Eléments de doctrine traditionnelle

Jean-Luc Spinosi


Introduction

Cette étude s’inspirant des travaux de René Guénon mais ne s’y limitant pas a pour finalité de servir d’introduction à la perspective métaphysique. Ce « zèle pour l’Absolu », ainsi que le nomme Masson Oursel, ouvre des horizons non seulement cog­nitifs mais aussi et surtout réalisateurs qui se traduisent par une vision du monde, des modes de pensée et l’atteinte d’états rendus effectifs. Ce que les différents véhicules spirituels ont anticipé comme Sagesse Eternelle ou Sophia Perennis est, par analogie, pressentie en tant que Doctrine Incréée. F. Schuon a élargi le champ de vision en indi­quant la dimension de la Religio perennis qui implique une appréhension ne se limitant pas à l’aspect intellectif et à laquelle nous ajouterons un « espace » relevé par Henri Corbin, celui de l’Imaginal. Ainsi l’intelligence contemplative, le sens religieux et l’imagi-nation active qui sont les « facultés » inhérentes aux dimensions précitées ne seront pas considérées comme s’opposant, mais comme s’impliquant dans une recherche d’harmonie où dans la convergence nécessaire de l’Absolu, s’aboliront les séparations provisoires pour réaliser ce que l’on nomme la « fusion sans confusion » de la coïnciden­cia oppositorum.

Nous nous appuierons donc, dans un premier temps, sur les études entreprises par René Guénon, puisque sa démarche illustre pleinement ce que signifie l’entrée dans la voie traditionnelle menant à un champ de vision situé hors du point de vue profane.

L’itinéraire dépasse l’étroitesse des opinions et des mises en système, ainsi, une in­vestigation fut-elle menée concernant le Vedanta, darshana suprême du véhicule hindou, le Tao ou fondement des fondements dans le contexte chinois, l’Islam, religion dont une des implications est de reconnaître et contenir toutes les autres. Très schéma­tiquement, nous constaterons le déploiement de chaque aspect comme provenant d’une même source (l’Infini) et exprimant les jalons d’une quête qui fera déboucher la dimen­sion humaine sur la dimension divine.

Il existe dirons-nous un Absolu et un relatif, un ordre et un chaos, un centre et une périphérie, toutes ces notions impliquent « l’Un et le multiple ». La dimension méta­physique s’ouvre sur les principes majeurs (et non sur des « principes »), ainsi la perspective fait-elle plonger l’esprit dans ce que la parole mutilée appelle à tort l’Être et le Non-Être. Une fois que l’on a saisi l’idée affirme Tchouang-Tseu, il faut jeter le mot, tout comme la nasse qui a servi à attraper le poisson.

Nous parvient du monde transcendantal, un parfum subtil qui nous décrit une sphère exempte de catégories (logiques, figées) où l’esprit est en puissance absolue car hors de portée de toute mise en système. Le monde moderne a bien effectué une rup­ture avec ce que nous venons d’énoncer, la tradition est oubliée.

C’est sur ce thème de la Tradition que Guénon va opérer ses recherches. Il nous in­vite à redécouvrir les éléments essentiels et dans cette découverte ressurgissent les aspects occultés par le monde moderne. Un aspect fondamental de cette œuvre s’affirme dans la reconnaissance d’une tradition primordiale, encore nommée centre ou pôle qui constitue le fond commun de toutes les traditions spécifiques. Nous retrouve­rons ici une autre manière d’indiquer que l’Un est le multiple. Des thèmes guénoniens nous pouvons discerner, la métaphysique, l’approfondissement des symboles et des ri­tes, les cycles cosmiques et les états multiples de l’Être. Ceci est une première classification pratique mais une autre approche peut-être établie en considérant les conclusions qui suivent à partir de thèmes précis :

La mathématique renvoit au-delà du quantitatif au qualitatif dans un ordre de rapports, de proportions et d’harmonies virtuelles. La physique et la chimie mènent à la cosmologie, l’univers à la géographie sacrée, toute appréhension scientifique se voit dans l’expression d’un ordre métaphysique. L’énoncé des reconductions ici suggérées, sans qu’il soit permis de confondre les niveaux, implique une vision où fondamentale­ment s’établit la reconnaissance d’états multiples et hiérarchisés. Ainsi, l’indiquera à nouveau la perspective hindoue. Le Védanta montre le passage en quatre états: Brah­ma qui est l’universel de non-manifestation, Ishvara en tant que manifestation universelle et informelle, puis les états individuels de manifestation formelle subtile et ceux qui s’affirment corporels.

La métaphysique est donc expression de paliers, ses principes sont toujours pré­sents. Il est important de saisir que ce qui est métaphysique reste en dehors des systèmes et des dogmes, reposant donc au niveau de l’Immuable et soustrait au chan­gement.

Toujours dans cet ordre d’idée, il s’avère que la connaissance métaphysique vérita­ble est inexprimable et qu’ainsi elle ne saurait s’atteindre sans la réalisation d’un état. La doctrine hindoue illustre encore la progression par la présentation des darshanas ou points de vue que nous pouvons énoncer comme suit :

Le Nyâya :

Il se rattache à la logique occidentale grecque, c’est l’argument démonstratif, la con­ception (le raisonnement) des choses dans leurs rapports avec l’entendement.

Le Vaishêshika :

Il considère les choses en elles-mêmes et se rapproche de la cosmologie médiévale, de la physique grecque et comprend la théorie des éléments.

Le Sâmkhya :

Il se rapporte à la Manifestation considérée dans son aspect synthétique, à partir des principes qui déterminent la réalité. Principe Buddhi : l’Intellect pur Principe Prakriti : la Substance indifférenciée Ce point de vue envisage les éléments comme le Vaishêshika mais dans leur ordre de manifestation.

Le Yoga :

Il désigne l’union entre l’homme et l’Universel en tant que voie de réalisation. Point de départ : la concentration.

Le Mimânsâ :

C’est l’étude de la doctrine, des rites et des symboles et la connaissance de la Doc­trine (ici les Védas)

Le Védanta :

Il s’agit de la métaphysique pure.

Un des thèmes principaux de l’œuvre guénonienne réside dans le regard porté sur la modernité. C’est en effet par voie de comparaison que s’approfondira une vision générale portant sur les principes. Outre le cheminement qui confrontera les épistémologies modernes aux herméneutiques traditionnelles, nous constaterons les effets d’une dégradation.

La science moderne basée sur le rationalisme nous montre l’image d’un savoir bor­né. Aucun rattachement à un principe supérieur n’y figure. Son objet ne touche que les données du monde sensible, niant tout ce qui échappe à ce domaine.

L’esprit de système où l’on coince toute connaissance dans le relatif ne fait que li­miter la connaissance. Une méthode exclusiviste, où le rationalisme domine, n’offre que le spectacle de la contingence. La connaissance intellectuelle pure et transcendante que constitue la métaphysique est ici ignorée au profit du rationalisme. La raison, fonction limitée, devient non plus un moyen mais un principe totalitaire.

Le savoir moderne, exempt de principes, reste en surface et se perd dans la multi­plicité des faits, sur la base d’une vue purement analytique. L’analyse se poursuit indéfiniment, d’où une inefficacité de synthèse et de rattachement à des principes es­sentiels.

En Orient, la science est encore considérée comme étant un reflet de vérités immua­bles et supérieures, une participation de celles-ci aux phénomènes, la coupure n’est pas aussi brutale que celle que s’est occasionné l’Occident.

L’Occident piégé par le rationalisme, affirme la raison en tant que dogme excluant la métaphysique et l’intuition intellectuelle pure. Il s’agit d’une simplification à outrance opérant par réduction au travers de déterminations quantitatives d’où un préjugé d’uniformité totale. La raison découpe artificiellement le réel, supposant identiques des éléments qui ne le sont que par l’appréhension quantitative.

N’est scientifique alors que ce qui est en chiffre, la qualité bascule au contact des quantifications. Simplification et uniformisation par les catégories schématiques sont des tendances du rationalisme, où la raison n’est plus investie par des principes d’or-dre supérieur.

C’est le « Règne de la quantité » dans le monde de l’esprit. Maintenant, voir à tra­vers ce prisme scientiste n’indique que l’apparence des phénomènes et ne peut rien faire saisir du côté de l’essence des choses, il s’agit donc d’une vue entièrement représenta­tive et nullement explicative, le mouvement n’y est que décrit, sa raison non communiquée. Tout ceci est produit par l’esprit de système où un dualisme outrancier (du corps et de l’esprit selon Descartes) fait que l’homme est arbitrairement mutilé en deux parties qui ne peuvent plus se joindre.

Il reste cependant à observer que le système lui-même vit d’une contradiction in­terne, sans lien avec des principes d’ordre supérieur (donc sans certitude foncière) il présente des hypothèses (sur lesquelles rien de durable ne peut être fondé) mais par contre s’évertue à les présenter comme des dogmes (la raison au dessus de tout, l’évolutionnisme, etc…).

La quantité (base du rationalisme) n’est pourtant qu’une présupposition comme l’indique Guénon, mais qui n’explique rien, pour l’intellect elle ne fait que présenter des notions creuses et vides de toute portée.

L’essence, la qualité échappent entièrement à ce mode d’appréhension. La qualité est ce qui reconduit à l’essence des choses, l’« espèce » indépendamment du nombre d’éléments qui peuvent la constituer. Prenant l’exemple de la géométrie traditionnelle face à la géométrie quantitative Guénon va apercevoir les données qui fondent ce thème.

Une figure peut être équivalente à une autre sur le plan de la grandeur, mais la si­militude interviendra réellement au niveau de la forme qui reste un élément qualitatif où il y aura irréductibilité au point de vue quantitatif.

De même, la direction d’une figure représentera encore le côté qualitatif spatial et ne saura se résoudre à un simple aspect quantitatif, la direction apparaissant de plus comme élément de signification dans toutes les cultures traditionnelles. La géométrie ancienne possédait un élément certes quantitatif, le plan opératif, le mode « technique » mais ce côté se rattachait à un mode « qualitatif », celui de la significa­tion essentielle. Le lien n’était pas rompu qui faisait qu’une œuvre matérialisée se trouvait être la manifestation d’une idée d’un « possible ».

La modernité n’obéit qu’aux lois de la matière et reste essentiellement profane et bornée. Seul l’impact utilitaire s’affirme et crée un amalgame de besoins artificiels qui s’enchaînent les uns les autres. Coupé de la connaissance intégrale, le domaine de cette vision n’émet que des hypothèses qui se détruisent au fur et à mesure sans rien fonder en éléments spirituels. L’intuition intellectuelle est niée au profit de la raison, établis­sant une limitation de l’intelligence en plongeant dans le relativisme.

Dès lors, il n’y a plus de vérité, mais une réalité réduite au monde sensible, mou­vant et instable. C’est la négation de l’intelligence, le monde du devenir, de l’utilité et non de la vérité qui donne l’ébauche d’un savoir parcellaire et morcelé. Sur le plan so­cial, la chimère égalitariste nie les différences de nature entre les hommes ainsi que la hiérarchie naturelle.

Une uniformisation totale s’établit comme si tous étaient aptes à la même chose. Ainsi détruit-on les élites pour former des légions de demi-savants. Le supérieur ne peut découler de l’inférieur, la loi du nombre où s’additionnent mathématiquement les individus renverse l’ordre naturel où la multiplicité est issue du principe de l’unité. Concernant ce « déclin de l’Occident » pour reprendre une formulation d’Oswald Spengler, nous en retrouverons les éléments préfigurateurs dans le contexte hellénique.

L’harmonie merveilleuse des Idées éternelles est une vision essentielle des philoso­phes grecs, mais chez ces derniers germait le rationalisme qui occulta l’Intellectualité pure. L’aristotélisme au prolongement iconoclaste renversa le platonisme en un proces­sus qui consomma la rupture définitive au moment historique de la fin de l’âge médiéval.

Les formes traditionnelles sont des voies diversifiées qui mènent au but que nous pouvons nommer mode de l’inexprimable et du supra-rationnel. Il ne s’agit pas là de quelque élément contraire à la raison mais d’un plan qui lui échappe complètement.

La métaphysique s’exprime aussi sur des modalités symboliques, ainsi les images seront-elles des supports de contemplation. La confusion du monde moderne est de s’être tourné sur une application hypertrophiée de la voie active. Le résultat de cette solidification s’observe par l’affirmation d’un individualisme issue de la pensée de Descartes dans le temps où les doctrines métaphysiques invitent à la délivrance, c’est-à-dire à la non-individuation.

Dans ce même contexte nous pouvons saisir la réduction de la conception d’un dieu exclusivement personnel apparue dans le cadre d’une rationalisation de la pensée religieuse, origine du monolithisme totalitaire et uniformisant.

La métaphysique par la manifestation de ses principes, c’est-à-dire les traditions invite effectivement à retrouver le centre, l’unité et l’au-delà parfait. De multiples direc­tions sont indiquées mais le centre s’appelle Shamballa en Inde, le Graal en Occident, ou la Cité des Saules pour les Taoïstes, le but est identique. Il faut préserver la part de l’inexprimable déclare Guénon, c’est au travers des symboles et des initiations que l’on franchira la porte des merveilles tout en préservant justement cette part de l’inexprimable puisque l’Être atteindra un état de réalisation adéquat à la dimension en question.

Lorsque l’on s’attache aux principes universels, la recherche empirique ne peut ser­vir que de point d’appui, le réel ne montre pas son essence par l’acte de disséquer et de schématiser.

Connaître, c’est ici assimiler l’essence d’une chose mais aussi s’y identifier. Il n’y au­ra pas de processus de conceptualisation ou d’abstraction, mais un mouvement d’appréhension en puissance qui se fera là où l’Être pourra enfin résider.

La réalisation d’un état est donc le véritable acte de connaissance, tel que l’exprime le symbole de la croix, il y aura une réalisation (les petits mystères) en intensité (les grands mystères). La Cité céleste est toujours le but à atteindre, bien qu’aucune « visée » extérieure ne se produise. Ainsi, la tradition primordiale devient donc le cen­tre, le pôle où se résolvent les différences en l’Unité, lieu métaphysique par excellence.

Il n’y a pas cependant monolithisme mais monovalence plurielle dans une sphère de non-dualité où nous aurons à revenir. Toujours dans le domaine de la connaissance, de la même manière les phénomènes naturels seront-ils la traduction symbolique de principes métaphysiques par démarches analogiques.

La loi de correspondance est le fondement qui va indiquer à travers la multitude de significations les divers degrés d’un même principe au sein des symboles.

Ce que la tradition hindoue nomme le Soi, manifeste toutes les possibilités que l’Être contient de façon simultanée. Cependant, la perspective métaphysique ne se ré­sout pas à l’être qui est un principe de manifestation, en plus s’appréhende ce qui est situé au-delà que l’on peut désigner comme Non-Être.

Tels sont les principes d’une métaphysique que nous décrirons plus en détail. Il vient à l’esprit de s’interroger sur les rapports de la religion avec la métaphysique, d’ailleurs d’autres éléments sont à discerner qui en découlent notamment la différence faite entre initiation et mystique.

Tout d’abord la religion implique un mode de dualité et une sensibilité qui relie à un principe supérieur, par contre la métaphysique est la voie de l’authentique perspective de connaissance où règne l’universelle intellectualité pure.

Dans le deuxième « volet » spirituel, ne demeure aucune sentimentalité en ce sens que la vérité n’a point à être consolante, l’intelligence est une et constante. La métaphy­sique affirme l’identité du connaître et de l’être, fait qui découle de l’intuition intellectuelle, ainsi affirmer devient réaliser. En appréhendant une chose nous attei­gnons son essence en une identification du sujet et de l’objet.

Dans la pensée de Guénon une distinction va s’établir au niveau du mysticisme et de l’initiation. Peut-être faut-il ici citer saint Bernard : Le royaume des Cieux appar­tient aux violents. Qu’est-ce à dire ? Outre qu’une dimension de manifestation nous oblige à user de la violence afin de n’être pas complice des lâchetés et des perversions, nous pouvons saisir que l’initiation est sous un mode solaire donc triomphant et actif.

L’initiation est initiative, réalisation d’états par un processus progressif, ascen­sionnel et ainsi est une quête de délivrance, la thématique est diurne sur le plan archétypologique. Placée sous un mode par contre passif, le mystique est en état de ré­ceptivité et s’ouvre à la réintégration.

Guénon oppose effectivement les deux polarités, nous ne sommes pas sûrs cepen­dant que les données soient aussi simples. Si l’on se base sur l’enseignement global, nous oserons dire ultime, du Tao, les deux figures que l’on désigne par Yin et Yang, en réalité coïncident en une seule et même vision, l’état suprême est non-dualité.

De même le dualisme est un des systèmes existant que l’on ne saurait admettre d’une manière métaphysique. Ici le processus s’arrête et se coince dans l’opposition de deux termes. Le monisme parvient aussi à la même erreur en réduisant les termes en un seul sans sortir de plus de l’opposition de ceux-ci. Des conceptions systématiques donc, d’où la dialectique hégélienne et sa caricature marxiste, figent l’esprit et ainsi que l’indique Spengler, assurent le passage de l’idée au schéma.

La dialectique de Hegel aboutit à une linéarité fort peu différente du dualisme ex­clusif, au lieu de prendre un terme dans son intégralité, (métabolique et métalleptique selon les termes de G. Durand), il n’y a que des phases successives qui s’opposent jusqu’à l’aboutissement d’une seule phase issue de la réduction des deux protagonistes. La figure du Taiki indique par contre une harmonie, une cohésion des différences où agit une interpénétration d’où les diverses possibilités de mutation ou de métamorphose que nous observons sur la base symbolique du Yi King.

