cela à partir de l’expérience d’une pleine et entière prise de conscience de ce qu’il est, et de ses possibilités personnelles concrètes. Le point de départ étant précisément le sérieux d’une crise intérieure nihiliste, sous la forme d’une désacralisation et d’une déconstruction des arrières-mondes, lucidité sceptique radicale qui motive l’ascèse proposée par la suite - la mise en suspend des certitudes naturelles et l’élucidation du sens de mon rapport au réel. A ce titre, dans la mesure où Husserl entend non seulement ressusciter la tradition du rationalisme et de l’humanisme mais aussi donner sa véritable fondation et sa rigueur transcendantale authentique à cette pensée philosophique européenne héritée des Lumières allemandes, Ferdinand Alquié confirmait à sa manière en 1946 la pertinence et la légitimité d’un tel projet. Ainsi écrivait-il dans La solitude de la raison : « La réconciliation de l’homme et du monde ne peut être opérée que par une pensée qui, se détachant de l’expérience et ne se contentant pas de la décrire, de l’expliciter ou de la transformer, en découvre les conditions a priori, et peut ainsi remettre à leur place les diverses attitudes humaines, qui sont autant de rapports de la liberté et de l’Etre. Elle ne peut, en d’autres termes, être opérée que par un rationalisme métaphysique. (…) Mais le plus étrange est sans doute que, dans leur négation de ce qui les dépasse, les philosophes d’aujourd’hui en arrivent à refuser toute justification. Car justifier leurs doctrines serait précisément les rapporter à autre chose qu’elles-mêmes, les juger au nom de la transcendance qu’elles refusent. …l’homme rejette la métaphysique, qui est pourtant la seule voie par laquelle la raison puisse échapper à sa solitude, à sortir du moi en le rattachant à ce qui le fonde. Et l’on comprend aisément que le rationalisme métaphysique, dont la tâche éternelle fut de situer l’homme par rapport à l’Ordre universel, soit aujourd’hui combattu… par les kierkegaardiens et les marxistes… »
M. A. Banfi, lors du Colloque international organisé en 1957 autour de l’œuvre de E. Husserl à Royaumont, fit une conférence sur le thème précisément intitulée « Husserl et la crise de la civilisation européenne ». Après un bref exposé des diverses interprétations philosophiques de la crise contemporaine des valeurs, le philosophe américain tenta d’analyser la réponse apportée par Husserl : « L’interprétation husserlienne de la crise, tout en refusant la banalité d’évaluation du jugement abstraitement négatif, édifiant et sceptique à la fois, qui est le lieu commun du spiritualisme des belles âmes, tend en soi à résoudre la condition intrinsèque des trois lignes de force d’interprétation spéculative. D’un côté il affirme l’historicité de la crise et en relève par là même la concrétion ; d’un autre côté il en reconnaît l’essentielle universalité, comme crise de la raison. Par suite, en l’interprétant comme crise de la conscience culturelle, dans son universalité, il indique à la philosophie, qui est l’expression de cette conscience, non pas la simple tâche de reconnaître mais de résoudre la crise. (…) De cette vie ont disparu l’idéalité et l’infinité d’une direction, l’harmonieuse connexion des aspects, leur liberté opérante et cohérente, dont le monde grec et la Renaissance ont été des exemples. L’avenir semble s’enfermer dans une enceinte d’appétits, d’intérêts, d’aspirations opposées où chacun tend à exprimer sa singularité… »