Le non-dualisme n’admet pas que les termes soient irréductibles à un seul mais en­visage simultanément l’un et l’autre dans l’unité d’un principe commun, d’ordre universel, dit Guénon et dans lequel ils sont également contenus, non pas comme oppo­sés mais comme complémentaires dans une polarisation qui n’affecte nullement l’unité essentielle du principe commun. Ainsi envisager simultanément toutes les distinctions et tous les aspects de l’Être et de ses possibles dans l’infinité constitue l’ouverture qui casse le carcan des systèmes.

Une vision d’ensemble se dégage ici, les états multiples de l’Être constituent des états distincts mais en principe unis.

La pensée schizomorphe (principe d’exclusion ajouté à celui d’identité) ne fait que partialiser, rompre et codifier. Face à cela une intériorisation des éléments amène à un sens ouvert, inépuisable et non classifiable schématiquement.

Le non-dualisme implique l’union des principes désormais non contradictoires mais amenant les thématiques polaires sur lesquelles nous reviendrons. Antoine Faivre déclare : « L’Homme est pluriel ou plutôt polaire-bi-polaire, multi-polaire ».

S’il y a antagonisme, il n’y a pas dualisme (exclusif) chaque élément est inscrit dans une progression d’un plan à un autre, cette progression existant potentiellement.

Tout comme Ricoeur plaçant le cogito « à l’intérieur des choses », la pensée tradi­tionnelle placera la dualité à l’intérieur d’un principe plus vaste qui sera décelé par l’intériorisation d’une pensée fonctionnant sur des modes homologiques ou lois de cor­respondance et de similitude. Nous retrouverons ici les fondements des lignes de forces métaphysiques qui établissent la vision par polarité.

En découvrant les signatures ontologiques des choses, la cohérence de la diversité s’affirmera. L’uniformisation n’est que la caricature de l’unité, elle suppose des êtres dépourvus de qualités et réduits à n’être que numériques, d’où la conception égalitaire que n’offre jamais la nature.

L’unité de la diversité est une illustration du lien qui mène à la tradition primor­diale, elle se manifeste par la science des symboles et des rites. Les symboles sont effectivement des synthèses, des correspondances entre les multiples ordres de réalité, non communicables par la pensée discursive mais par l’intuition pure, gardant la part de l’inexprimable, du secret. Le secret, l’ineffable, le non manifesté, tout ce qui est du domaine de la connaissance pure nie le conditionnement, la limite et renvoie à l’Infini.

Ainsi est le peu que nous pourrons peut-être saisir du pôle, ultime et premier état, centre de tout, une position où le silence n’est pas l’absence, le vide n’est pas le néant et le non-agir n’est pas l’inertie.

Nous reviendrons bien-sûr à ce que Guénon, nomme les états multiples de l’Être, maintenant le fil que nous constatons nous amène à certaines réflexions. Luc Benoit dé­clare : « La tradition est la transmission d’un ensemble de moyens consacrés qui facilitent la prise de conscience de principes immanents d’ordre universel ».

Nous ajouterons pour donner une image plus totale les propos de Antoine Faivre : Une telle éthique de « discernement des esprits » et de critique ouverte mais exigeante, passe nécessairement par l’expérience de la beauté sous peine d’être rapidement vouée à la conceptualisation et de périr ainsi dans l’abstraction homogénéisante.

La tradition primordiale, le plan transcendantal s’affirme dans son universalité et ne souffre pas les limites de la manifestation. Dans l’invisible disparaissent les opposi­tions, seule l’illusion nous fait croire à l’absence de similitude. Ici jouent à plein les lignes de force des mêmes réalités métaphysiques.

Manifestées sous la forme d’abord mythique de l’Age d’Or, des légendes et des vi­sions des cités célestes, les cultures affirment leur orientation vers le pôle sous l’influence magnétique d’une métaphysique universelle.

Le Graal, La Cité des Saules, la Kaaba indiquent le Nord tel que l’annonce Corbin, confirmant une géographie métaphysique qui dépasse de loin une géographie physique accidentelle.

De même, les diverses spiritualités se confondent au point le plus élevé, il s’agit toujours du pôle se profilant à la latitude boréenne, cristallisée vers le centre universel.

Les différenciations raciales étant des émanations du même pôle, sont aussi des accidents. Il nous apparaît que les divers peuples sont issus d’un fond commun qui re-conduit à un champ d’appréhension situé au niveau des mythes, les Angiras Rishis, l’Aryana Vaejo, l’Alfaheim, les Samouraïs devenant purs esprits dans la « Cité des Sau­les » indiquent la même réalité. Orient et Occident d’une même terre pure ou terre verte sont les figures Yin et Yang mais en réalité il n’existe qu’une seule figure.

Ainsi que l’indique Léo Schaya dans La doctrine soufique de l’Unité : « Approfondir la métaphysique de l’Islam, signifie pénétrer dans la vérité une de toutes les religions, dans le seul Réel ».

Au-delà des formes se situe le principe de l’Unité Suprême et transcendantale, ce qui par antinomie « s’obtient » en adhérant aux spécificités d’une forme propre ou d’une voie, puisque nous appartenons à la sphère de la détermination. Nul obstacle ne s’élève dans le sens où la Sagesse Ultime coïncide avec la Doctrine de l’Identité Su­prême rejetant les idéologies de l’association.

Guénon se rattacha à l’Islam, cependant nous ne parlerons pas de conversion. Ef­fectivement, la doctrine traditionnelle affirme l’unité essentielle des diverses spiritualités, notamment sur le plan intérieur.

Ibn Arabi insiste sur la doctrine de l’Identité suprême, sur l’unité du fond doctrinal de toutes les traditions dans l’Islam, ainsi Guénon a t-il rencontré celui-ci de l’intérieur par son œuvre.

L’Islam se situe comme intermédiaire de l’Orient et de l’Occident, ce qui explique peut-être sa position fondamentalement universaliste. Ceci n’empêche qu’il y ait à notre sens un universalisme en ampleur et un en extension.

Cependant la loi coranique, pour être clair avec une position très mal saisie ac­tuellement, ne vise nullement à l’uniformisation, à l’unicité, au contraire, elle respecte la différence car son objet est de confirmer ce qui subsiste des lois.

Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté dit le Coran, mais aussi : Votre retour à tous, se fera vers Dieu, il vous éclairera, alors au sujet de vos différences.

Ainsi sont confirmées la différence, l’identité et la diversité. La démarche de l’Islam reste cyclique tout ce qui a été dans l’ordre traditionnel doit se retrouver sous une forme ésotérique constituant l’arche de la quintessence agençant les germes du monde futur.

La validité des formes spirituelles de toutes les religions est affirmée en simultanéi­té.

De nature prophétique, l’Islam intègre les autres traditions et met l’accent sur leur unité fondamentale. Au-delà des mots qui ne sont que des écorces se profile un proces­sus d’essentialisation qui aboutit à une tentative de restauration d’un ordre traditionnel, là où les oppositions cessent leur balbutiement pour se situer à un niveau d’équilibre.

Sous la forme d’un Islam gnostique issu de la pensée chî’ite, la convergence par l’in-térieur est encore plus forte. Ce sera l’objet d’une appréhension ultérieure où Henri Corbin exprime de façon quasi visionnaire la puissance de ce qui n’est plus l’Islam en tant que religion manifestée mais comme spiritualité universelle et métaphysique abso­lue.

L’Islam signifie soumission, il s’agit de se soumettre en fait uniquement à la présence (ou à l’absence comme présence) de Dieu. Il ne s’agit pas d’un Dieu personnel mais d’un Dieu comme principe, sans nom défini, pur esprit.

Expression de la tradition primordiale, la plus tardive, Guénon estimera qu’elle se­ra la moins tronquée, ceci n’exclut pas ce que peuvent en faire les hommes. Tout comme la puissante église catholique a transformé au moment de l’Inquisition un évangile d’amour en machine à meurtrir, l’Islam ne peut être qu’une parodie d’esprit sain si les individus qui s’en recommandent sombrent dans le fanatisme idéologique.

La voie du milieu reste celle des sages, la gloire de la Chine repose sur cet équilibre où l’homme chevauche le tigre c’est-à-dire ne confond pas la tension vers Dieu avec ses propres aspirations égoïstes.

Quelques indications vont permettre d’approcher la pensée métaphysique islami­que. La Shahâdah ou profession de foi constituant un des Arkan (pilier) s’articule sous cette formule : La ilâha ill allah, ainsi « Il n’y a pas de Dieu si ce n’est Dieu », la formule ex-prime la plénitude de l’Être s’agençant d’abord en négation puis en affirmation.

C’est ce retournement de l’esprit qui donne la vérité. La création renouvelée conti­nue, de Dieu qui se déploie et se ramène à l’unique. La phrase rythme est en deux temps où se détachent les pulsions.

Mais en réalité il n’y a pas d’opposition des termes, ils sont les éléments de la même unité, la succession étant simultanéité. A l’énoncé sonore de la Shahâdah, figure un moment, un temps où au milieu des deux termes se situe l’équilibre. Entre la néga­tion et l’affirmation est un silence qui n’est pas absence mais où tout est contenu, retenu.

De la même manière aurons-nous l’évocation de l’instantaneité dans les approches des écoles de philosophie bouddhique. Les Vaibhasikas évoqueront cette notion dans la vision d’une réalité dynamique établie dans le « point de l’instant ». Le caractère ins­saisissable de l’existence s’observera au profit d’une dimention essentielle, il ne s’agit nullement d’une philosophie du devenir, mais de ce qui anticipera dans les développe­ments ultérieurs du bouddhisme les suggestions de l’identité suprême de l’instant et de l’éternité. Les formes illusoires s’effacent, la reconduction vers l’état où tout est fait avant même que d’avoir commencé nous éloigne des données communes de l’aristoté-lisme pour qui l’entéléchie est une condition de la perfection.

Un autre élément des fondements islamiques se situe dans la prière, elle permet de signifier sa présence à Dieu et son unité avec Lui, mais tout reste en réalité dans l’intention.

Le rite est un support qui comme les marches d’un escalier sont créées afin de pro­gresser, toujours la nasse qui permet d’attraper le poisson.

Une autre donnée à connaître dans ce contexte est constituée par l’orientation vers la Ville sainte, la Mecque est un point de convergence, un centre où est située la Ka’aba (pierre sacrée présente bien avant l’Islam d’ailleurs) pôle autour duquel tournent et gra­vitent les pèlerins assumant ainsi le rythme circulaire de l’univers.

Cependant, la Mecque en tant que telle n’est qu’un point provisoire et non le point définitif. L’Islam est prodigue en symboles, ainsi ne peut-il vraiment être de nature ico­noclaste, sauf face à des principes animistes qui risquaient de dériver vers le fétichisme.

Guénon insistera sur le fait que l’Islam contienne un symbolisme métaphysique ins-crit dans d’autres spiritualités ainsi la croix qui est la représentation parfaite de l’interférence et de l’unité des plans est-elle « vécue » même si elle ne figure pas.

Un autre élément important s’articule autour des lettres, la Kaballe véritable ici s’affirme, tels les hiéroglyphes ou les runes, l’écriture est sacrée et accomplit la fonction symbolique.

Nous rattacherons ce thème sur le plan comparatif aux significations que certaines lettres portent à un degré de puissance cosmique notamment dans les spiritualités in­diennes (le Aum).

L’Islam véritable ne nie pas mais affirme, en fait il confirme, au-delà des opposi­tions exotériques il est point de convergence, rassemblement des puissances spirituelles pour permettre un élan vers un nouveau cycle. Il ne s’agit pas, et Guénon l’avait saisi, de conversion, mais de prise en compte et de reconnaissance.

Ce survol de l’œuvre de René Guénon nous permettra de saisir les bases de la pré­sente étude. De nombreux plans d’appréhension et de niveaux de réalité aux implications diverses se déploient, il conviendra donc d’en présenter les différents champs d’investigation.

Il convient d’indiquer que si nous utilisons parfois le terme « ésotérique », ce ne peut être que dans le sens de l’approfondissement d’une signification non dévoilée im­médiatement. Il ne s’agit nullement donc des acceptations fantaisistes qui nous éloigneraient de la perspective métaphysique.

Les diverses spiritualités tant dans leurs modalités philosophiques que religieuses, malgré les différences et la diversité nécessaire des formulations se retrouvent unifiées en convergence ascensionnelle dans la Sagesse Eternelle qui est à la fois Religion pé­renne et métaphysique unique. La Sophia Perenis établit la Doctrine de l’Identité Suprême et s’oppose aux perspectives de la négation d’exclusion (de l’altérité exclusive et de la dissociation) nommées dualisme ou associationisme. Ainsi les diverses pers­pectives sont elles appréhendées comme des chemins menant au plan transcendant essentiel. Deux sources sont données : la Révélation et la Tradition au niveau du champ religieux, la perspective métaphysique pourra aussi reposer sur ces données bien que sur une modalité différente. Nous tenons aussi à rappeler que la philosophie en tant que telle repose sur un ensemble de questions et de recherches de significations portant sur les principes généraux du défini, c’est-à-dire du rationnel. Outre qu’il ne s’agit pas pour la métaphysique de généralité mais d’universalité, son domaine propre ressortira à ce qui dépasse la frontière du simple rationnel car son miroir est reflet d’In-fini (et non d’ailleurs d’indéfini ni d’irrationnel).

Ainsi la dialectique adoptée, comme l’indique F. Schuon aura une forme plus sug­gestive et descriptive que démonstrative, son discours se sert bien sûr de l’exposé rationnel mais comprend son propre dépassement, la préparation théorique n’étant qu’un palier menant à l’intellectualité pure. La part de l’inexprimable y est la plus im­portante, la rationnalité étant un mode d’intelligibilité lié à la condition humaine faisant agir la discrimination, celle-ci ne peut que recevoir d’une perspective non-duelle l’éclairage nécessaire pour son intégration dans le champ de la Réalité Absolue. La connaissance distinctive et séparative pourra ainsi se situer non plus dans le perpétuel devenir des choses qui s’effacent mais au sein d’une connaissance unitive où la réalisa­tion atteinte s’affirmera comme saisie contemplative, concentration unitive et vision transcendante. Nous pourrions aussi indiquer, en faisant référence à l’œuvre de Corbin que la connaissance représentative est à différencier d’une connaissance présentielle, ce qui sera un des fondements du champ exploré. Ainsi, certaines distinctions sont-elles à observer, la philosophie en tant que construction de systèmes ne peut que provoquer des ruptures anti-métaphysiques. Dès lors que l’on resitue sa vocation à l’interrogation sur le réel elle se verra dotée de ces ailes platoniciennes emportant l’âme vers le Beau.

Métaphysique et Cosmologie

Devant ce que depuis Mircea Eliade nous pouvons nommer le « phénomène reli­gieux », apparaît une réalité fort diversifiée qui ne saurait être appréhendée en termes de raccourcis dualistes et exclusifs.

Déjà nous essayons de mettre en séries des éléments qui ne se suivent pas forcé­ment et d’autre part, nous séparons artificiellement des faits qui découlent les uns des autres. Si nous accordions à l’esprit le privilège d’une vue « englobante », c’est-à-dire métalleptique et périphérique, ce qui somme toute reste sa potentialité authentique, nous apercevrions une foule de simultanéités, de convergences et surtout d’inférences.

Bref, nous pouvons nous servir de l’analyse comme d’une béquille qui nous aidera à parcourir une certaine distance jusqu’à ce que nous laissions comme inutile le fil des mots du discours. Totalisante, synthétique, la vision reste qualitative, ainsi les élé­ments d’une méthode réelle qui conduit à la gnose ressembleront plus à une « mise en relief » dans toutes les acceptations de ces termes qu’à une décomposition du vivant. Car c’est sur un morcellement que le savoir scientiste évolue, il décompose son corps vivant (le formalise, le quantifie et le nivelle), le découpe et s’imagine qu’il suffit de re­coller les morceaux pour que le « mort ressuscite ».

Nous avons vu que le problème est celui d’une séparation des intentions et des vi­sées. Les unes cherchent la forme, les autres la formule. La première est une cristallisation de l’Essence, la seconde une convention et une codification. La métaphy­sique est hors de ces systèmes, où ceux-ci apparaissent comme des résidus intellectualistes, d’une spiritualité déchue et sclérosée. Le conflit reste au niveau d’une interprétation de base (herméneutique) où l’hypertrophie et l’exclusivisme (coupure épistémologique) sert de point d’appui et de substrat structurel. Nous pouvons cepen­dant préciser que le systématique se heurte à la métaphysique, mais que cette dernière reste totalement neutre par rapport à la formalisation. Comment l’insaisissable, l’in-formulable, le non-manifestable pourrait-il être touché par ce qui est somme toute du temporel manifesté, il s’agit de ne pas confondre les niveaux. Le centre immobile de l’action, sans lequel cette dernière n’existerait pas, reste non atteint par les contingences du mouvement.

La logique est un outil, une méthode, il ne s’agit pas de l’abolir mais bien de l’ap-préhender dans son domaine et ses fonctions. Effectivement, elle se place à une certaine position de la pyramide du savoir. Mais comme la méthode (upaya) qui per­met d’atteindre la sagesse (prajna) en Orient, comme chez Platon ou logos et mythos s’équilibrent pour une contemplation supérieure et enfin selon Nietzsche (que nous né­gligeons trop en tant que véritable penseur) comme l’envol de l’esprit après que le jalon ultime de la raison ait cédé, il existe un point de non-retour pour la dialectique, c’est celui où l’on franchit la « porte des merveilles » selon l’expression taoïste.

Au monde imaginaire nous opposerons la dimension imaginale (Malakut, Shambo­gakaya…) qui loin d’être une rêverie découle de constantes structurelles de l’esprit (archétypes, figures).

La logique aristotélicienne qui est à la base de l’ontologisme et du dualisme exclusif ou linéaire, ici ne peut que faire faillite. A ce niveau devient effectivement nécessaire comme méthode une topologie (nous pourrions dire logique qualitative) pénétrant dans un univers de topiques, c’est-à-dire entités non réductibles à la quantification. Plus loin, le passage du niveau structurel au plan principiel assure la plongée dans la vision contemplation où la connaissance est réalisation d’état.