Le phénoménologue allemand formule alors l’idéal politique universel de ce que serait, au contraire, une cité en laquelle la conscience d’un télos commun à tous les hommes assurerait une cohérence d’ensemble et une existence humaine sensée, et il fournit par là l’expression pratique d’une philosophie phénoménologique transcendantale, il est vrai dans le sens d’une appropriation du thème platonicien du roi-philosophe. Il s’est prononcé à ce sujet principalement lors de la conférence de Vienne en 1935, intitulée « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », qui participe du même état d’esprit que le dernier grand ouvrage d’introduction à la phénoménologie qu’il projetait de publier, mais qui est resté en partie inachevé, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale : « Dans cette société universelle, idéalement dirigée, la philosophie reste dans sa fonction de guide et, dans sa tâche particulière et infinie, dans la fonction d’une conscience théorétique libre et universelle qui embrasse en soi tous les idéaux et l’idéal absolu, en d’autres termes, l’univers de toutes les normes. En fait, la philosophie dans l’humanité européenne a une fonction d’archontat par rapport à toute l’humanité. » Car pour Husserl, « l’essence spirituelle de l’Europe est l’idée philosophique… immanente à toute son histoire… ou sa téléologie immanente qui se révèle du point de vue de l’humanité en général comme la naissance et le premier développement… de l’époque de cette humanité qui veut et peut vivre simplement dans la création de sa propre existence, de sa propre vie historique, selon les idées de sa raison, moyennant un processus infini. »
Qu’en est-il de la personne et de son sens transcendantal ou de sa mission historique dans la Krisis ? En ce qui concerne la notion de personne, outre qu’il la rapprochait de l’ego-homme pour la distinguer radicalement de l’ego transcendantal, Husserl développe ce thème également dans les années trente, et en particulier lors justement de la conférence de Vienne de 1935. Il tente alors, selon une réflexion historico-téléologique globale du sens de la vie de l’humanité, d’inscrire la vie personnelle et l’existence pratique et culturelle tout entière dans le mouvement de constitution du sens du monde par la subjectivité transcendantale, c’est-à-dire dans le travail et la présent vivant de la raison absolue. Cette mise en perspective de l’existence humaine personnelle à partir de la subjectivité qui en constitue le sens même, Husserl l’a principalement développée dans les derniers paragraphes et les manuscrits complémentaires en appendice de la Krisis. Il a thématisé notamment le rapport de l’homme dans son existence, c’est-à-dire du Dasein, et de ce par ou en quoi sa présence au monde prend un sens. Or, il est à cet égard particulièrement décisif que Husserl ait donné une signification pratique, historique et existentielle à la doctrine de la réduction phénoménologique transcendantale, allant même jusqu’à écrire que « l’attitude phénoménologique totale, et l’épochè qui en fait partie, sont appelées par essence à produire tout d’abord un changement personnel complet qui serait à comparer en première analyse avec une conversion religieuse, mais qui davantage encore porte en soi la signification de la métamorphose existentielle la plus grande qui soit confiée à l’humanité comme humanité. »
L’idée d’une transformation globale de la vie personnelle, provoquée par la prise de conscience transcendantale de soi-même, est présentée plus explicitement dans un texte inédit du 20 juin 1936, comme étant une conséquence de l’opération de l’épochè transcendantale : « L’épochè transcendantale est par conséquent ce changement total de la position de l’ego, le renversement de la position dans laquelle il ne cesse de vivre parmi ses actes, en sorte que l’ego qui vit directement sur le terrain du monde se met à vouloir vivre d’une façon nouvelle : au lieu de vouloir continuer et renouveler sa prise sur le fond de ce qu’il a déjà reçu et pris en soi-même…, au lieu de vouloir continuer son activité, inventer de nouvelles prises, etc…, au contraire il veut maintenant apprendre à se connaître soi-même dans l’ensemble de son être antérieur, et, à partir de là, dans l’ensemble de son être à venir tel qu’il y est esquissé d’avance. (…) C’est là la connaissance de soi effective, authentique, ultime, absolue, en tant que tâche infinie… » Par là l’humanité ne se connaît plus seulement comme ce qu’elle est dans le présent déjà donné, mais comme ce qu’elle peut et doit devenir pour accomplir sa vocation universelle.
Mais le texte à cet égard le plus synthétique et le plus significatif, concernant la vocation personnelle rationnelle, est le paragraphe 73, qui clôt la partie centrale du corpus de sa dernière grande œuvre. Dans ce texte, intitulé « Conclusion : la philosophie comme auto-méditation de la raison, auto-effectuation de l’humanité », Husserl présente les choses comme suit : « La Raison est ce qu’il y a de spécifique dans l’homme, en tant qu’être qui vit dans des activités et des habitualités personnelles. En tant que personnelle cette vie est un devenir constant dans une constante intentionnalité de développement. Ce qui devient dans cette vie, c’est la personne même. Son être est toujours à nouveau devenir, et cela vaut, dans la corrélation de l’être personnel individuel et de l’être personnel communautaire, pour l’un et l’autre, pour les hommes et pour les humanités qui forment une unité. La vie humaine personnelle se déroule aux divers étages de l’auto-méditation et de l’auto-responsabilité, depuis les actes isolés et occasionnels de cette forme jusqu’à… la saisie par la conscience de l’idée d’autonomie, et l’idée d’une décision de la volonté, résolue à donner à l’ensemble de sa vie personnelle la forme de l’unité synthétique d’une vie dans l’auto-responsabilité universelle ; résolue aussi, corrélativement, à se donner à soi-même la forme de l’ego véritable, de l’ego libre, autonome, qui cherche à ce que la raison qui lui est innée, l’aspiration à être fidèle à soi-même, à pouvoir rester, en tant que Ego-raison, identique avec soi, se réalise … »
Ce que Husserl formule ici, est ce qu’il avait appelé dans ses Méditations cartésiennes l’idéalisme transcendantal. Mais alors qu’il s’agissait alors de fonder la théorie phénoménologique transcendantale par un travail d’élucidation systématique du sens à partir de la subjectivité, la démonstration de son effectivité et de son inconditionnelle nécessité consiste à présent, comme nous le suggérions plus haut, à montrer que la philosophie est la présupposition inexprimée et la condition de possibilité absolue d’une réalisation raisonnable de l’humanité, ce dont Husserl tente de rendre compte avec l’idée d’une téléologie universelle de la raison traversant de part en part toute l’historicité. Il formulera finalement cet idéalisme en le présentant comme l’aspiration la plus authentique de l’homme lorsqu’il cherche un accomplissement heureux et libre à la fois : « il s’agit, comme je l’ai dit, d’une humanité qui se comprend elle-même rationnellement, comprenant… qu’être homme c’est être téléologiquement et c’est devoir-être et que cette téléologie règne dans tout ce que nous faisons et tout ce que nous avons en vue égologiquement… » Le pilier central de la doctrine de l’idéalisme transcendantal est exposé dans la Krisis en ces termes : « dans une systématique de la formation conforme à l’essence, l’on peut acquérir une compréhension ultime du fait que chaque ego de l’intersubjectivité doit être nécessairement constitué comme un homme dans le monde, le fait, donc, que chaque homme « porte en lui un ego transcendantal » ; mais il ne le porte pas en lui comme une partie réelle ou une couche de son âme (ce qui serait un non-sens) : il le porte en lui dans la mesure où il est l’auto-objectivation de l’ego transcendantal (auto-objectivation qui peut être mise à jour par l’auto-méditation phénoménologique). »
Par ailleurs, dans un manuscrit écrit en 1922, Husserl s’exprime sur l’idéal de l’accomplissement humain, le souhait d’atteindre un état personnel authentique et effectivement rationnel. Ce qui est remarquable dans ce texte inédit, c’est justement la distinction entre deux modes de l’idéalisme, un idéal relatif et un idéal absolu, qui correspondent en vérité à deux achèvements de l’idéal personnel : le premier étant accessible à l’humanité et l’autre signifiant le but supérieur mais inconcrétisable du moi dans la figure de Dieu. Cette démonstration repose entièrement sur la notion de passage à la limite : « Si nous allons maintenant jusqu’à la limite idéale, mathématiquement au « Limes », un idéal de perfection absolu se détache alors d’un idéal de perfection relatif. Ce n’est rien d’autre que l’idéal d’une perfection personnelle absolue - de la raison absolue, théorique, axiologique et pratique en tout sens ; en l’occurrence, c’est l’idéal d’une personne en tant que sujet de toutes les facultés personnelles intensifiées au sens de la raison absolue - d’une personne qui, si nous la pensions comme étant toute puissante ou « omnipotente », possèderait tous les attributs divins. En tout cas, abstraction faite de cette différence (extra-rationnelle), nous pouvons dire que le Limes absolu, le pôle qui se déploie au delà de toute finitude, vers lequel est dirigé tout effort authentiquement humain, est l’idée de Dieu. Elle-même est le « moi authentique et vrai », que, ainsi qu’il faudra encore le montrer, tout homme éthique porte en lui-même, auquel il aspire et qu’il aime infiniment et dont il se sait toujours encore infiniment éloigné. A côté de cet idéal absolu de perfection, il y a l’idéal relatif, l’idéal de l’homme parfaitement humain, de l’homme du « meilleur » pouvoir, de la vie mue par une conscience à chaque fois « la meilleure possible » pour lui - idéal qui porte toujours à nouveau en lui le sceau de l’infinité. » (Husserliana, Volume XXVII, p.33).