Ce dernier point concerne véritablement la métaphysique qui se peut formuler mais non formaliser pénétrant l’Essence ou Non-Être ou Sur-Être ou Quiddité ou Principe, les formulations ne manquent pas, indiquant qu’ici nous établissons l’intuition de l’Infi-ni qui par définition n’est inclus en aucune formule.

Considérant la multiplicité du manifesté et les divers plans ou états décrits « métaphysiquement » la linéarité du schéma aristotélicien apparaît comme une her­méneutique réductive qui ramène tant la virtualité intrinsèque de la réalité que sa pluralité à une formalisation schématique vide de tout contenu signifiant.

Le principe d’identité à notion exclusive, ne peut être cerné que dans le cadre étri­qué d’une schématisation où le dynamisme de toute entité est nivelé en une catégorie. Cette pensée catégorielle où la raison progresse par suites quantitatives et égalisées a la valeur du signe ou si l’on veut d’une simple indication. Mais comme une borne montre une direction il ne saurait être question de confondre celle-ci avec le lieu que l’on veut atteindre. Toute la pragmatique de l’Occident techniciste a eu pour effet de créer des confusions ainsi l’on substitue au temps réel le mouvement de l’horloge ou à la carte le territoire.

La mécanisation de l’esprit et du vivant s’accroît par la suite vers une programma­tion même des individus. Si Dieu écrit droit avec des lignes courbes pour reprendre un hadith, l’arabesque ne peut être visualisée par le prisme aristotélicien.

Cela nous amène à revenir aux darshanas de la spiritualité hindoue, considérés comme point de vue nous assisterons à une diversification de mode d’appréhension. Plus complexe, la « logique » issue évolue vers l’éthéré et laisse envisager l’infini des possibilités. Nous aurons des niveaux de désignation qui s’agencent en quatre modes, l’Être, le Non-Être, l’unité de l’Être et du Non-Être et la négation de l’Être et du Non-Être. Bien loin de pouvoir se formaliser ces notions découlent des passages du manifes­té au non-manifesté et enfin au non-manifestable. Ceci n’évitera pas les tendances possibles à l’identification de l’ontologie à la métaphysique, carence que l’Occident car­tésien assume depuis la « rupture » anti-traditionnelle et danger que la doctrine bouddhique a montré du doigt. Cela nous amène ainsi à souligner le déséquilibre issu du raccourcissement de la transcendance à l’ontologie.

L’appréhension monolithique qui en découle rompt avec l’ouverture traditionnelle qui est « plurielle », non-métrique ou non chiffrée mais angulaire ou si l’on veut géomé­trique. Dans l’optique d’un accès qualitatif à la connaissance, la causalité cède le pas à l’homologie où l’on explique le monde non en fonction du temps et de l’espace, mais par rapport à la permanence des formes et des lignes de force. Donc une appréhension du multiple à plusieurs niveaux mais en sachant que la réalité est une (esprit et matière semblables, degrés de visibilité). La connaissance est sagesse (prajna), gnose (jnana), contemplation et intégration.

Dans le cosmos l’Homme est reflété, nulle césure ne vient l’isoler, imaginerions-nous une limite infrangible entre notre épiderme et l’environnement, bien au contraire une in­terpénétration s’y établit. La raison effectue un mode de démonstration par transposition et quantification, une méthode indirecte. L’acte gnostique fait intervenir l’intuition et la fonction imaginale (imagination ou image et action). Ces éléments sont directs mais bien loin d’être « opaques » et d’une démarche incertaine, restent basés sur l’évidence, alors que la raison ne fait que prévaloir la supériorité interne d’un méca­nisme sur un autre.

Ainsi ce sera la machine la mieux « huilée » qui l’emportera la confusion dont nous parlions plus haut entre le moyen et le but donne naissance à ce que nous connaissons sous le nom d’idéologie. La logique apparaît comme une accumulation de signes qui restent des déterminations extérieures.

Il ne s’agit pas de nier le caractère utile du mécanisme mais de prendre surtout con­science qu’ici effectivement nous ne sortons pas de l’utile. Seule l’exclusivité qui prévaut depuis la fissure aristotélicienne a pu créer des cadres qui sont devenus paralysants. Nous n’allons pas effectuer un descriptif plus ample de l’insuffisance de la logique mo­nolithique, le thème ayant déjà été abordé.

Nous allons maintenant voir un peu plus en détail les différents niveaux que l’on rencontre sur le plan des spiritualités et la gravité des déséquilibres possibles. En bref, cela nous amène à traiter de la situation de la cosmologie vis-à-vis de la métaphysique donc de la place de ce que l’on peut nommer mythologie, et la déformation ontologique par confusion des différents termes.

Nous avons déjà vu que la pensée traditionnelle est totalisante, sa démarche com­porte différents processus. Un élément fondamental pour la compréhension de la hiérarchisation des plans est évoqué par le « rapport d’identité ». Schuon nous décrit cette notion en des termes bien différents du principe d’identité aristotélicien.

L’on aura ici une vision qualitativement différente du raisonnement dualiste, et nous pouvons même dire qu’ici se manifeste une opposition quant au mode de discer­nement.

Le rapport d’identité affirme la continuité de nature entre un être et son principe, entre le manifesté et la non-manifestation dont il procède. Cette identité procède ainsi non d’une rupture comme le cogito cartésien mais d’une affirmation complète. Il s’agit d’identifier réellement un être avec sa quiddité, ce qui nous fait rejoindre l’essentiel que nous avons d’exprimé dans le Védanta et le Mahayana, à savoir la telléité ou ainsité que l’on peut appréhender comme identité des choses telles qu’elles sont ou fait des choses redevenues qu’en tant que telles. Il s’agit d’une plongée dans l’Absolu et dans l’Essence.

A ce point nous arrivons au « Cela » qui s’étend du niveau de la vision contempla­tion où le non-composé, l’intemporel justifient les notions d’inexprimable, d’ineffable, de non-manifestable où se place la multitude dans l’unité, la pluralité dans l’unique Absolu car ici les choses atteignent leur extrême intensité, c’est-à-dire qu’elles s’effacent sur le plan de la manifestation et de la limitation (l’essence est vacuité, dharmata est sunyata) mais à l’intérieur de cette vacuité s’élèvent les virtualités qui lèvent le voile de la quiddité, (l’essence est quiddité, Dharmata est Tathata).

L’identité dont nous parlerons implique l’appréhension métalleptique et métaboli­que ou périphérique et « entitative ». Ici vont- s’assurer des passages primordiaux, le plan métaphysique et sur-ontologique en tant que possible de manifestation exécute un processus métamorphique (qui ne l’entame pas en tant que principe), la forme (comme cristallisation) peut alors s’affirmer comme actualisation de l’Essence.

Le mouvement qui mène du principiel à l’individuel, ou du Non-Être (Sur-Être) à l’ontologie, ne s’opère que, et cela est évident, dans un contexte d’une « mobilisation » d’essences corrélatives à la manifestation. Nous laisserons pour cette étude de côté l’implication de l’Essence non-corrélative (moins simple que l’on pourrait le croire en ce sens que le Brahman n’étant pas dans le monde mais il n’est cependant aucune chose qui ne soit lui en même temps, pour se servir d’une terminologie brahmanique).

Toute culture (la civilisation n’étant qu’une illustration contingente de celle-ci n’est nullement nécessaire) possède un fond métaphysique qui lorsqu’il est « libéré » de sa formulation s’avère procéder de l’universalité, cela pour la dimension transcendantale. Les modalités font que le passage à l’Être, principe de cristallisation et structure de manifestation, s’effectue par une relation de l’Essence vers la Substance en assurant le contexte de la limitation ou détermination. Ici la différenciation s’opère (alors que dans le non-manifesté, il y a transparence de la multiplicité dans l’Unité, ce sont les vagues en tant qu’océan selon la vision métaphysique du Mahayana). Ainsi donc la cristallisa­tion par la polarité archétypale affirmera la spécificité. Ce niveau que l’on tient pour celui de l’ontologie affirme la détermination de l’Être, du manifesté lorsque celui-ci passe à l’existence ou manifestation brute.

Une pluri-unité cependant s’exprimera ainsi que la formule L’Un c’est le multiple l’indique. A partir du principe ontologique va s’établir ce que l’on nomme la cosmologie en tant donc qu’effusion de l’unique dans la multiplicité. Cela va permettre aux diver­ses cultures comme réceptacles de recevoir la virtualité du métaphysique mais affirmé sur les modes propres aux diverses mentalités, psychologies et tendances.

La cosmologie qui prend aussi le nom de mythologie (mythe en tant que cristallisa­tion de nécessités spirituelles qui se déversent dans le manifesté tout en gardant le voile de l’ineffable) est cette pluralité de forces contenues en virtualité sur le plan mé­taphysique.

Ici le côté extérieur (exotérique) est afférent au mode du manifesté, la transposition de l’universel au particulier s’effectue selon le processus qui s’effusionne de l’essence vers la substance. Ainsi la diversité, la multiplicité ou différenciation s’applique t-elle nécessairement, chaque culture ayant en somme à assumer sa modalité particulière.

A la hauteur métaphysique les forces contenues dans la cosmologie et la mytholo­gie s’absorbent dans l’intensité de la transparence transcendantale, ce qui ne signifie pas qu’elles s’annihilent, mais au contraire resplendissent dans l’unité victorieuse d’une lumière incréée, celle de la toute possibilité, virtualité infinie. C’est ici que la notion de polarité (tension créée par la détermination ontologique: omnis determinatio negatio est) s’affranchit et passe au niveau du pôle, c’est-à-dire du principe.

Le niveau ontologique, principe de l’Être et plaque tournante de la création ou de la structure, implique non la monopolarisation mais bien au contraire une multipolarité pour reprendre des notions contenues dans l’œuvre de Gilbert Durand. L’Être est une totalité non figée mais dynamique et « périphérique ». La « mythologie » est l’expression particulière des contenus significatifs des essences apparaissant désormais dans la vision culturelle. La déviation s’opère déjà lorsque l’ontologie devient exclusive et transforme ainsi ce que l’on peut nommer le monothéisme, l’unique ou unité en monoli­thisme et unicité. L’Être devient en fait catégorie exclusive, schéma figé, le « spirituel » de plus s’arrêtant à la création.

Opérer la réduction de la métaphysique à la simple ontologie est l’erreur la plus courante et la plus grave que l’on puisse rencontrer. Un assèchement intervient et la doctrine devient dogme, la spiritualité système.

L’hindouisme eut cette tendance à la déviation monolithique (raison pour laquelle est apparu le bouddhisme), mais nous la retrouverons en Grèce (Parménide, Aristote), en Israël (le Dieu YVHE qui devient Dieu personne), dans un christianisme ayant oublié l’esprit, pour la lettre (inquisition, iconoclastie prononcée de la période gothique), dans un Islam intransigeant (qui oublie que le Coran affirme la diversité des religions comme voulue par Dieu) et dans bien d’autres contextes, le bouddhisme n’y échappant certes pas (ne serait-ce que par la répétition systématique du Nembutsu, la réduction de tout à un zazen hypnotique qui deviennent ainsi des idées fixes, etc…).

L’erreur qui réduit la métaphysique à l’ontologie crée une confusion, le plan suron­tologique est donc oublié alors qu’il constitue l’essentiel. En termes de spiritualité orientale nous pouvons dire que nous ne dépassons pas ici le nama-rupa, le nom et la forme qui établissent une limitation, une détermination. Il est vrai que le principe de l’Être est celui de la première détermination, mais ce n’est qu’un passage.

L’inévitable antropomorphisme trouve là une assise et les religions à tendance mo­nolithique créent la notion d’un Dieu uniquement personne, phase génératrice de tout ce qui sera exclusivisme et linéarité. Le processus amorce rapidement une généralisation quant aux modes de pensée et l’ontologisme affirme son envahissement de toutes les dimensions en donnant naissance au rationalisme, au dualisme exclusif et à la mono­polarisation. La dialectique renverse le mythos, la quantification et le nivellement de la logique progressent. Le schéma remplace rapidement l’Idée, la formule assèche le vivant et les systèmes ferment l’ouverture sur l’esprit qui est réalisation d’un état de vision contemplation.

Après l’approche de ces quelques notions, nous remarquerons que le « phénomène religieux » s’articule autour de deux éléments. La métaphysique qui a un caractère uni­versel et la cosmo-mythologie qui au contraire permet les formulations en modalités ontologiques.

Chaque peuple possède une cosmologie qui lui est propre, s’y trouvent ancrés les cultes voués aux divinités tutélaires et aux ancêtres, ces derniers étant le plus souvent eux-mêmes les descendants des premiers.

La pensée symbolique, celle des mythes et des légendes constitue un ciment de re­présentations par lesquelles s’enracinent le destin et les particularités. Un ensemble de forces et de figures, de symboles et d’emblèmes se cristallisent en un ensemble de struc­tures qui circonscrira une vision du monde. Cette image de l’univers sera affirmée différemment selon la spécificité des traditions, elle procède du monde intermédiaire, celui de l’imaginal que l’Islam Chi’ite appelle Malakut, le bouddhisme Mahayana niveau de Shambogakaya.

Cosmologie et métaphysique, les deux niveaux s’équilibrent et l’un procède de l’au-tre, comme le particulier de l’universel. Certaines cultures ont privilégié cependant l’un ou l’autre, d’autres ont su garder l’équilibre.

Nous pouvons cependant remarquer que des spiritualités à vocation mythologique ne sauraient s’imposer à d’autres peuples et cela n’est que justice, c’est une des raisons pour lesquelles l’hindouisme ne chercha pas à progresser hors de ses frontières. Par contre, une spiritualité à vocation essentiellement métaphysique est universelle et sort des cadres naturels d’une culture donnée. Le Bouddhisme, le Christianisme et l’Islam répondent à cette distinction. Et, en tout état de cause, ces spiritualités s’installeront sur la base des mythologies déjà en place.

Les bouddhismes indiens, chinois, japonais ont ainsi leur particularité affirmée, le message ésotérique restant cependant identique. Le Christianisme composa (au tout début) avec les mythologies en place (druidisme, philosophie hellénique…).

L’Islam quant à lui donna naissance entre autre au prodigieux trésor de culture qu’est l’Iran musulman où l’on voit un maître tel Sohrawardi invoquer Ormuzd sans pour autant renier sa foi d’authentique serviteur d’Allah.

Les plans se superposent et doivent s’équilibrer, lorsqu’une carence s’établit à un niveau, un renforcement s’opère en réaction. Peut-être pourrons nous prendre comme exemple le Judaïsme qui ayant eu tendance à solidifier le passage divin au niveau d’un seul peuple se considérant comme élu, vit sa base s’élargir et ses limitations ethnologi­ques dépassées en l’avènement du christianisme comme approfondissement universel. D’autre part, les dimensions uniquement métaphysiques trop éthérées durent puisqu’il y a effusion dans la manifestation, asseoir une position qui tient compte des particula­rités « locales ».

Cela à tel point qu’il est parfois difficile de distinguer dans le Bouddhisme ce qui le sépare du Tao ou du Shinto pour ne citer que les aires de propagation en Chine et au Japon.

L’appréhension cosmologique est liée aux cultes de la nature, bien souvent l’on trai­tera de voies solaires et lunaires, de naturalisme et de chamanisme.

Nous pouvons retenir que l’absorption mystique par technique d’extase affirme sa base sur des support naturels. La cosmologie où le chamanisme est présent inévitable­ment (à des degrés variables) effectue un mouvement en direction de la substance. Ce point est essentiel car il indique la cohésion de la polarité Essence-Substance (Yin-Yang, Purusha-Prakriti) et comme la forme (structure) est une cristallisation de la quid­dité, toute la valeur de l’éternel retour prend ici sa signification.

Tel est le sens vraiment sérieux que l’on peut trouver à la Volonté de puissance de Nietzsche car celle-ci devant s’harmoniser dans la vision du penseur d’Engadine avec ce mythe, il ne saurait être question que de volonté d’Essence.

L’oeuvre donc du chamanisme s’inscrit dans ce processus, la mystique des extases établit le contact avec l’invisible en liaison avec les forces de la nature, ce qui ouvrira les portes de ce que l’on peut nommer magie. Cette base pénètre les mythologies diver­ses et confirme la vocation d’enracinement qu’à le mythe en recherchant l’incréé qui est la modalité du principe.

Si la mythologie est une expression de la puissance plurielle du théos, la métaphy­sique offrira la vision principielle du logos. S’il s’avère étonnant qu’à un certain moment nous inscrirons la magie dans l’appréhension « cosmo-mytho-métaphysique » (nous espérons que sera pardonné ce néologisme), cela ne peut-être entendu qu’au niveau d’une tendance originelle afférente à l’esprit humain.

Il va sans dire que toutes les élucubrations de sorciers, de spirites et de jeteurs de sorts, comparés au savoir réel, sont de simples phénomènes de foire, tout comme les exubérances d’un fakir ne sauraient donner une idée, même infime, du pouvoir authen­tique d’un yogi.

Spengler appréhende d’une autre façon l’âme magique, il y trouve une notion d’uni-té totale, à la fois horizontale et verticale. Par contre, l’homme faustien se dresse dans le monde en l’illuminant de sa volonté de fer, l’appollinien lui, s’élève seul face au cos­mos. Ces trois notions indiquent trois états, statique (Apollon), chimique (Magie) et dynamique (Faust).

Pour en revenir à la « chimie » du pôle magique, l’Être n’est pas différent de la mul­titude qui l’entoure (notions de communauté et simultanéité), mais de plus l’entité divine s’incarne en l’homme et la destinée de celui-ci reste de réintégrer l’état divin.