Au début de la « Krisis », dans les années trente, Husserl écrira ensuite que « le problème de Dieu contient manifestement le problème de la raison « absolue » comme source téléologique de toute raison dans le monde, le problème du « sens » du monde. », et, plus loin, il présentera la notion de Dieu encore, d’une façon qui rappelle le texte de 1922 : « De pair avec cet accroissement et ce perfectionnement de la puissance de connaissance à l’égard de la totalité, l’homme acquiert ainsi sur le monde ambiant de sa praxis une domination toujours plus parfaite et qui s’étend en un progrès infini. Ce qui inclut également la domination sur l’humanité qui est partie intégrante de ce monde ambiant réel, donc sur soi-même et sur ses compagnons d’humanité, une puissance toujours croissante sur son destin, et par conséquent une « félicité » toujours plus parfaite - du moins cette félicité que la pensée peut raisonnablement concevoir pour les hommes. (…) Ainsi l’homme est-il réellement l’Image de Dieu. En un sens analogue à celui dans lequel la mathématique parle de points, de lignes… infiniment éloignés, on peut employer cette figure : Dieu est « l’homme infiniment éloigné ». » Sur la question du mysticisme et de l’idée de Dieu, Husserl s’est exprimé par ailleurs en 1931 au cours de ses conversations avec Dorion Cairns. Selon ce dernier, qui a retranscrit par la suite les propos du maître pour les communiquer, Husserl déclarait qu’il « pouvait reprendre des pages entières de Maître Eckhart. Il doute pourtant du caractère suffisant de la pratique du mysticisme… En revanche, la prise en vue de la rationalité du monde que l’on gagne par la vraie recherche scientifique se maintient à travers toute expérience future. » Puis, à propos de Dieu : « il est évoqué comme « extérieur » au monde, mais extérieur ou intérieur sont des conceptions mondaines… C’est seulement quand la nature d’une conscience transcendantale est comprise que la transcendance de Dieu peut l’être. »
A l’encontre de toutes les forces archaïques irrationalistes, et à la différence des tentations mystiques relatives à la vie naturelle au monde, Husserl expose une dernière fois le chemin d’une méditation-en-retour, historique et critique de la raison, et tente de définir ce que peut être le rôle de la philosophie face à la crise du sens de l’humanité européenne, et aboutit à la mise en œuvre de « la plus profonde et la plus universelle compréhension de soi de l’Ego philosophant en tant que porteur de la raison absolue venant à soi-même…, qui comprend aussi justement l’existence humaine (…), et finalement, pour conséquence, l’ultime compréhension de soi de l’homme en tant que responsable de son être humain propre, sa compréhension de soi comme ayant son être dans la vocation à une vie dans l’apodicticité ».
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Conclusions : La crise du sens est-elle un phénomène inéluctable et définitif ?
Est-elle mondiale ou seulement propre à la civilisation occidentale moderne ?
Nous disions que le nihilisme signifie avant tout une négation de la personne et qu’il se manifeste principalement dans le fait que l’humanité contemporaine n’est plus à même de se comprendre et d’assurer un sens unifié à son existence. Nous pouvons ajouter que la prise de conscience du néant coïncide avec la possibilité de la mort, et engage une rencontre soudaine avec la finitude de notre condition mortelle. En cela se produit une mise en question radicale de l’homme et de sa vocation dans l’univers, par la désacralisation des privilèges qui lui étaient traditionnellement accordés. C’est pourquoi l’époque actuelle donne parfois l’impression d’être si pessimiste et désabusée, hantée par un scepticisme sans appel et pourtant avide d’ouvrir la voie d’une habitation du monde enfin réaliste, planétaire… Mais qu’en est-il donc de ce nihilisme au fond, et en quoi précisément pourrions-nous proposer un nouveau possible ? Cette ouverture serait la clairière d’une existence désormais exclusivement référée à des principes socratiques, c’est-à-dire incapable d’esquisser autre chose que l’expérience même d’une inconditionnelle espérance dénuée de toute caution souveraine et de toute certitude acquise. Ayant pris acte à la fois de l’irréductible finitude et de la rigueur d’une existence tendue vers une improbable idée de l’humanité, elle serait la tentation de vivre une philosophie de la liberté, pensée de l’ultime et minimale situation ontologique de l’homme lorsqu’il se rend compte qu’il n’y a rien à chercher en dehors du monde et de soi, parce que l’absolu est intégralement contenu dans le fini.