Que ce soit Guénon ou le Bouddhisme, nous retrouverons ici les états multiples de l’Être ainsi que la non-substantialité ultime. Nietzsche avait déjà appréhendé les pola­rités sous la forme d’une dualité « Appolon-Dionysos », le dernier se ramenant à la polarité magique. Gilbert Durand nous en donne les structures sous la forme d’un ter­naire isomorphique qui s’articule autour de la dichotomisation diurne et nocturne en formes schizomorphes, synthétiques et mystiques. De ces groupements archétypologi­ques, constantes de l’esprit au niveau structurel, nous conviendrons que les forces en question sont présentes à différents degrés et s’équilibrent dans leur antagonisme.

Nous sommes effectivement ici dans un contexte ontologique où s’effectuent déjà les niveaux de la manifestation. Le principe d’individuation trouve la mesure de son affirmation sur les plans cosmologiques et mythologiques. Ceci nous amène à ce que l’on peut nommer la révolte contre l’Être, c’est-à-dire contre la limitation ontologique.

L’homme faustien, la tension du mythe titanesque restent des comportements dont les archétypes-messages montrent la force d’un élan qui jaillit à l’état de substance pour l’assaut de l’essence, la volonté de puissance en tant que volonté d’Essence comme nous l’indiquons plus haut. La révolte est métaphysique et ce que veut la Subs­tance, c’est briller en tant qu’Essence.

Il y a cependant deux voies d’ascension, celle qui reste initiatique et l’autre, brutale d’une pulsion violente qui est assaut, tempête et rébellion. Le danger est que la Subs­tance veuille conserver une modalité tellurique sur un niveau éthérique, à ce moment la conquête se fait inversion. C’est la raison pour laquelle la seule vraie révolte ne peut s’opérer que par la voie du dépouillement. Le soi qui veut devenir Soi, ne le pourra qu’en se métamorphosant en non-soi ou en anatta.

Quand la Substance s’envole vers l’Essence, une transmutation alchimique s’effec-tue. Dans un contexte normalement constitué où sont respectés les termes de la détermination ou de la nature (par rapport à la notion d’Essence, la « nature » corres­pond à l’opération de manifestation globale), la métamorphose vers le divin suivra telle la chrysalide du papillon, les évolutions simplement inscrites dans le mode précis de l’entité concernée. La doctrine des états multiples de l’Être décrite par René Guénon y trouve son application. D’autre part, il peut se faire (et c’est souvent le cas en période de subversion anti-traditionnelle) que l’Être aspirant à sa réalisation sur le plan méta­physique se trouvât limité par des obstacles extérieurs provenant d’une hypertrophie du monde de la convention. En d’autres termes, le poids d’une société matérialiste sclé­rose l’individu et l’empêche d’établir les fondements d’un véritable envol spirituel.

Lorsque la convention qui n’est qu’arbitraire de la commodité l’emporte sur le natu­rel et le spirituel (les deux pôles en somme de la réalité), il n’y a plus de gravitation de la périphérie (la manifestation) autour de l’axe (la non-manifestation principielle et transcendantale). La révolte s’effectuera dans ce contexte avec une ampleur métaphy­sique.

Nous pouvons ici ressentir cette révolte désormais comme révolution au sens noble du terme (revolvere). C’est ainsi que la révolution se situe dans la tradition en tant que mouvement de retour à l’origine, volonté d’Essence.

Herméneutique et philosophie comparée

Selon Eliade, les mythes et les symboles viennent de trop loin pour que l’humanité s’en défit. Ainsi, le même auteur indique t-il que les romans (dont les plus modernes) constituent des « réinvestissements mythologiques ».

Le mythe est un discours, donc un ensemble qui constitue la trame d’un événement dont les racines puisent dans un fond qui échappe à l’analyse rationnelle.

Tout d’abord, le mythe est un fait dont l’humanité ne se défera qu’en se niant elle­-même. Constitutif de l’âme humaine, ce mode de pensée permet de dynamiser une constellation immédiate d’images et ainsi de la garder vivante. Ce sera au niveau d’une dimension indissolublement présente dans l’esprit humain que nous constaterons la réalité et la puissance de ce phénomène.

Bien avant que la logique et la raison ne deviennent les seules fonctions du mental, la pensée naturelle (que certains nomment sauvage pour indiquer qu’elle n’est pas en­core domestiquée par le carcan aristotélicien des schèmes et des formules quantitatifs) opérait sur un mode effectivement qualitatif. Nullement arrêté à mesurer des quantités, ce mode représentait des « grandeurs ».

Reprenons seulement les éléments suivants : la pensée traditionnelle, fidèle aux impé­ratifs naturels de l’esprit, procède par visions. Ce terme est pris dans le sens réel de visualisation, ce qui implique une appréhension totalisante et non partialisante que l’analyse schématique et le découpage artificiel en transpositions quantitatives sont in­capables de donner, rendant comme image de la réalité ainsi que l’indique Guénon, des contenants sans contenus.

Ainsi nous rebroussons chemin sur ce terrain où la formalisation a remplacé la formulation et où l’idée n’est plus que schème. Confirmant le domaine de la tradition qui est en fait celui de la métaphysique, une constante apparaît, celle de l’imaginaire qui a permis à l’homme d’atteindre une véritable dimension supérieure à l’horizon ani­mal.

L’imagination est l’image en action en précisant que cette dernière est en fait le re­flet d’une transcendance. Cette ouverture avouée, sur les dimensions métaphysiques, fera que l’image agira de manière symbolique, c’est-à-dire remplira son double rôle de signifié et de signifiant sur un plan sémantique mais surtout permettra l’atteinte de la double représentation du sens figuré et du sens propre. Ce sera au niveau du figuré (ce qui est représenté) que le jaillissement des significations se fera, ainsi qu’une saisie vers l’au-delà, vers les principes qui établissent la multiplicité et la richesse des possibilités. Car ici, le signe, élément figé et conventionnel, se taira face au symbole, figure, pleine et totalisante qui exprimera déjà un contenu vivant et significatif et non plus simplement indicatif.

Ce monde qualifié d’intermédiaire, est celui de l’imaginal (terme à utiliser de préfé­rence à imaginaire), où s’observeront des constantes, des thèmes réguliers et non dispersés. Il s’agit du mundus imaginalis ou Malakut chez les Iraniens, mais nous en au­rons une meilleure idée en nous basant notamment sur les travaux d’Henri Corbin qui le décrit comme Monde de l’âme.

Revient ainsi la doctrine des trois mondes que nous avons notamment dans la doc­trine bouddhique (Dharmakaya, Nirmanakaya, Sambhogakaya) mais aussi taoïste pour n’en citer que quelques unes. La tripartition est un effet de la constance imaginale de l’esprit humain.

Henri Corbin constate, en Islam iranien, trois modes « d’anges », les anges­ intelligences (ou Archanges), les anges-âmes et enfin les âmes pensantes des hommes.

La Malakut ou monde intermédiaire permet ainsi aux premières intelligences de devenir visibles, en fait de se « structurer ». Toute l’angélologie iranienne s’articulera autour de cet axe. Nous touchons ici à un élément important. Effectivement, il faudra parler de structures dans un monde, car nous sommes ici dans un monde de manifesta­tion subtile qui indique déjà la « mise en acte » d’une possibilité. Ainsi ce niveau sera-t­-il celui où interviennent les figures, les normes et le mode manifesté.

Ceci nous permet de resituer les termes en fonction des études déjà élaborées autour de l’œuvre de Guénon sur la doctrine métaphysique et les états multiples de l’Être. Afin de poursuivre et de clore l’illustration de ce thème, nous indiquerons la similitude de vues concernant le taoïsme, et notamment l’école Mao-Chan.

Les livres dragons constituent le monde des principes (métaphysiques, les essen­ces) vient ensuite le monde subtil (ou livres divins) enfin le monde matériel ou livres des hommes. Dans ce contexte nous noterons l’importance et surtout la nature du livre qui n’est pas un simple outil mais bien un « cosmos ». Ici l’écriture implique une hermé­neutique car les idéogrammes chinois sont des symboles, des figures, l’art du décryptage dépasse la simple lecture et mène à la portée pleine de signification du plan figuré.

Ainsi pour que les essences du livre dragon, monde invisible de transcendance, puissent être saisies, elles passent dans le plan subtil qui est celui de l’âme, où telle la procédure de la gnose (et précisément des courants gnostiques issues d’Alexandrie), les entités purement spirituelles prendront une forme plastique. Ces enseignements seront constants dans les diverses visions initiatiques du sacré et nous assisterons à l’éclosion d’une épiphanie polymorphique.

La vision et le vécu constituent les termes d’une pensée traditionnelle et synthéti­que, le monde moderne issu d’une pensée monolithique et exclusive n’offre que des éléments analytiques et abstraits.

Ce sera une fissure qui rendra incapable le rationalisme en tant que procédé de quantification par schèmes formels de prétendre opérer une véritable phénomènologie ou recouvrement intérieur des sens.

L’imaginaire est une réalité dont les données ne sont pas disparates ni éparpillées, des constantes demeurent, il ne faut pas oublier que nous resterons ici sur un plan on­tologique, en somme de première manifestation. La signification est qualitative et nous pouvons parler de reconduction à des topiques, des essences qui ne se laissent pas en-fermer dans les barrières quantitatives ni les superficialités relationnelles.

Une illustration de ce thème est donné dans le bouddhisme Mahayana par la vi­sion du Dharmakaya qui est du reste lui-même vision où il est dit que les choses sont faites de quiddité, ce terme étant à prendre dans le sens le plus intense que l’on puisse donner à ce que l’on entend par essence, c’est-à-dire quintessence. Ce à quoi mène le bouddhisme, mais nous y reviendrons dans une autre enquête, c’est à une essence non corrélative de la substance, un élément de doctrine Sâmkya mené jusqu’au bout. Ici, il n’y a plus de distinction, même principielle, mais ce monde d’essence, corps du Boud­dha, étant l’infini, la possibilité totale comprend toutes les possibilités sur un mode inconditionné où toutes les choses sont portées comme essences dans leur intensité su­prême selon un plan où l’on voit dans cette unité un monde de pluralité.

Il s’agit d’un rêve et d’une vision portés ici encore au-delà de l’arûpa-loka (l’au-delà de la forme), mais le rêve se fait aussi sur un niveau de formes pures ou rûpa-loka que nous pouvons désigner par le terme de manifestation subtil.

Une simple constatation de ce que Guénon dit, à savoir que « toutes les possibilités sont comprises dans la possibilité totale, qui ne fait qu’un avec le principe même » peut éclairer. De plus, « au point de vue métaphysique, c’est ce qui est dans le principe, c’est-à-dire la possi­bilité, qui est l’essentiel… », sachant bien sûr qu’au degré non-dualiste l’extérieur et l’intérieur coïncident.

Deux niveaux sont effectivement présents dès lors que l’on atteint soit le plan de non-manifestation soit le plan de la manifestation subtil1.

L’archétype implique la structure qui est un système de manifestation. Dès lors peuvent s’appréhender dans le second ce qui déjà sera un antagonisme. Etablir des li­mites, des déterminations est déjà opérer en mode d’opposition, cependant dans le monde archétypal, ces éléments ne s’excluent nullement puisqu’ils émanent d’un prin­cipe commun situé au plan de non-manifestation qui reste le niveau métaphysique par excellence.

Des modes et des états s’observent donc, Gilbert Durand indique les thèmes diurne et nocturne structurant l’imaginal, il les précise comme des polarités. Pour que la mani­festation puisse s’établir, il faut de fait, une bipolarisation, le Taï-Ki s’émane en Yin-Yang et nous retrouvons la dualité de l’essence et de la substance ou purusha et prakriti.

Nous n’approfondirons pas les thèmes mais il est évident que la lumière est es­sence et la matière ténèbres. Ceci explique quelque peu l’affirmation bouddhique comme quoi les choses n’ont pas de substance (pas de réalité si l’on veut) et que les choses sont faites de quiddité car non-nées là où mène l’illumination du Tathagata.

Dans une autre direction qui mène de la manifestation subtile à la dimension prin­cipielle, les principes polaires passent de la notion de polarité à celle de pôle ou de centre et non seulement s’équilibrent mais s’abolissent eux-mêmes. Contenus en « puissance », ils parviennent à un degré extrême de présence dans la vision « une » où toutes les entités restent dans leur principe.

Ici encore, il ne faudra pas y voir une unicité, une homogénéisation, principe du monolithisme appauvrissant et réducteur, mais le fait d’une unité supérieure où les es­sences non corrélatives de la substance, les principes demeurent au pluriel dans un mode d’intensité ultime sans les barrières de la discrimination ontologique.

La projection des essences en formes, en structures constituera la première sépara­tivité. Schuon écrit dans « Le soufisme voile et quintessence », ces paroles :  « l’Essence est devenue forme afin que la forme devienne essence. Ce qui présuppose dans l’essence la potentia­lité, et dans la forme l’immanence mystérieuse de la réalité essentielle ». De même cet auteur indique t-il dans un autre ouvrage que « le monothéisme borné à l’idée d’une unité divine quasi numérique est, de toute évidence, contraire à l’orthodoxie du Théisme pur, car celui-ci ne saurait nier les aspects divins que les traditions à forme mythologique, l’Hindouisme par exemple, représentent comme des personnes distinctes, pas plus que ces traditions ne nient l’unité divine ».

Dans l’Incréé, la possibilité totale n’est pas une possibilité mais au contraire con­tient toutes les possibilités sans que celles-ci constituent des parties de son principe indivisible, ce qui signifierait l’instauration d’un rapport selon quoi il ne s’agirait plus de possibilité totale.

Une véritable herméneutique est à rétablir. Les éléments précédents marquent le passage véritablement alchimique du non-manifesté dans sa conjoncture subtile. L’imaginal n’est pas exactement l’imaginaire sauf si l’on entend par ce dernier que des thèmes constants y apparaissent, ce qui d’ailleurs est illustré par la reconnaissance de simili­tudes structurelles entre les diverses spiritualités et mythologies et non lorsqu’elles abandonnent le lien avec l’essence pour sombrer soit dans l’idolâtrie, soit dans l’ani-misme. Ici prévaudra une notion, celle de voir. La vision qui est la source contemplative permet seule de se « consacrer » à des entités qualitatives et non un quelconque appa­reil de logique qui n’atteint que des successions et des relations donc des attributs superficiels et seconds. Comme dit d’ailleurs Guénon : « La quantité n’est pas ce qui est me­suré mais au contraire ce par quoi les choses sont mesurées », en somme un état très limité qui n’explique rien et tend au contraire à noyer dans l’anonyme les possibilités d’atteindre les sources. « Reconduire une chose à son origine » (Ta’will) comme dit Corbin sera ce par quoi l’on ira vers le fondement, vers l’archétype. Le monde des formes qui s’impose à l’esprit n’est pas gratuit, il est nécessaire et structure la pensée imaginale. Le rôle de ces structures est établi par les images arché­typales. Elles agissent comme des polarités, des champs de force où vont s’amonceler par cohésion les différentes images de l’esprit qui fondent les cultures et les comporte­ments.

La valeur de la pensée symbolique intervient ici à pleine puissance. Le symbole permettra l’ouverture sur la transcendance où si l’on veut sur la signification. Indépen­damment du temps, agissent des lignes de force métaphysique qui au lieu de la notion causale accompliront celle de destin. Une signature (dans le sens de Boehme) établira le symbole. Comme les éléments portent sur les qualités et sur des formes, la méthode non cartésienne, agira par homologie (plus que par analogie) ce qui va nous permettre d’aborder la notion de philosophie comparée.

Mais auparavant nous emprunterons à Gilbert Durand quelques éléments que lui­-même a recueilli de Paracelse. Le principe de similitude qui s’oppose au principe d’ex-clusion aristotélicien et cartésien est une application du monde de la tradition. Ainsi ce principe est non-métrique car il porte sur des qualités, des notions de forme (d’angles) et non sur des égalités numériques. La non-causalité est exprimée par l’homologie dont nous avons parlé. Le non-agnosticisme constitue un autre terme où il est mis en avant bien entendu la gnose qui est la prétention au monde intérieur, à la connaissance de l’essence qui est d’ailleurs « salvifique ». La Gnose est le moment de la vision, par l’intuition, de l’essence des choses. Un moment où le vécu, la vision et même le « sujet » ne font qu’un seul terme, la phénoménologie husserlienne illustre en fait cette tendance.

Aspect très important, Durand déclare qu’il s’agit de reconnaître en fait les états de l’être, cette reconnaissance est la véritable gnose, ce qui reliera aux sens religieux les plus profonds.

La non-causalité, où Spengler fera jouer la notion homologique intervient ensuite. Ici se manifeste la loi de convergence, plus que celle d’analogie puisque nous sommes au niveau d’éléments qualitatifs, d’entités, la fonction de destin sera prépondérante face à celle d’événement.

Gilbert Durand nous décrit fort bien ces éléments dans son ouvrage, « Science de l’Homme et Tradition » nous ne souhaitons pas empiéter plus sur son terrain, il reste seu­lement à indiquer le dernier point fort de cet énoncé de l’homologie, c’est-à-dire de l’essence ou « l’archée ».

Par la réalité d’un principe commun, qui sera celui de l’essence (voire de la quintes­sence) nous observerons la loi fondamentale de non dualité qui heurte effectivement toutes les démarches aristotélo-cartésiennes. La démarche taoïste en fait n’indiquera rien de plus en affirmant que le Yin et le Yang ne sont que les aspects d’une seule et même unité. N’en concluons pas au monolithisme, comme le fait avec beaucoup de maladresse J. Blofeld, qui utilise ce terme dans le sens de l’unité mais qui signifie en fait unicité, ce qui est loin d’être la même chose.

Toute cette énumération nous montre que les manies « séquentielles » de la raison ne sauraient constituer l’unique approche du réel. La logique est une somme de schémas d’appréhension du réel en catégories conformes à une partie de la structure intellec­tuelle du cerveau (analytique), donc biologiquement déterminée. Il existe cependant plusieurs formes de logique, elles ne sont toutes que des moyens d’adaptation au réel, donc de transposer en termes de conceptualisation.