Le philosophe tchèque Jan Patocka, un des premiers porte-parole de la Charte 77 pour la défense des Droits de l’homme dans les pays de l’Est, écrivait à la fin de sa vie dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire : « L’homme ne peut pas vivre sans sens, sans un sens total et absolu. Cela veut dire : il ne peut pas vivre dans la certitude du non-sens. Mais cela signifie-t-il qu’il ne puisse pas vivre à l’intérieur d’un sens recherché et problématique ? » Telle est au fond la question directrice à partir de laquelle nous pourrions interroger maintenant chacune des propositions philosophiques exposées. En effet, dans la mesure où les options orientaliste, monothéiste et rationaliste prétendent apporter chacune la réponse appropriée à la perte de sens de l’existence et à la crise de civilisation globale qu’elle entraine, nous sommes en droit de nous demander si ce qui est présenté ainsi ne porte pas malgré tout et à son insu le nihilisme vers un achèvement extrême. Autrement dit, comme le suggéraient les auteurs de l’introduction aux Traversées du nihilisme : en quoi pouvons-nous dire qu’une critique du nihilisme est juste et suffisamment lucide, comment pouvons-nous être sûrs qu’il ne s’agit pas encore d’une promesse qui reconduirait finalement en l’aggravant la situation actuelle ? Prendre au sérieux le problème de la perte de sens de la vie de l’humanité européenne, cela signifiera par conséquent soumettre toutes les propositions de sortie à un examen critique radical, sans illusion.
Nous avons néanmoins présenté trois réponses possibles au problème du nihilisme. Nous allons reprendre les argumentations de deux de ces interprétations de la crise du sens de l’humanité du XXème siècle. Celles qui, sans qu’on puisse les réduire à cela, symbolisent les modalités philosophiques et existentielles orientalistes et occidentalistes. Et puisqu’il s’agit pour nous de la cause de l’homme et de la possibilité d’un accomplissement personnel qui respecterait et réaliserait sa vocation profonde, nous allons à présent retrouver le thème inaugural à partir duquel nous avions commencé : la notion de « sagesse ».
Quelle peut être la conception orientaliste, soutenue ici par Georges Valin ? Dans sa thèse de Doctorat, La perspective métaphysique, au chapitre intitulé « De l’évidence à la réalisation de soi », Valin définissait les choses ainsi : « L’intuition intellectuelle présuppose… que l’ego et l’individuation en général ont perdu le privilège de leur évidence naturelle aux yeux de son intelligence [le gnostique] : il perçoit clairement que l’ego n’est pas distinct du Soi ou de l’Un. …l’être humain qu’est le gnostique se trouve dépouillé, en tant qu’intelligence, des limitations constitutives de l’ego… (…) L’être humain [qui] reste centré sur son ego, ses rapports avec l’Absolu y sont ceux d’une âme rigoureusement individuelle avec un Dieu posé comme personnel. » Plus loin, enfin, Valin rappelait ce qui selon lui distingue le Sage du simple philosophe occidental : « Le sommet de la perfection coïncide ici avec l’intégration totale d’un monde que l’on ne perçoit plus comme différent de Soi, et qu’il n’y a donc pas à quitter pour être en présence de ce dernier. (…) Le Sage, au terme de son ascension spirituelle, découvre concrètement l’aspect d’expansion infinie de l’Absolu, c’est-à-dire son immanence radicale au manifesté. » Dans un tout autre contexte, mais selon une approche semblable de la question puisqu’il s’agit là encore de faire valoir l’unité intemporelle de la philosophie éternelle, Léo Schaya rejoint et confirme une telle conception. En effet, dans un ouvrage intitulé La doctrine soufique de l’unité, ce dernier écrivait en 1981: « La doctrine soufique de cette identité suprême… peut être résumée ainsi : Tout ce qui n’est pas Dieu, n’est pas. La création comme telle est non-existence ; elle n’existe qu’en tant que Réalité incréée de Dieu. La connaissance de soi est celle du Soi divin, qui se connaît par Lui-même, en dehors de toute opposition entre un sujet et un objet cognitifs. L’homme connaît son Soi par son Soi, sans intermédiaire. La connaissance du Soi seul réel implique celle de la non-existence ou « mort » de tout « autre que Lui ». Dans cette « mort » que l’homme éprouve en connaissant son « Soi » par son « Soi », rien de ce qui existe n’en meurt ; cette « mort » n’est que la non-existence de ce qui n’existe pas. »
En ce qui concerne l’option rationaliste, représentée ici par Husserl, la possibilité d’une attitude personnelle sensée a été formulée en collaboration avec son disciple Eugen Fink à l’époque de la rédaction de la Sixième Méditation cartésienne. Husserl écrivait en effet en marge du texte de Fink, sur la question des conséquences historiques de l’activité des phénoménologues : « L’homme, brisant de part en part son humanité par la connaissance transcendantale, gagne par là la possibilité d’une humanité nouvelle, plus haute. Il se connaît en elle comme ego transcendantal qui s’est lui-même objectivé comme homme et qui est entré dans la connaissance transcendantale de soi en sortant de l’attitude spéciale de cécité… Il acquiert alors la possibilité d’une existence mondaine nouvelle…, tout le transcendantal est rétroprojeté dans la mondanéité ; (…) La vie de l’homme dans l’humanité élucidée transcendentalement est fondamentalement différente de la vie naturelle naïve que le phénoménologue sérieux n’a absolument plus à produire de manière effective. » Ces propos concernant la possibilité humaine d’une autre manière d’être au monde, et par conséquent un nouveau sens de l’existence, à la fois du point de vue théorique (signification-compréhension) et du point de vue pratique (direction-destination), sont présentés différemment et synthétisés dans une autre philosophie, également de la tradition post-kantienne transcendantale, la Logique de la philosophie d’Eric Weil. C’est dans la thèse de Gilbert Kirscher qui y est consacrée que nous trouvons une expression brève et claire du thème de la sagesse, sagesse réhabilitée par Weil comme aboutissement et accomplissement d’une pensée du sens et de la liberté. Gilbert Kirscher écrit ainsi, dans l’homme pensant… Le sage vit son discours, « il a mené le discours au point où le discours devient vie concrète et un paragraphe abordant le « sacrifice de l’individualité » : « L’idée de sagesse, pensée par le philosophe comme la fin de sa recherche, devient catégorie quand la fin n’est plus à venir, mais présente, hic et nunc dans la vie de unit l’homme et sa situation. » (…) Cet acte est celui de l’individu qui « renonce à l’individualité et accepte la mort de ce qui ne vivait que dans le refus de la cohérence agissante. » (…) Le sage s’ouvre au tout de la réalité sensée. Le renoncement n’est donc un sacrifice et une perte qu’aux yeux de l’individu qui reste rivé et opposé à une réalité partielle, elle-même violente, hostile, dénuée de sens. »
Nous voyons par ailleurs à quel point les différences recouvrent des similitudes étonnantes, et en quoi finalement les voies mystiques et rationnelles peuvent être rapprochées et rapportées l’une à l’autre, dans leurs modalités sinon au niveau de leurs fins. La comparaison devient alors plus subtile, et il faut noter qu’elle ne consiste plus en l’exposition d’une différence géographique ou civilisationnelle, mais de deux attitudes universellement praticables, deux voies toujours contemporaines et opposées entre elles traditionnellement, l’une privilégiant la croyance et l’autre la connaissance. Il est important de rappeler que ce qui fonde chacune des attitudes est la liberté d’esprit, la liberté de se donner à soi-même un but dans l’existence, de s’autodéterminer en vue d’une fin. Ces deux formes de réponse au nihilisme ont essentiellement en commun la nécessité d’une réorientation générale de la vie à partir d’un recul critique rigoureux et d’une reprise de soi de l’humanité. Même si, bien entendu, l’une se donne comme cadre la Tradition primordiale et l’unité transcendante des religions, et l’autre au contraire la fondation d’un horizon de sens de l’humanité et la réalisation historique et intersubjective de la raison.