La logique conceptuelle opère une sorte d’intervention à partir de signes d’échanges, purement conventionnels. Echanger le réel, c’est-à-dire le transformer, reste une manière de le réduire si l’on confond le moyen et la fin. Nous ne rejetons pas la logique, mais dénonçons la tendance à vouloir en faire l’unique protagoniste.

Nietzsche déclarait en 1872 : « La logique comme unique maîtresse conduit au men­songe : car elle n’est pas la seule maîtresse ».

Contrairement à l’appréhension directe qui est celle de l’intuition et de la vision in­tuitive s’extériorisant en symboles, les formes de la logique se manifestent en signes. L’un exprimera en virtualités une approche de la qualité, l’autre ne se formulera qu’en quantité.

La séparation se fait au niveau de la valeur qualitative et quantitative. L’objet de la symbolique est cependant aussi une transposition, mais à partir d’un contact interne avec l’objet, d’une « migration » du sujet à l’intérieur de celui-ci. La vision ne se com­muniquant pas, des supports de visibilités sont tracés qui emmènent le sujet sur le chemin spirituel de l’origine de l’intuition, et nous verrons plus tard que la véritable spi­ritualité conduit à une « contemplation libre du sujet », selon les mots de Nietzsche et où tant le Brahmanisme que le bouddhisme ont saisi l’importance de la « chute » de l’égo.

A l’origine, le savoir n’était pas morcelé en branches de spécialisation, il était ho­mogène, la science, la magie, la religion, la philosophie étaient unifiées, depuis, le cogito cartésien a provoqué la rupture fondamentale, en germe depuis longtemps et établi ce que nous nommerons un polythéisme de la dispersion.

Tout comme une polyvalence ne nie pas une monovalence, nous constaterons que le corollaire d’un monolithisme est la dispersion, ce qui n’est que logique puisque l’un étant séparé du multiple, ce dernier n’est plus intégré au premier.

Les remarques précédentes vont nous amener donc vers une démarche plus com­plexe où le recouvrement du sens se fera par amplification, nous renvoyons en outre à ce sujet au livre de Durand sur l’imagination symbolique.

L’herméneutique sera la clef de voûte d’un édifice menant aux sens cachés, ce qui constituera la voix du véritable ésotérisme qui n’est autre chose que la métaphysique. Dans un même ensemble de dimension transcendantale seront unies la gnose, la phé­noménologie et la théosophie, ce dernier terme ayant une valeur de sagesse divine pour le distinguer de l’acceptation moderniste et peu rigoureuse que lui a donné le courant suscité par Madame Blavastsky.

Emile Dermenghen dans son « Essai sur la mystique musulmane » indique que la doctrine ou métaphysique pure est universelle, interviennent alors les notions d’analogie et de « mystique comparée ». Que ce soit « en vertu de l’unité de l’esprit humain ou en vertu d’une communauté d’origine lointaine », ce même auteur parle d’une unité profonde, et bien plus car « la tradition est universelle, avec ses formes et ses déformations diverses ».

A ce point de jonction des éléments, ou grande unité symbolisée par le Taï-ki chi­nois, nous retrouvons la tradition primordiale. A ce stade interviendra la philosophie comparée où au-delà des différences de formulations, le recouvrement d’un sens inté­rieur commun jaillira. C’est ici que l’herméneutique s’affirmera dans son rôle le plus intense qui sera celui de « recouvrement d’essence » et de reconduction à l’origine de chaque chose, ainsi cette même herméneutique mènera-t-elle à la vision gnostique.

Plus qu’une simple démarche intellectuelle d’interprétation, l’herméneutique sera ré­vélation, il ne s’agit pas d’inventer le sens vrai, mais de le redécouvrir car il est déjà donné.

René Grousset dans son livre « Sur les traces du Bouddha » nous donne quelque peu la mesure lorsqu’il oppose les souvenirs temporels aux visions éternelles.

Une véritable médiation s’établit qui, totale alchimie, nous permettra de nous pencher à nouveau sur la puissance qu’a pu exercer sur de nombreuses cultures l’image du Dieu Hermès.

Pour reprendre les études d’Henri Corbin sur la philosophie comparée, il est néces­saire de revenir sur certaines notions. Il s’agit effectivement ici de relever les ressemblances existant entre différentes spiritualités, mais sur la base d’un point d’origine commun. La phénoménologie permettra de dépasser le simple rapport analogique pour atteindre le sommet d’une perception intuitive d’essence.

Il s’agit effectivement de sauver le phénomène (ou l’apparence) en dévoilant le lo­gos (l’esprit intérieur). La spiritualité islamique distingue le Zahir ou extérieur, du Batin ou intérieur. C’est à ce second degré que le Ta’will intervient pour ramener une chose à sa source ou à son archétype. De niveau en niveau, d’éclats en éclats nous arrivons à la structure d’une essence, qui n’est rappelons le cependant, qu’un système de manifesta­tion comme le remarque Corbin.

Ici nous parvenons au Malakut, monde intermédiaire des images, domaine subtil de l’âme et projection archétypale. La perception donc intuitive de l’essence devient vision dans le monde de l’âme. De cette vision qui comporte l’ensemble des significations, dé­couleront les comportements et les aménagements de l’ordre social, et non l’inverse comme se plairait à le laisser entendre une pensée positiviste qui fait dériver le supé­rieur de l’inférieur.

Il existe donc un déroulement purement intérieur qui dépasse la causalité empiri­que, les événements de cette dimension sont ceux du mundus imaginalis (mythes, légendes) mais encore s’agit-il de dévoiler l’aspect intérieur de ces phénomènes. Ici in­tervient l’herméneutique.

Bien plus que l’analogie déjà citée, c’est la convergence qui établit le circuit des cor­respondances. Ainsi les notions de creuset et d’essence commune au delà des formulations diverses et accidentelles vont asseoir les principes d’une alchimie de re­couvrement archétypal. La recherche philosophique et l’expérience vécue coïncident. La gnose est une connaissance où se réalise un état, il n’est plus question d’un cogito qui partialise le réel en sujet et objet, ce serait vraiment d’un événement se passant dans la conscience qu’il s’agira, à l’instar de la migration du sujet dans l’objet. Le symbole est une totalité, mais aussi une ouverture sur l’inexprimable dont la gnose permet le con­tact. Ainsi le retour des choses à leur origine spirituelle, établi par la démarche symbolique, est l’attitude purement gnostique qui se retrouvera dans toute doctrine mé­taphysique.

A ce sujet, il est étonnant d’entendre parler d’un bouddhisme agnostique, alors que le Mahayana, merveille de l’envolée métaphysique la plus pure, nous amène à l’autre rive d’une gnose (jnana) et d’une sagesse (prajna).

Mais il est à craindre que le madhyamika de Nagarjuna soit encore et toujours vu sous le prisme partialisant de l’agnosticisme qui engloutit les phénomènes au lieu de les sauver.

Nous reviendrons sur ces notions, mais si nous parlons de sauver le phénomène, donc même l’apparence, nous en aurons encore la plus criante illustration dans la doc­trine bouddhique de non-substantialité des choses qui d’obstacles surmontés en obstacles surmontés, va identifier au point infranchissable, le Nirvana et le Samsara.

Magie des mots ou encore rêve et vision du corps d’essence ? Une histoire inté­rieure s’opère, elle a conduit déjà bien des pèlerins vers les cités célestes. La gnose est donc cette connaissance salvifique essentielle où nous voyons le fossé entre la spiritua­lité et l’idéologie. Dès qu’un dogme, une mise en système interviennent, nous sortons des royaumes spirituels et nous entrons dans le domaine du profane.

Ainsi, « l’esprit absolu » de Hegel est-il selon les vœux de Corbin appelé à sortir de sa « laïcisation » pour redevenir saint et sacré. La phénoménologie prendrait ici ef­fectivement une autre dimension. Les termes sont toujours dans l’œuvre d’Henri Corbin ressitués et la tri-partition universelle n’est pas oubliée. Le Malakut, où les essences prennent figure et révèlent leur unité profonde, est dans la théologie iranienne, situé en­tre le Jabarut et le Alam Hissi.

Si le monde imaginal est bien sûr atteint par l’imagination, la vision, le Jabarut est accessible par l’Intellect, car nous sommes ici dans le domaine des pures intelligences archangéliques. Nous renvoyons sur ce thème à l’ouvrage intitulé Avicenne et le récit vi­sionnaire.

La dernière dimension est bien entendu, la nôtre où les sens extérieurs suffisent à l’appréhension générale. L’homme en tant que corps, âme et esprit possède des élé­ments communs à tous ces mondes, mais sa quête mène fondamentalement à l’origine. Corbin utilise le terme de « protologie » (l’antique et l’originel), il s’agit effectivement d’une clé où interviendront les sciences comparées et l’herméneutique. Chaque chose devant retourner à son principe qui implique une notion d’unité profonde, le travail né­cessaire est une véritable quête de la similitude déchiffrée à travers les « semblances » illusoires.

Nous achèverons ce paragraphe sur une dernière évocation de l’appel d’Henri Cor­bin. Nous dérivons semble-t-il ici vers l’Orient, il faut savoir que le seul pôle valable reste la notion du divin, c’est-à-dire de pôle métaphysique. Il s’agit en fait d’un Orient vers l’intérieur, métaphysique et non physique.

Et si le soleil se lève à l’Orient et qu’actuellement l’Occident ne soit capable que d’une œuvre de mort en ayant potentiellement la capacité de détruire la terre, ce récep­tacle de la manifestation divine, peut-être ne faut-il y voir qu’une illustration visible d’un aspect plus tragique encore.

Vidé de son contenu spirituel, l’Occident n’est plus qu’une triste étendue d’égoïsme, d’orgueil suffisant et d’indigence de l’âme. Parallèlement à la progression des ordina­teurs, la nuit intérieur de l’esprit et du cœur s’affirme, le rêve et l’imaginaire deviennent secondaires, mais en même temps s’affaisse tout élan vers la splendeur.

Ce siècle où tout a son prix n’a que peu de valeur pour paraphraser Nietzsche, chacun sait qu’il fut un temps où la foi était gratuite, mais pour cela fallait-il conserver la vertu la plus précieuse, celle de l’innocence qui à elle seule caractérisera pleinement la véritable herméneutique, Bachelard allait semble-t-il dans ce sens. Ainsi l’Orient illu­mine t-il les cœurs comme un appel constant vers l’ineffable, vers l’inattendu.

Ce ne sont pas sur des terres mobiles que l’Orient sera découvert mais ailleurs sur l’autre rive où l’illumination spirituelle est la seule « citoyenneté » d’orientaux établis, cette fois sur les terres immobiles.

Approches théologiques et métaphysiques

Le christianisme est l’histoire d’une controverse sur le plan exotérique, né à la pé­riode d’une fin de cycle, il ne pouvait que souffrir des méprises tant de ses adversaires que de ses disciples qui furent très souvent les pires de tous en tant qu’ennemis inté­rieurs.

Il s’agit encore là, à l’origine d’un ex oriente lux, très vite cette lumière alla se cacher dans les catacombes de l’Occident à Rome pour plus tard redevenir solaire au moment de la médiévalité. La lumière était effectivement dans les ténèbres, mais ces dernières ne l’avaient pas compris, cette formule bien connue représente un aspect de la vision chrétienne, un message plus ancien qu’elle y est contenu, l’apocalypse johanite réactua­lise ce qui figurait déjà dans les cyclologies antiques.

Ce crépuscule annoncé qui deviendra nouvelle Aurore, nouvelle Terre et nouvelle Jé­rusalem établit une alliance archétypale par delà les formulations exotériques, où les Veddas, l’eschatologie iranienne ou scandinave coïncident dans la vision de la Terre de Résurrection. Il y a aussi une coincidentia oppositorum dont le christianisme n’exclut pas la perspective et qui se retrouvera dans la position de dépassement du mental discri­minant et réductif par notamment l’apophatisme ou théologie négative.

Il est une nuit divine, un nuage d’inconnaissance ou encore ce que l’Islam nomme « Es­sence Noire », qui est l’infranchissable limite pour l’état humain. Grégoire de Nysse n’hésite pas à concilier les termes de la lumière et des ténèbres, la ténèbre lumineuse indiquant l’aspect insaisissable du principe.

A partir de la notion de Déité suprême selon Eckart, il n’est pas possible de se contenter de la vue créationniste, il n’y a pas à ajouter quoique ce soit au principe, celui-ci s’effusionne dans la manifestation sans être atteint par ce processus.

Ainsi la théologie chrétienne verra-t-elle un ensemble de chercheurs affirmer des vi­sions hautement métaphysiques autrement plus évocatrices que celles des termes exclusifs de la foi et de la raison.

Nous reviendrons sur ce thème, néanmoins il est par trop facile de substituer à l’inspiration chrétienne le simple héritage grec, tout comme il est peu satisfaisant de donner comme image du christianisme celle d’une religion complètement nouvelle où Dieu intervient directement dans l’histoire.

De toutes manières, il y a trop de « moments » historiques qui prennent des colora­tions spécifiques à chaque contexte pour opérer un jugement linéaire et définitif. Il semble que des crispations idéologiques aient envenimé une appréhension sereine d’un phénomène religieux qui par suite d’une série d’événements s’est trouvé confronté au problème d’une présence de données antithétiques en son sein même.

Le christianisme peut s’étudier en trois périodes fondamentales quant à la doc­trine : la religion primitive (cela sans connotation péjorative), les pères grecs et latins et l’âge théologique. Ceci est une classification très raccourcie qui ne fait pas entrer par exemple des données tel le schisme qui sépara l’église catholique et l’orthodoxie mais l’évolution qui mena à cette séparation y trouve cependant ses racines.

Tout d’abord, il peut être question d’un ésotérisme chrétien et non d’un christia­nisme ésotérique, loin d’être une réduction logomachique ceci indique que nous avons ici la transmission globale d’une spiritualité homogène.

Il n’y a pas plusieurs école comme c’est le cas dans le contexte bouddhique où existe effectivement un bouddhisme ésotérique présentant des aspects fort distincts du Tripitika originel.

Ainsi ce sera sur les mêmes bases textuelles, sur le même message que l’approfon-dissement herméneutique opérera et que la liturgie s’établira. Plus encore, on a pu se poser la question de la validité d’un ésotérisme chrétien, beaucoup seront surpris de voir qu’en fait ce serait plutôt le problème d’un exotérisme chrétien qui devrait être mis en doute. Deux éléments indiquent la validité d’un tel argument, l’un au niveau de la doctrine, l’autre historique.

Dès que le nouveau testament s’est établi, certains thèmes fondamentaux ont struc­turé sa vision spirituelle : la notion de royaume, le Verbe (Christ-Logos), le Paraclet et les mystères. Le mystère est une indication de l’ineffable, de l’insaisissable, en accord avec toute doctrine métaphysique, le christianisme établit ici la relation avec l’essentiel.

Le royaume est bien sûr la dimension céleste, mais celle-ci est intérieure à l’Homme, c’est donc par intériorisation que la quête s’accomplit (Sachez le, le royaume de Dieu est au dedans de vous, Luc XVII, 20-21). Ce qui donne accès en l’Homme à cet état supérieur est le Saint-Esprit, la vision s’effectue par la purification et la réception de l’esprit et de la sagesse.

Tout comme dans le bouddhisme (avec les upayas) existe une méthode où sont pré­sents la vigilance et l’attention. Le Verbe en qui toutes choses sont comprises, qui était dans son principe (et pas forcément au commencement) laissera place à l’Esprit-Saint qui sera envoyé pour enseigner toutes choses (Jean XIV, 26).

Le Paraclet descend au moment ou le Christ-Verbe remonte, ici est le mystère de la Pentecôte où la lumière du non-manifesté s’étend sur tout le manifesté. Ainsi tout est dans l’Esprit et si l’on parle du baptême du Saint-Esprit, il s’agit encore d’un degré qui dépasse toute réalité exotérique. Ces quelques notions demandent à être approfondies pour en retirer une pleine saveur signifiante mais cela déborderait du contexte modeste de cette étude. Ce que nous voulons montrer c’est que le christianisme dans ses fonde­ments aborde des thèmes métaphysiques universels, naturellement il est né dans un contexte et sa formulation s’en est accommodée.

Mais comme nous le montrions dans notre étude intitulée Métaphysique et cosmolo­gie, le christianisme s’est institué lors d’une sclérose archétypale de l’hébraïsme, la portée de l’universel fit exploser l’écorce cosmologique pour relier ce qui est en bas avec ce qui est en haut. C’est la raison pour laquelle le Christ s’adresse aux étrangers, les épîtres sont souvent consacrés à des peuples non-sémitiques insistant sur le caractère non li­mitatif du message divin.

Un autre aspect de l’absence d’exotérisme dans le christianisme du départ est que nous n’y trouvons pas de loi terrestre, il est dit que le royaume en question n’est pas de ce monde et que ce qui revient à Dieu doit lui être laissé, mais que ce qui revient à Cae­sar doit être donné à Caesar.

Le plan temporel n’est dès lors que concerné par des règles sociales et politiques inexistantes dans la doctrine du nouveau testament. Bien au contraire une confiance est accordée au souverain temporel car n’est-il pas précisé que s’il est roi c’est par grâce divine.

Dans le contexte musulman le Zahir constitue un ensemble légiférant tout comme dans la formulation doctrinale hébraïque, le christianisme par contre échappe à ce fait.

L’historiographie du christianisme nous prouve cet élément lorsque l’Eglise de Pierre est façonnée, n’ayant pas de corps juridique, elle n’a d’autre solution que d’emprunter l’ensemble du droit romain. C’est d’ailleurs à partir de ce moment (si l’on excepte le côté subversif de certains chrétiens des catacombes qui n’ont pas respecté l’enseignement du Christ et qui en dépit des conseils donnés ont contesté Caesar sur son propre royaume) que le christianisme allait bifurquer et devenir dans son aspect cette fois exotérique et institutionnel une machine totalitaire à broyer les peuples et les hérétiques.