Finalement, le danger principal, lorsque l’on cherche une réponse, serait d’adopter une attitude théorique dogmatique, de vouloir à tout prix découvrir la clé et la porte de sortie. Cette incapacité à comprendre ce dont il va fondamentalement dans le phénomène nihiliste peut en effet conduire tout simplement à un aveuglement qui, soit laisse se poursuivre le mouvement sans rien pouvoir faire pour aller contre, soit l’alimente en ne fournissant pour solution qu’un système ou une métaphysique opposés totalement à ce qui a lieu. C’est ainsi que Jan Patocka en arrivait au bilan désespérant : « Dans sa polarisation, le monde actuel peut parfois avoir l’air du champ de bataille d’un double nihilisme, ce terme étant pris en son acception nietzschéenne : le théâtre d’un conflit entre le nihilisme actif et le nihilisme passif, entre le nihilisme de ceux qui sont paralysés par des vestiges inconséquents de régimes du sensé hérités du passé, et le nihilisme de ceux qui opèrent sans scrupules la transvaluation de toutes les valeurs sous le signe de la force et de la puissance. » Plus loin, il donne les conditions pour une véritable lucidité concernant le rôle possible de la philosophie, prise de conscience de ce qu’il importe de penser : « Or, le nihilisme ne se montre réellement dogmatique que s’il affirme le non-sens comme fait ultime et indubitable… Cette considération fait apparaître alors le nihilisme dogmatique comme le corrélat des thèses dogmatiques du sensé, de ces thèses donc que la métaphysique avait prises à son compte, ainsi que la théologie… qui s’y rattache. »
Tout rejet radical, au nom d’une restitution du sens originaire ou originel de l’existence et dans le sens d’une refondation ontologique du monde humain, se place donc toujours déjà dans l’impossibilité de résoudre la crise, et cela précisément parce que le type de solution apporté ne correspond pas à la réalité en question. Par conséquent, toute tentative engagée pour mettre en œuvre, de manière réactionnaire ou révolutionnaire, une restauration uniforme que l’on considère comme une panacée universelle, n’aboutit qu’au nihilisme absolu, car ce n’est rien d’autre que la source et la manifestation la plus directe du nihilisme : la négation perpétuelle de la réalité de la vie humaine pour des programmes visant abstraitement l’harmonisation dictatoriale de la cité. Ce rêve ne peut naître en effet que parce que l’on a déjà nié fondamentalement ce qui fait que des hommes peuvent avoir accès au sens et formuler un projet d’émancipation historique commun : la liberté.
Or, nous retrouvons la nécessité du recentrement sur la personne dans une autre tradition, il est vrai également monothéiste, la pensée hassidique issue des sociétés juives ashkénazes d’Europe centrale. En effet, dans son Essai sur La Voix de l’Homme selon le Hassidisme, Martin Buber présentait la relation du moi à son Dieu dans les termes d’une intériorisation et d’une personnalisation du rapport, de sorte que l’idée de vocation ou de quête absolument propre à chaque individu ressorte comme essentielle, fondatrice. Il exprime et prolonge ainsi l’enseignement de Rabbi Israël Baal-Shem-Tov, le fondateur du hassidisme, en prononçant ses mots concernant l’attitude de l’homme pieux désirant incarner sa foi : « Dieu ne dit pas : Cette voie-ci mène à moi et celle-là pas, mais il dit : Tout ce que tu fais peut être une voie vers moi, pourvu que tu le fasses de telle manière qu’elle te conduise à moi. Mais ce qui peut et doit être fait par cette personne-ci et nulle autre, ne peut lui être révélé qu’en elle-même. (…) Ainsi la voie dans laquelle un homme peut atteindre Dieu ne lui est révélée que par la connaissance de sa propre nature, la connaissance de ses qualités et tendances essentielles. Chacun a en lui quelque chose de précieux qui n’est dans aucun autre. Mais cette chose précieuse dans un homme ne lui est révélée que s’il perçoit son sentiment le plus fort, son vœu central, ce qui en lui constitue son être le plus intime. »