L’histoire du christianisme est celle d’un ésotérisme qui s’est non seulement déployé en exotérisme mais qui par suite de cette effusion s’est bien souvent dévoyé pour des besoins séculiers. Notons que plusieurs éléments dans la liturgie indiqueront le carac­tère initiatique, la célébration de l’Eucharistie, de la messe effectue l’actualisation du sacrifice du Verbe, le baptême établit l’entrée dans la Communauté qui sera l’« épouse » pour les noces spirituelles, enfin la confirmation qui forme l’alliance en des mystères profonds.

Ce qu’il est nécessaire de savoir, c’est qu’au début de l’ère chrétienne, le baptême était réservé aux adultes, ce qui donne une signification nettement plus riche que celle de la dérive démocratique qui a voulu l’étendre à tous dès le jeune âge. Le baptême rappelons-le est un rite qui fait intervenir la consécration par l’élément liquide, nous re­trouvons ce procédé à la base de nombreuses autres traditions indiquant encore l’existence d’un fond archétypal commun.

Dès la fondation du christianisme nous constatons que les rites se tiennent non au grand jour mais de manière discrète. D’ailleurs il semble y a voir eu plusieurs de­grés pour les adeptes, de simples auditeurs, des compétentes et enfin des fidèles2.

Tout ceci nous indique que dans ce contexte spirituel se situe la notion de seconde naissance ainsi que l’on désigne l’état de ceux qui se dépouillent de leur égo (petit soi) pour retrouver la véritable plénitude (grand Soi) devenant ainsi ce que la tradition hin­doue nomme les « deux fois nés ».

La Tri-Unité

Tout comme le chiffre trois revient souvent, il y a trois mystères chrétiens, la Trini­té, l’Incarnation et la Rédemption. Les deux derniers sont intimement liés au premier et procèdent de la même vision d’ensemble. L’incarnation est le processus de manifesta­tion du Verbe sur le plan terrestre, la rédemption est l’accomplissement de toutes choses par le Saint-Esprit où la périphérie rejoindra ainsi le centre, l’Identité suprême s’effectue, les différents stades de l’être étant unifiés.

La Trinité établit le caractère hypostatique de l’Essence, cela peut revêtir deux as­pects selon que l’on se place dans une optique verticale ou horizontale. Dans le premier cas, il s’agit d’états de la réalité compris comme Sur-Être, Être et Existence, dans le se­cond les aspects s’affirment en tant qu’Être, Esprit et Plénitude.

Cette vision dont F. Schuon détaille clairement la perspective appartient non à une formulation spécifique religieuse mais à un fond métaphysique commun.

Le christianisme trouve effectivement une correspondance avec les Personnes du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Le Père est le départ pourrait-on dire de la création, le principe dans lequel est le Verbe avant toute manifestation. Le Verbe ou Fils étant l’In-carnation, le passage s’effectue. Le Saint-Esprit enfin rassemble toutes les créatures par la rédemption.

Nous avons ici une figuration des passages des modes de l’être sur un plan verti­cal, sachant qu’il n’est pas bien sûr linéaire mais plutôt sous la forme d’un flux et reflux où l’unité des termes révèle les fondements, nous le verrons plus en avant, d’une doc­trine non-dualiste.

Le Père Florensky indique que « les intellectuels reprochent à la conception ecclésiastique un dualisme métaphysique, sans remarquer qu’ils se déchargent sur l’église de leur propre er­reur dualiste ». C’est on ne peut plus vrai lorsque l’on constate l’interprétation « à la lettre » que font certains des textes en oubliant les réponses essentielles figurant dans le Nouveau Testament : « Que tous soient un, comme Toi, Père, Tu es en Moi et Moi en Toi, afin qu’eux aussi soient Un en Nous » (Evangile selon St Jean) et « Dieu est tout en tous » (Paul aux Corinthiens).

Non seulement le Christ annonce sa Non-dualité avec le Père mais l’accomplisse-ment de cette doctrine non-dualiste établit la coïncidence de tous dans l’Identité Suprême et divine.

Des œuvres telles celles du Père Henri le Saux et du moine cistercien (anonyme) qui composa la Doctrine de la Non-dualité et du christianisme devraient permettre de por­ter un jugement moins hâtif de la part de ceux qui projettent leur propre dualisme, qu’ils soient d’ailleurs anti-chrétiens ou chrétiens, puisque la déviation s’est affirmée au sein même de l’Eglise. Toujours est-il que l’aspect trinitaire s’accommode mal d’un dua­lisme exclusif, l’on aura beau dire, il faut démontrer par quelle jonglerie l’on a fait dire deux lorsqu’il y a trois et d’autant plus que trois est Un.

Les hypostases (terme repris à Plotin) caractérisent donc la « tri-Unité », le Père est le symbole de la création, le Fils de la résurrection et l’Esprit-Saint de l’accomplis-sement du royaume. Bien que le problème du Filioque oppose Catholiques et Orthodoxes nous aborderons la question sous l’angle suivant.

Le Père engendre le Fils qui est l’image du premier dans laquelle il contemple son essence, cette contemplation donne naissance au St Esprit. La procession s’établit du Père au Fils et du Père et du Fils vers l’Esprit-Saint qui remonte vers les deux précé­dents, c’est-à-dire à la Source.

Si l’on prend la signification horizontale des hypostases de l’Essence (du Principe) et les compare à la métaphysique hindoue, nous avons le Soi (essence) en tant que Sat (Réalité absolue, ou Être sous l’aspect surontologique), Chit (Intelligence absolue, con­science), Ananda (Plénitude, Béatitude, Beauté-Bonté) ou si l’on veut encore « Puissance - Intelligence- (Beauté-Bonté-Béatitude) ».

Le caractère hypostatique établit des aspects, des modes, des définitions par rap­port à ou des expressions de l’Essence. Le Père H. Stéphane fait correspondre le Père à Sat, le fils à Chit, le St Esprit à Ananda, une analogie est évidente. Le Père l’est à ce titre en tant qu’il engendre le Fils, mais là il contemple son essence, d’autre part il est indi­qué non « au commencement » comme on a trop souvent traduit St Jean, mais In principio, dans le principe, cette déité, Sur-essence montre un Dieu « trois fois saint ». Il con­vient de ne pas repousser seulement le dualisme limitatif mais aussi des interprétations monolithiques qui ont trop souvent paralysé le monothéisme.

La vision ici décrite est révélatrice de la puissance de la contemplation, c’est par ce biais, avons nous vu que le St Esprit naît. Nous voudrions donner un exemple de cette puissance dans un autre contexte relevé par Henry Corbin en Islam Chî’ite.

La première intelligence se contempla et naquit une Trinité. La beauté entourée d’Anges était admirée alors par l’Amour, mais cette dépendance lui pesait et il décida de se retirer, vint alors son frère Tristesse qui s’attacha à ses pas. L’histoire du monde est désormais cette nostalgie d’une unité perdue que l’on désire restaurer.

Nous avons ici dans ce véhicule mythique l’expression d’un caractère hypostatique vertical où entre en ligne de compte le déploiement de la manifestation du centre vers la périphérie. L’accomplissement du Royaume par le Paraclet (Esprit-Saint) est l’an-nonce de la restauration de l’unité perdue, nous retrouvons d’ailleurs la figure du Paraklit en Islam Chî’ite, mais ceci déborde l’étude entreprise ici.

Le ternaire Réalité-Verbe-Sagesse nous donne la dimension de la vertu mariale. Le St Esprit est identifié à la Sophia, dans le contexte orthodoxe, pour une juste harmoni­sation des termes se retrouve la figure de la Déesse-Mère. Sur un plan herméneutique, l’Esprit-Saint est ce qui accomplit toute chose pour les remonter à leur source, nous avons ici ce que Henry Corbin décelait comme une « phénoménologie du St Esprit » où l’on va sauver le phénomène pour le reconduire à son archétype, à son noumène.

La constante ternaire

La Trinité ouvre des perspectives illimitées. L’aspect Trinitaire, nous le verrons en­core un peu plus loin dans le chapitre sur le non-dualisme platonicien est une constante structurelle.

Jean Haudry dans son ouvrage La religion cosmique des Indo-Européens nous pré­sente, mais uniquement sur le plan cosmologique, l’aspect de certaines homologies ternaires (les trois mondes, les trois castes, les trois phases du temps). Ici certains points essentiels sont touchés du doigt car (même si ce n’est pas la démarche de l’auteur) les trois moments temporels sont associés à des couleurs. Le jour au blanc, la nuit au noir et les phases intermédiaires (aurore et crépuscule) au rouge.

Nous avons ici une donnée de la symbolique (nous sortons du cadre du livre cité, car le professeur Haudry a une optique « réaliste » dont nous ne partageons pas le point de vue, celle-ci garde néanmoins toute sa profondeur dans le contexte de la perspective), les couleurs blanche, rouge et noire s’affirment au niveau des phénomènes observables, pour la considération traditionnelle il est dit que les mouvements naturels sont les symboles des réalités transcendantales.

Nous retrouvons ces éléments dans les diverses spiritualités où par exemple les phases de l’alchimie, celles de l’initiation soufie et les gunas du Samkya seront associées à ces couleurs. Le blanc représente l’Essence, l’Esprit -Sattva, le rouge - l’énergie - le sang -Rajas et le noir la substance - la matière -Tamas.

Une constante spirituelle, essentielle se déploie dans la manifestation, ce qui est en haut étant semblable à ce qui est en bas. La Trinité est un aspect inhérent au Principe, pour qu’il y ait manifestation, il faut une dichotomie, le pôle donne naissance à une polarité, c’est-à-dire à deux aspects (Par exemple l’Absolu et l’Infini qui sont deux as­pects du Principe Suprême), ceux-ci se retrouvant par coïncidence dans l’unité totale du Principe et constituant une Tri-unité observable à d’autres degrés des états multi­ples de l’Être (voir la chaîne ontocosmologique au chapitre suivant).

Le Père Florensky parlant du chiffre trois dit : Il est un contenu de l’expérience même de la Divinité dans sa réalité supérieure à la raison. Que ce soit au niveau des dimensions de l’espace, de celles du temps, de la personne (corps, âme et esprit), de la dialectique (ce qui donne en fait une trichotomie) et des Hypostases, il y à une constante dont Paul Florensky sent qu’il y a une virtualité transcendante à laquelle la raison ne peut accéder.

Le bouddhisme du Mahayana indique trois corps de gloire du Bouddha, Darma­kaya (Essence ou Quiddité), Shambogakaya (Réalisation) et Nirmanakaya (Révélation).

Le Chî’isme quant à lui constate trois mondes : Jabarut (l’Essence), Malakut (Monde des images) et Molk (la manifestation). Ces deux exemples illustrent la verticalité hyposta­tique dont nous avons parlé précédemment.

Dans le contexte druidique, le trois semble présent partout. Les trois cercles de Gwenved, d’Abred et de Keugand sont un parcours cosmique au bout duquel va se si­tuer O.IW, l’insaisissable cri de la lumière immaculée, que l’on peut d’ailleurs mettre en parallèle avec l’A.U.M. (O.M. différencié) de la spiritualité brahmanique.

Du triskel (Air, Eau, Terre) aux triades celtiques, l’énergie structurale du ternaire se vérifie un énoncé métaphysique, à savoir que l’Unité est l’Absolu, la dualité le principe de différenciation et la trinité celui de la structuration.

Approche logique de la Trinité sur la base des travaux du P. Florensky

L’on ne saurait trop répéter deux choses en ce qui concerne l’utilisation du terme logique dans le domaine d’investigation métaphysique.

Tout d’abord une projection logique implique une antériorité ontologique (ou même surontologique), la logique n’est pas contraire à la nature de l’esprit (du logos, de l’In-tellect), elle en est l’émanation, simplement elle ne la résume pas et s’arrête là où la démarche rationnelle (suites d’associations quantifiées) n’est plus apte à saisir des réalités métaphysiques qui ne seront pas irrationnelles mais surrationnelles.

Cette échelle lorsqu’elle s’aménage en dialectique (et non plus en énoncé linéaire et formalisant) devient ascensionnelle ainsi que l’indiquait Platon et aboutit à la mise en place d’un processus noétique et anagogique. Le Père orthodoxe Florensky effectue dans ce sens une appréhension logique de la notion de Trinité.

Constatant l’insuffisance tautologique de la loi d’identité, c’est ailleurs qu’il faut re­chercher une synthèse. Effectivement, si A est A et nul autre, il se pose face à tout ce qui n’est pas lui et se néantise de par la présence de sa négation systématique, toute détermination étant une négation. Chaque A exclut tous les autres en Non-A et A est un Non-A pour le Non-A qui se déterminera comme A.

L’identité exclusive est une négation, une négativité. Pourtant tous les A sont vrais. Dans le devenir le A passé est nié par le A présent qui sera nié par le A futur. Le A qui se rapporte au Non-A, à l’autre n’est pas rationnel, l’entendement ne l’admet pas. Pourtant si un élément n’est pas détruit entièrement par un moment de lui-même dans le temps, mais qu’il soit toujours lui-même dans cet autre, à savoir que le nouveau soit l’ancien, nous aurons un A qui sera Non-A et dans cette négation le A nié sera rétabli.

A est Non-A, ce dernier permet au premier de trouver un fondement n’étant pas A lui-même, il trouvera en Non-A la force qui l’établira dans son identité. Le sujet trouve donc sa preuve en lui-même, le A en Non-A.

Continuant sur la progression, si l’on désigne Non-A comme B, les termes font que l’entité est à la fois A et B. B est aussi Non-B dans le contexte de cette méthode de dialectique négative, afin que B ait son fondement, mais Non-B ne peut être simple­ment A car nous reviendrions à la tautologie. Non-B est différent de A, il est C où le Non-C est effectivement le A, C devient donc la preuve de A.

A = (-A)

(-A) = B ; (-B) = A

(-B) = C ; (-C) = A

Nous avons ici un élément de dialectique noétique (antinomisme, coïncidence des opposés) qui mène à la notion de transparence des entités où l’essence est effective­ment portée à son intensité extrême, hors des limitations catégoriques.

A quel niveau cependant se situe le passage de la détermination (de la limite) à la transparence ? Et dans cette appréhension logique d’un genre qui dépasse la linéarité du concept, où la fonction logique trouve-t-elle son antériorité ontologique (ou suron­tologique) ?

En fait dès que la simple identité se néantise, dès que se pose un autre qu’elle-même et qu’elle pénètre dans cette altérité, se franchissent les limites, la réalité est ce qui est derrière, l’éternel dynamisme de l’Être.

Si nous comparons cette vision de l’identité instaurative et non-exclusive avec la théorie de Fa-Tsang dans le contexte du bouddhisme Mahayana, nous arrivons à des similitudes et à des approfondissements de l’appréhension de la notion d’essence. La quiddité dans la perspective bouddhique établit la vision de la multiplicité en une uni­té, « toutes les quiddités sont non agissantes, ce par quoi on veut dire qu’on ne les aperçoit pas en action d’une manière certaine et précise où elles révéleraient des caractères spécifiques qui se­raient des limitations, entre elles aucune division n’est concevable (Ashtasâhasrika­prajnaparamita) ».

La quiddité va être appréhendée lors du rien que quiddité du miroir de l’identité dans l’Avatamsaka selon Fa-Tsang. Si l’on pose des séries du mode A1, A2, A3 … A10, chaque terme implique les autres de deux manières possibles : statique et dynamique. Tout d’abord chaque terme est lui-même fonction de la série et celle-ci ne saurait être complète sans l’ensemble des termes particuliers, c’est le premier cas de figure. Dans le contexte dynamique, chaque terme contient en puissance tous les autres, il y a interpé­nétration, chacun réfléchit l’autre.

Il ne s’agit plus comme précédemment de simple identité, mais de transparence (où si l’on veut cela explique pourquoi tathata qui est la quiddité est traduit par identité à un certain moment des études du professeur Susuki), dans l’interpénétration chaque unité agit sur l’autre.

Cela ne supprime pas les réalités individuelles, au contraire l’interpénétration n’est possible que parce que celles-ci sont posées. Tout ceci ne se révèle qu’à la lumière du non-dualisme, hors de l’être et du Non-être. Nous appelons encore cet état « absence d’obstacles ».

A1, A2, A3 … A

Statique A1 = A2, A3 … A
A2 = A1, A3 … A
Ax = A1, A2 … A
A2, A3 … A = A1
A1, A3 … A = A2
A … A2, A1 = Ax

Dynamique A1 = A1 A2 = A2
A1 = A2, A3 … A A2 = A1, A3 … A

A1 = A1 A2 = A2 A1 = A1, A2 … A A2 = A1, A2 … A A1, A2 … A=A1 A1, A2 …A = A1

Nous n’avancerons pas plus dans la description de ce qui est le Dharma-Dhâtu (plan des essences), il suffit de voir que de nombreuses virtualités sont dès lors possi­bles et que la simple comparaison des thèses du Père Florensky et de FaTsang ouvre des perspectives que la simple logique ne sauraient soupçonner.

Le Non-dualisme platonicien

La projection dualiste des détracteurs du Christianisme comme des laudateurs sclérosés dans un monolithisme subversif commence par le malentendu concernant Pla­ton. Nous constaterons que le dualisme est un état d’esprit projeté par une inaptitude à dépasser le niveau analytique et le mental discriminant bien propre à la mentalité moderniste et techniciste de l’Occident.

Très rarement pourrons-nous constater l’existence de doctrines dualistes, il s’agit pour la plupart de dérives et de formalisations étroites, le dualisme n’appartient pas au contenu des diverses spiritualités authentiques.

Citons Guénon : « Beaucoup de doctrines que l’on regarde habituellement comme dualistes ne sont telles qu’en apparence, dans le manichéisme comme dans la religion de Zoroastre, le dualisme n’est qu’une doctrine purement exotérique, recouvrant la véritable doctrine ésotérique de l’Unité : Ormuzd et Ahriman sont engendrés tous deux par Zervan-Akérêmé, et ils doivent se confondre en lui à la fin des temps ». Guénon insiste ensuite sur la distinction de la duali­té et du dualisme.

Le non-manifesté contient le manifesté puisque celui-ci s’est produit, mais ce non­manifesté contient à la fois, en tant que principe et l’Être et le Non-Être, le principe su­prême se différenciant donne naissance à deux éléments, qui tout en étant différents par rapport à leur principe figurent un Ternaire. Ceci sera appréhendé sous une autre forme par F. Schuon lorsque celui-ci décrit la chaîne onto-cosmologique.

Nous avons à cet effet plutôt que de chercher à en reprendre les mots, préféré transcrire ceci de manière figurative.

Anhypothétique Principe suprême
Absolu
Infini

Être (principe)

EssenceSubstance

Logos (manifesté)

Actif Passif

(Intellect) (Substance)

Production (manifestation)

Energie Matière

Nous constaterons que la dualité forme les deux angles de la base des triangles, elles sont inséparables et se rejoignent aux sommets, la figure entière est toujours trini­taire, c’est-à-dire tri-unitaire et Unité Totale.

Concernant le manichéisme, le parler populaire et profane a malencontreusement fait passer une conception totalement fausse de cette doctrine, l’église des rationalistes catholiques y fut aussi pour beaucoup lors de ses assimilations et manipulations (style gnose = gnosticisme=. A titre indicatif, ce qui caractérise l’optique manichéenne est la notion de polarité (les pôles s’équilibrent dans une tension antagoniste et forment une cohésion, voir les travaux de Gilbert Durant), cette dialectique des forces permet les deux autres notions du manichéisme (encore une trinité !) à savoir la quinarité (exemple : les cinq éléments que nous retrouverons dans le Védanta, les cinq tanmatras à quoi correspondent les cinq Bhutatmas) et la polyonymie (pluralité des noms des Dieux).

Ainsi que l’indique encore René Guénon, le fait de reconnaître une dualité est loin de constituer un dualisme. Il y a dualisme lorsque l’on « enferme » deux termes dans une position d’exclusion irréductible, si ceci peut permettre de comprendre le « statut » de la manifestation; il n’y a somme toute qu’une appréhension des apparences.

Cette vue mène à une vision linéaire comme tout dogmatisme systématisant. Iden­tique est d’ailleurs la position du monisme où l’on réduit un terme à l’autre, la linéarité y est semblable renfermant le réel dans les moules asservissants d’un système, le dé­passement métaphysique s’observera sans équivoque dans la doctrine de la Non dualité que l’on retrouvera tant dans l’Advaïta-Védanta que dans l’apophatisme chré­tien. Revenons à Platon, l’accusation de dualisme est assez étonnante. Cependant si nous la conservons dans un premier temps, il est quand même important de signaler que la dialectique (ce terme est déjà par lui-même peu dualiste) de l’Un et de l’Autre (monde immuable, monde du mouvement) est conçue en mode participatif et non ex­clusif.

Si nous reprenons l’étude de Sigrid Hunke sur La vraie religion de l’Europe où malgré l’absence d’une référence métaphysique qui lui fait confondre la position des métaphy­siciens avec celle des hérétiques face à ce qui n’est en fin de compte qu’une réduction ontologique, nous avons constaté un ensemble de positions « duelles ». Soit les contrai­res restent dans un état d’équilibre éternel, soit ils s’excluent radicalement, soit ils se complètent, soit ils sont issus d’une même unité ou encore ils peuvent s’associer, ou en­core être les différents degrés d’un même être.

Toute cette énumération est assez confuse mais a au moins l’avantage de montrer que la notion de dualité n’est pas aussi simple que l’on veut bien le faire croire. Nous dirons cependant que dans cette liste certains points coïncident avec d’autres et n’ont de différence qu’en fonction d’un certain plan de manifestation.

Ceux qui seront familiarisés avec la métaphysique sauront replacer les éléments dans leur contexte. Voyons plus en avant le « dualisme » de Platon, il faudra expliquer pourquoi le Timée nous parle ainsi : « Tout à l’heure, nous avions distingué deux sortes d’êtres, maintenant il nous faut en faire voir encore un, un troisième genre ». Et Platon parle de la matrice, du réceptacle.

Désormais, la vision platonicienne est ternaire, la matrice est le principe qui « parti­cipe de l’intelligence » et permet de recevoir le « modèle » afin que s’instaure le « mouvement ».

Pareillement se situeront la pensée, l’âme et le corps en une trinité qui sera reprise par le christianisme. Le problème est que l’on confond trop souvent Platon avec Aris­tote, le premier établit une vision avec des principes (principe esthético-rationnel, principe de double causalité, principe de récurrence et principe de confrontation) que plus tard le second va systématiser, faisant basculer les notions d’idées vers celles de concepts et de principe vers celles de catégories.

L’aseptisation aristotélicienne va créer une fissure épistémologique dont l’Occident ne se relèvera pas, car c’est ici que la dérive dichotomique du dualisme exclusif va trouver sa source et où les approches chrétiennes de saint Augustin reprenant Platon seront combattues par la formalisation thomiste héritière de l’aristotélisme.

Cette aristotélisation du mode de pensée aura des conséquences funestes, l’icono-clastie fondamentale du gothique mettra fin à la pensée symbolique et le rationalisme théologique consacrera la perte des voies de l’intellection ou intelligence du cœur (du centre) réduisant ainsi l’Intellectus à la ratio (qui n’est somme toute que la procédure quantitative de la fraction).

La confusion dite « païenne »

Un certain nombre de confusions propres à une mentalité moderniste qui désire à tout prix prouver son originalité par le choix de mots pour le moins aventureux, réside dans les appellations de païens, néo-païens et paganistes.

Tout d’abord, aucune tradition à l’âge antique ne s’est dite « païenne », l’on aura beau chercher, ce terme fut inventé très tardivement par l’église et ce dans un sens péjo­ratif. Lorsque les cultures anciennes se sont effacées dans leur formulation extérieure (ce qui donc implique une continuité de celles-ci, saint Augustin le précise), il ne restait que leur côté formaliste et exotérique, celui auquel le peuple à un degré primaire adhé­rait, sous une forme quasi animiste et fétichiste.

De la même façon que l’idolâtrie hébraïque ou arabe, le « paganisme » n’avait que la valeur d’une archétypologie déformée où l’on prenait le reflet pour l’objet.

Les élites spirituelles trouvèrent leur place dans les différents courants à vocation ésotérique, gnostique, hermétique, johanite… De même qu’en Islam, un Soravhardi voyait toujours briller la lumière d’Orzmud, le Dieu caché (apophatisme) sera en con­texte chrétien présent dans les œuvres de Maître Eckart et de Jacob Boehme, sans parler de la transcendance platonicienne qui fut un des piliers de la théologie avant qu’on ne la remplaçât par le formalisme aristotélicien.

Dans les faits qui fut païen à l’aube de la civilisation européenne ? Seulement ceux que l’église voulait éliminer pourrait-on dire. En réalité, il s’agissait d’extirper des prati­ques fétichistes sans aucune valeur sur un plan métaphysique et religieux.

Les païens furent ainsi appelés dans le sens où paganus signifie paysan rustre. Il est évident que le second terme était amplement suffisant pour caractériser cette men­talité.

L’argument polythéiste n’a pas la même dimension, effectivement la pluralité est un des aspects que peut revêtir la doctrine de l’unité. La pensée antique (hellénique) s’est d’ailleurs prévalue de cette forme (« L’Un c’est le multiple »). Il s’agit cependant de faire remarquer que tout polythéisme contient en lui-même un monothéisme (l’inverse n’est pas forcément vrai) de principe, les égyptiens ou les hindous en apportent la preuve.

Tous les dieux sont des aspects de Brahma, l’Identité Suprême. Non rattachées à cette unité, les religions polythéistes deviennent celles de la dispersion où l’idolâtrie est la règle de vénération. Le réductionnisme « païen », véritable générateur de dualisme exclusif où les entités se figent dans des contradictions insurmontables est un signe de décadence et d’essoufflement d’une époque coupée de toute véritable transcendance.

Le Père Florensky indique que le polythéisme de la dispersion « tend à séparer et à dis­socier les phénomènes… à attribuer chaque phénomène à une cause particulière »… Nous avons d’ailleurs ici curieusement le germe de la méthode appelée systémique qui est la forme de systématisation dogmatique et multi-exclusiviste de la pensée moderne, où les sys­tèmes asservissant le réel dans des moules se heurtent les uns aux autres si ce n’est à l’intérieur d’eux-mêmes.

Si nous parlons de dualisme réducteur et exclusif à propos du « paganisme », cela semble tout adapté ayant ici la coexistence des opposés et non leur coïncidence et que la notion de séparation y est encore plus vive qu’ailleurs, excluant celle de la participa­tion. La pensée « païenne » voit des « tous complexes » à la place de l’unité et se perd dans des dédales sans principes où aucune connaissance solide ne peut être étayée, étant emportée dans le néant temporel.

C’est ici que la mentalité dualiste, celle de la séparation et de la systématisation est portée à son extrême.

Ceci n’empêche cependant pas que sur le plan des arguments « massue » le terme « païen » puisse correspondre parfois à une barrière élevée devant une forme de mo­nolithisme, néanmoins, et nous conservons ici des mots d’expression évolienne, au niveau de « l’arc » il convient de changer de formule et de lui préférer les mots « classi­que », « antique » ou « originel ».

Chacun conviendra cependant qu’il est illusoire de renfermer les réalités dans des mots, mais qu’il est aussi dangereux de porter sur des cartes des indications impréci­ses.

Le non-dualisme fondamental

A - Manifestation et création

Il y a deux manières de percevoir le monde, soit comme une manifestation, soit comme une création. Dans le premier cas, il s’agit de la nécessaire modalité du prin­cipe, dans le second d’un acte libre.

En fait de cela dépend du point de vue où l’on se place, le principe est libre de choisir tel ou tel cycle dans le cadre de la création, par contre la manifestation est en elle-même nécessaire car étant contenue dans le non-manifesté. La création choisit un cycle spécifique et opère dans cette modalité, la manifestation est un mode de flux et de reflux des divers cycles.

Il faut savoir que manifestation et création sont en fait associées et que l’une ne contredit pas l’autre. Dans la création l’on privilégie en fait tel aspect du principe, à savoir comme cela est impliqué le pôle de l’être.

Cependant, l’être ne saurait effectivement se ramener à l’Absolu, puisqu’il est déjà la première des déterminations. Il s’agit du passage de la modalité infinie du principe à la modalité ontologique. La réduction de la métaphysique au mode de l’ontologie est une source d’erreur et provoque une appréhension soit moniste (monolithique, soit dualiste, nous reviendrons sur ce fait.

Dans l’optique de la manifestation, la création est comprise, l’Ishwara du contexte hindou en est une illustration, de même que le Nirguna Brahman est l’insaisissable, l’in-qualifiable, le Saguna Brahman est quant à lui qualifié (idem dans le contexte bouddhique avec le Dharma non qualifié et qualifié).

Les religions monothéistes se placent au niveau de la création, dit-on. Le « fait reli­gieux » n’est peut-être pas aussi simple. Il est vrai que le contexte sémite que l’on peut essayer de définir en termes tant linguistiques que psycho-spirituels (nous sommes loin de la réduction raciste) amène à la constatation d’une création où le créateur apparaît comme l’axe principal.

Deux éléments sont dès lors fondamentaux, tout d’abord la vision abrahamique (les trois religions monothéistes communément admises) conçoit la notion de Sur-Être et le requiert, ensuite la dérive exotérique due à l’ontologisme établit une confusion af­fective dans l’élaboration d’une figure anthropomorphique de la divinité.

L’aspect religieux implique une donnée sentimentale que l’on ne retrouvera pas au niveau de la métaphysique. Cette sensibilité de l’homme vers la divinité constitue une des trois voies de réalisation. Elle se traduit par la notion de foi. Portée à une intensité puissante, elle peut dériver et affecter le paysage spirituel, en ce sens qu’elle établit une rupture entre le créateur et la créature.

Ce dualisme sentimental donne naissance à un monolithisme de la démarche, de la quête où par une personnalisation du principe, celui-ci devient exclusif.

Purement passionnelle, cette voie peut devenir très contraignante, notamment au niveau de ses formulations exotériques et dévier au moralisme étroit bâti sur une somme d’interdictions, tant au niveau moral qu’au niveau du champ de vision spirituel.

Le déséquilibre s’effectue à partir de la notion d’être qui devient seul existant face à ce qui n’est pas Lui. Nous constaterons qu’il s’agit là d’une réduction et d’une défor­mation de la spiritualité authentique. Tout d’abord, la notion d’être et de commencement implique qu’il fut un « temps » avant ceux-ci et que l’Être étant la pre­mière distinction ne saurait représenter l’Absolu qui est hors de toute formulation.

Ensuite s’il est dit qu’il n’y a rien hors de Dieu, cela signifie qu’en fait tout est en lui (comme l’indique Jérémie 1-5 : « Avant que je t’eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais »). Tout est Dieu, puisque celui-ci est infini, absolu, cela dépasse la notion d’Être qui établit une distinction et non une totalité intégrante.

Il faut savoir que dans l’hébraïsme, l’accent est mis sur un ensemble de flux et de reflux qui jouent sur un plan de dépassement des antinomies. Le cycle de la création s’inscrit dans un univers plus vaste qui est celui des multiples états de l’être, à savoir la manifestation.

La métaphysique implique effectivement plus la notion de manifestation que la re­ligion qui s’appuie sur la création. Le problème réside dans la confusion des plans et la réduction de la métaphysique à l’ontologie car cette dernière part structurellement d’une négation d’exclusion.

Dans les faits, nous devons vérifier si la notion de création peut s’articuler à sa place légitime liée à la dimension suressentielle transcendantale. Il importe de savoir que ce sont des formulations dogmatiques exotériques qui ont ramené le divin à un créationisme contraignant.

La suggestion fondamentale des textes sacrés tant juifs que chrétiens (en Islam c’est encore plus net) mène à la constatation de l’ineffable (YVHV est imprononçable).

Nous dirons que les différents plans sont nécessaires mais que le danger réside dans l’assimilation de l’Être avec l’Absolu et que la dérive de Yaveh et de Jehova pro­voque une limitation personnaliste de la divinité.

Sur le plan purement affectif, cela dégénère en idolâtrie (d’où la vertu de l’Islam qui remet les choses à leur place), sur le plan de la démarche intellectuelle, cela provoque la mise en place de la pensée systématique où l’Être est la première catégorisation qui s’étale par la suite en la mise en oeuvre de la systématisation rationaliste.

Coupé de la transcendance métaphysique, de l’incréé, l’esprit n’a plus de ressource que de se formaliser dans le créé et par là même de s’enfermer dans un jeu de détermi­nations asservissantes.

Au fur et à mesure, la démarche s’assèche dans la logique, la raison remplace l’In-tellect et hors de la vision-contemplation-compréhension-réalisation, le savoir se contente d’être une simple addition de données quantitatives et catégorielles.

Prise dans la toile d’une scolastique linéaire, la théologie ne devient plus que l’affaire d’un raisonnement, l’élaboration de théories enfermées par la négation d’exclusion qui est à la base de tous les systèmes.

Comme le monde est antinomique (structure de la dualité), l’esprit est incapable de dépasser le schéma de la construction et réduit le réel, lors que la pensée métaphysique prend celui-ci comme une valeur spirituelle intérieurement unifiée et intégrée ainsi que le déclare le Père Florensky.

Maintenant il ne faut pas voir la coïncidence des opposés comme une coexistence, la fusion sans confusion n’est pas une simple addition, hors des oppositions, il y a un principe supérieur dont celles-ci sont issues et qui les contient hors des déterminations négatives. Il ne s’agit pas d’un « tout » intégrant des parties, il convient de saisir cette position comme au-delà et comme un changement d’état.

Faire du tout une détermination, c’est encore là une erreur scientiste de la pensée moderniste qui se nomme systémique (comme si l’Absolu et l’Infini pouvaient se suggé­rer sur la base de systèmes !), la subversion profane tend à nier toute transcendance et à renfermer le principe supérieur dans une catégorie « holistique » de la même façon que la dérive religieuse a pu mettre en avant la notion d’Être et de moteur premier sui­vant en cela le rationalisme d’Aristote.

B - Le Non-dualisme : ni monisme, ni dualisme

D’une manière générale, le monisme et le dualisme appartiennent à la logique des systèmes. Ici l’on enferme le réel dans des catégories, dans des moules asservissants qui réduisent et mutilent toutes choses.

Prisonnier du carcan ontologique et déterministe de l’être et du non-être, il n’y a pas de place pour une appréhension d’un principe situé hors des oppositions fabri­quées par la raison. La négation d’exclusion, barrière de la limite et de la détermination, forge un ensemble de théories qui se déracinent mutuellement, se com­battent ou encore vivent de leurs propres contradictions internes sans cohésion.

Tout ceci établit un déséquilibre où l’intellect est remplacé par la raison qui forma­lise le réel, l’aseptise en catégories creuses purement quantitatives et loin d’appréhender des qualités, ne touche que le côté extérieur des choses, c’est-à-dire la relation, la me-sure.

Le monisme ou encore monolithisme apparaît dès l’identification de l’Absolu avec l’Être. Cette notion, comme nous l’avons vu n’est que la première des déterminations, mais en tant que telle s’établit déjà dans le mode de la distinction et de la limitation. Toute chose déterminée est négation, ainsi le conflit s’opère d’entrée.

Là où le monisme existe, il y a identification de la métaphysique avec l’ontologie. La réduction qui se fait provoque un nivellement, cette monopolisation est en fait une mono-polarisation. Effectivement, la dualité et la multiplicité existent, réduire ces ter­mes à l’unicité (et non à l’unité) de l’être c’est les détruire.

La démarche qui s’en suit est destructrice de la richesse du réel et a pour consé­quence un fanatisme soit religieux soit encore rationnel qui est l’outil par excellence de la logique linéaire. Le dualisme est un système tout aussi borné, se basant sur l’irréduc-tibilité de termes opposés (bien-mal, corps-esprit…) le réel est balancé de négations en négations, l’exclusivité est totalitaire et la réalité s’enferme dans un jeu qui nie toute unité profonde.

Outre que ces deux systèmes falsifient toute appréhension totalisante et intégrante, le savoir procède ici de processus schématiques, discriminants, analytiques qui condi­tionnent l’esprit par une systématisation formalisante.

De là, viennent plusieurs réductions de la connaissance, le schème et la catégorie ont remplacé l’idée, la formule s’est substituée à la vision, la quantité à la qualité, le dogme au vécu et bien sûr la lettre à l’esprit.

Le monisme déclenche l’univocité, le dualisme la duplicité. C’est dans un dépasse­ment des systèmes que peut se rencontrer une doctrine de l’unité que, en l’occurrence, l’on nomme le « non-dualisme » ou encore en Inde l’Advaïta.

Il s’agit de la métaphysique, qui se préoccupant de ce qui constitue les principes transcendantaux touche effectivement à ce qui n’est pas limité par les déterminations. A ce niveau comme ce qui est hors de la manifestation ne peut qu’être suggéré et non « théorisé », les démonstrations utilisent surtout des formes négatives, c’est-à-dire partent essentiellement de ce que ne peut être le non-manifesté.

Cela reste cohérent, puisqu’une détermination est une négation, la négation de celle-­ci constitue en fait la plus grande affirmation. L’Infini étant ce qui n’est pas fini, ce der­nier niant par sa propre finitude ce qui lui est extérieur, la négation du fini est l’affirmation totale du sans limites.

Comment donc parvenir à saisir hors la dualité, cette unité qui implique une non­uniformité. Déjà nous avons vu avec le Père Florensky que l’identité se niait et créait une altérité mais que celle-ci en fait retournait à la première et par cet effet de miroir établissait en fait une Non-Altérité.

La coïncidence des opposés effectue en effet une diversité parvenue à son extrême intensité, et qui par le franchissement des limites (ce qui est nécessaire pour aller au bout d’une intensité comme une lumière qui exploserait et deviendrait incandescence) rendent celles-ci transparentes et fondent la non-altérité.

Nous retrouverons dans le bouddhisme Mahayana constamment émise cette sug­gestion du « Non-Otherness » pour caractériser la quiddité ou Tathata. Lorsque l’on fait débuter le texte de la Genèse par les termes « Au commencement », il faut savoir que nous avons là une traduction sommaire. Dans la formulation hébraïque il est dit Be­reshith, c’est-à-dire dans le principe, ce qui a une portée différente.

A l’intérieur du principe, l’esprit de Dieu avait conçu l’univers, la manifestation et cela avant toute cristallisation de l’Être. Le fait cependant d’émettre une notion de dé­but, premier jour et de création suggère qu’il fut un temps au-delà de tout mouvement, un temps avant le commencement. Ce moment est insaisissable, ineffable, c’est le lieu de la divinité toute puissante, de l’Infini.

Lorsque la Genèse déclare et les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, nous avons ici quelque chose de très important qui est indiqué. La face signifie Dieu, l’Ancien Testa­ment le déclare souvent, ces ténèbres et cet abîme symbolisent Dieu dans son inaccessibilité, il s’agit du Sur-Être, de la Sur-Essence.

Le psaume 18 (12) dit : Il faisait des ténèbres sa retraite. Non seulement il y a indica­tion d’un non-dualisme mais aussi d’un non-monisme. L’Infini dépasse toute limite et contient toutes choses ne se limitant pas à en être la simple somme.

Cela signifie que ce Néant Divin nommé par la Kabbale, l’Aïn-Soph, l’insaisissable est un élément du discours théologique où l’on s’aperçoit que la transcendance n’est pas l’ontologie.

En fait, les lettres YVHV ne sont pas prononçables, mais elles indiquent malgré tout une progression, celle qui va permettre la manifestation. L’Être ou Dieu créateur qui dit « Je suis celui qui suis » indique l’Être pur, mais celui qui se cache (Esaïe : « Mais tu es un Dieu qui te caches ») fait référence à son Essence au-delà de son Être, dans une lumière impénétrable pour le profane celle-ci est ténèbres, le psaume 139 (12) déclare : « Même les ténèbres ne sont pas obscures pour toi, la nuit brille comme le jour, et les ténèbres comme la lu­mière ».

Dans le principe, une scission va s’établir pour que le monde s’accomplisse, les eaux supérieures et les eaux inférieures sont séparées par « l’étendue », mais cette der­nière est en même temps une échelle qui permet que le haut et le bas se rejoignent. « Le jour en instruit un autre jour, la nuit donne connaissance à une autre nuit » dit le psaume 19 (3), la création n’est pas exclusive, elle prend toute son ampleur dans la diversité, mais tout est déjà contenu dans le principe : « Avant que je t’eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais » (Jérémie 1-5).

L’hébraïsme illustre en fait deux tendances bien différentes, tout d’abord l’ésotérisme où la recherche herméneutique va mener au non-dualisme métaphysique, ensuite l’exotérique où au fur et à mesure va se solidifier une spiritualité en religion affective.

Oubliant la transcendance du Sur-Être, une assimilation ontologique va cristalliser la notion de divinité en personnage humanisé. Le fait de transformer YVHV en Yaveh et Jéhovah abaisse la divinité dans un rôle terrestre qui va perdre au fur et à mesure son caractère d’inaccessibilité pour devenir une personne à qui l’on s’adresse comme à un individu représentable.

A ce moment le monothéisme devient monolithisme et la rupture s’établit entre le créateur et la créature. La négation d’exclusion devient vive et la démarche contrai­gnante de la lettre effectue une sclérose qui rend impossible toute gnose et contemplation spirituelle. Dès lors qu’il y a formalisation, cet ontologisme religieux se transmet dans la pensée et passant au niveau profane, donne naissance au rationa­lisme et à la systématisation.

Il n’y a plus possibilité pour l’esprit de vaincre l’altérité, de dépasser la limite et désormais celui-ci s’enferme dans les catégories créées.

Le christianisme apparaît comme une réaction aux solidifications exotériques de l’hébraïsme. Le Dieu invisible en qui toutes choses et où toutes choses subsistent en lui, tel que le décrit l’épître de Paul aux Colossiens, n’est pas l’image d’un Dieu dont on peut faire un personnage.

Bien sûr, il y a une dualité dès lors que la manifestation s’est accomplie, cependant celle-ci n’est pas d’un caractère exclusif sauf pour celui qui choisit la voie des formula­tions de l’apparence. Dieu est tout en tous rappelle l’épître aux Corinthiens, la non­dualité s’affirme lorsque la révélation de l’Esprit illumine la voie. L’on devient « partici­pants de la nature divine » (2ème épître de Pierre), Dieu demeure en nous et nous en lui, et cela, c’est l’Esprit qui en confère la connaissance.

Le christianisme est une gnose (« l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu ») qui mène à la réalisation de l’Identité Suprême. Le Christ affirme sa non-dualité avec le Père, à travers le passage de l’épître de Jean : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en Moi et Moi en Toi, afin qu’eux aussi soient Un en Nous » montre clairement une absence tant de monisme que de dualisme.

Le non-dualisme ne supprime pas la différence des termes (notamment sur le plan de la manifestation) il affirme leur transparence transcendantale.

Quand St Jean déclare au début de son évangile que le Verbe était avec Dieu, et que le Verbe était Dieu, le dépassement de la pensée en catégories est évident.

Il serait superflu de faire la liste de ce qui mène au non-dualisme dans le christia­nisme, il suffit pour cela de lire le texte en précisant que bien des thèmes sont paraboliques et font appel à l’Esprit plus qu’à la lettre.

C’est dans le dépassement du Dieu créateur, du Dieu personnage et représentable que la divinité et la transcendance résident. Ce mystère ineffable figure bien en tant que donnée essentielle de la doctrine dans les monothéismes religieux.

Le dieu Sur-essence, la non-dualité incréée (et non la dualité créée qui elle aussi a sa fonction, mais limitée dans son cadre créatif et nullement éternelle), la participation des termes, la quête de l’Esprit, seront des thèmes métaphysiques qui détermineront une pensée théologique dans le christianisme.

Celle qui ne dégénérera pas en scolastique où la raison remplace l’Intellect (l’Esprit), mais la tentative gnostique où est prêchée la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée. L’Esprit sonde tout et habite en nous, sur ces bases de multiples voiles seront à découvrir menant vers le Trésor Caché.

La métaphysique en question

L’universalité des principes transcendants constitue le domaine de ce que l’on a coutume de nommer la métaphysique. Une foule de malentendus a coupé l’Occident de cette approche, établissant une confusion entre elle et l’ontologie puis la philosophie, un cheminement qui allait préparer le terrain au rationalisme et à une série de théories quantitatives et réductionnistes qui bien loin d’établir un approfondissement des signi­fications ne fit qu’entériner l’étroitesse de positions agnostiques.

Le plan métaphysique est essentiellement intellectuel, ce qui le distingue de la reli­gion qui possède un élément sentimental. La métaphysique est la connaissance donc des principes universels et transcendantaux, nous dirons en plus qu’il s’agit d’un plan immuable et éternel saisissable par l’intelligence pure ou esprit. Déjà ceci nous amène a établir une distinction entre l’esprit et la raison, cette dernière énonce une méthode logi­que qui sert de moyen terme ou de support technique pour appréhender une partie de la connaissance sous un point de vue quantifiable et formulable.

Il ne s’agit pas de nier la valeur de la raison, déjà dans les Darshanas hindous, le Nyaya et le Vaishishika qui sont par analogie avec ce que nous connaissons en Occident des « logiques », constituent des points de repère, cependant inscrits dans un ensemble plus vaste qui mène au plan métaphysique.

La raison est un moment de l’Intellect, il n’en est nullement la phase exclusive et ul­time. La non reconnaissance de ce fait mène à ce que nous connaissons actuellement, c’est-à-dire un savoir quantifié, mathématisé qui opère par concepts (catégories cons­truites et artificielles) et donne des systèmes formels qui enferment le réel.

L’approche traditionnelle est fort différente, il ne s’agit pas de schèmes ni de formules comme l’illustrent les mécanismes froids du scientisme, mais d’une véritable vision qui puise aux significations et aux essences des choses, travail qui découle de ce qu’on appelait l’herméneutique où le savoir était une gnose, une contemplation.

La vision dont nous parlons est une pleine compréhension, il n’est pas question de dogmes ou de concepts abstraits mais d’une totale évidence qui peut être perçue « expérimentalement » dans le vécu. La connaissance est ici une réalisation, une vision totale où loin de s’attarder à une simple constatation visuelle, nous parvenons aux si­gnifications réelles. Par ce fait la métaphysique ne saurait être conduite par le simple raisonnement logique, l’élément conducteur est ici l’Intellect pur dont l’intuition comme méthode de connaissance directe constitue la substance.

Etant par excellence un savoir des plans qualitatifs, l’appréhension métaphysique ne se figera pas dans des dogmes limitatifs et des opérations de logique linéaire ou sys­tématique, mais opérera par voie d’analogie (ou mieux d’homologies) et optera pour les preuves symboliques plus que pour les simples preuves logiques.

La réduction logique ne mène qu’à des constatations mathématiques, la voie des symboles reconduit aux essences et aux archétypes. En bref, le logos comme dialectique doit s’équilibrer avec le Mythos, principe et polarité énergétique nécessaire sur un plan de manifestation subtile, les deux constituant ce qu’est réellement une mythologie, une approche cohérente des archétypes dont n’est en fait pas exclue une logique qui reste­rait à sa place dans son domaine propre.

Ces quelques explications préliminaires vont nous amener à présenter quelques données dans la mesure où cela est exprimable par des mots, ce qui en fait ne produira qu’une relation métaphorique puisque le propre de la métaphysique réside dans le mys­tère et l’inexprimable.

Le créé est une possibilité résidant dans l’Incréé. C’est sur ce type d’évidence que part la reconnaissance métaphysique. Nous sommes ici en présence de l’apodictique ou domaine des vérités évidentes par elles-mêmes. Dépassant le simple stade logique ou tautologique, nous pouvons affirmer qu’à une nécessité logique procède une réalité on­tologique.

L’intellection qui est la préhension et la réalisation par l’esprit en mode de connais­sance directe (intuition) effectue la vision des principes fondamentaux et accomplit la gnose qui est contemplation. Réaliser l’Infini n’est pas un vain mot, l’illustration orien­tale et bouddhique de cet état est appelée Shunyata ou « vide », cette vacuité n’est pas un néant mais une virtualité exceptionnelle.

Cet exemple indique de quelle façon s’effectue l’intellection. L’évidence métaphysi­que nous amène à appréhender le réel, celui-ci ne se résout pas à un simple « existant » terme en vogue à l’heure actuelle par les théoriciens de la pensée systémique. Au con­traire la métaphysique est ce qui dépasse tous les systèmes et par là même toutes les limitations.

Une détermination est en même temps une négation, une frontière d’exclusivité. Ce qui dépasse ce stade est effectivement indéterminé, ne dépendant pas du jeu limitatif des contradictions.

L’Absolu est la première des « idées » ou principes, c’est ce que l’on peut compren­dre comme étant l’origine, le point de la non-manifestation où sont évoquées l’intemporalité et l’immutabilité.

Nous insistons sur le fait que cela est un processus d’évidence et que pour qu’une nécessité logique (ici nettement d’ailleurs transcendée mais non niée) apparaisse, l’anté-riorité ontologique est aussi nécessaire (à cela près que l’utilisation du terme surontologique est ici préférable tout comme celui de surationnel, les mots employés le sont à titre analogique puisque le langage ne saurait résoudre un plan somme toute in­exprimable).

L’Absolu est le plan de la non-manifestation, il comprend puisqu’il y a manifesta­tion (création selon un autre aspect des traditions) la possibilité de celle-ci. Ainsi la possibilité totale est possibilité en soi avant d’être possibilité des choses.

Un synonyme de la possibilité s’exprime par le terme d’essence. Il y a cependant des essences non corrélatives à la substance, ce sont les possibilités de non-manifestation (le vide, le silence, l’infini…), elles se situent dans ce que l’on appelle le Non-Être et resteront toujours sur ce plan.

Nous trouvons évoqué ce niveau dans les traditions orientales par les termes de Parabrahmane et Parinirvana. Outre cet élément « existent » bien sûr les possibilités de manifestation, de fait c’est-à-dire ce que nous nommons l’existence et de probabilité (à venir ou déjà venues) simplement à l’état non-manifestées. Ceci nous amène au prin­cipe de l’être (ontologie) qui est celui de la manifestation mais en tant que tel non manifesté.

Il s’agit d’un passage où la polarisation Essence-Substance (Purusha-Prakriti) va s’opérer, les formes essentielles vont s’affirmer au travers des structures pour effectuer leur manifestation et comme il s’agit d’un niveau où le mouvement est inévitable, établir en tant que reflet du principe leur cycle de manifestation au sein d’un niveau de contin­gences.

Il ne s’agit pas d’opposer l’être au devenir, un rapport d’identité (et non un principe d’identité exclusive) s’établit dès le départ qui implique la relation du manifesté au non-manifesté telle la relation du cercle à la périphérie.

Ce bref exposé sur la métaphysique permettra de saisir quelque peu le plan sur le­quel elle se place. Il reste à préciser que lorsque nous parlons de la logique, celle-ci peut revêtir plusieurs formes (outre les Darshanas) dont les deux plus évidentes sont la logi­que linéaire, catégorielle et aristotélicienne où la raison est en fait autonome et une dialectique noétique (sur laquelle nous reviendrons) qui est ascensionnelle et permet d’accéder aux termes des contemplations supérieures à la manière (pourquoi pas ?) platonicienne.

Théologie

Nous avons vu que la métaphysique opère sur un terrain universel et cela indépen­damment des contextes. Située sur un plan transcendant, elle dépasse les particularités et les environnements.

Ce n’est pas effectivement le cas de la théologie qui est établie dans un contexte défini. L’on peut trouver comme parallèle de définition la différence qui se fait dans la doctrine hindoue entre le Brahman inqualifié (nirguna) et le Brahman qualifié (saguna). Cela explicite quelque peu le rapport qu’il est possible de discerner.

Maintenant, il convient de préciser que nous situant sur un plan proprement non­-dualiste, il importe de ne pas cloisonner les plans, ceux-ci s’interfèrent et participent à l’unité du Réel Absolu. La théologie que l’on peut désigner dans un premier temps comme discours sur le divin, repose avant tout sur l’écriture et ainsi se rattache inévi­tablement à une coloration religieuse particulière.

La théologie est une interprétation de l’écriture et aussi de la tradition, il faut souli­gner qu’ici commence l’herméneutique proprement dite.

Maintenant, la manière dont sera faite l’exégèse, l’intention même de sa réalisation conduisent à plusieurs voies. Tout d’abord le sens caché peut mener « logiquement » au Dieu caché mais en même temps au Dieu révélé, ces deux moments peuvent se rejoin­dre là où la théologie et la mystique coïncideront.

D’autre part, le processus théologique peut soit élever la recherche vers la certitude illuminative et la vision contemplative, en ce sens nous parvenons à l’authentique gnose, mais par une dérive il peut aussi se faire que la théologie se fasse science et ainsi devenant rationnelle tombe dans la scolastique et prépare le terrain à la pensée pro­fane.

Dans le premier cas la puissance de la pensée non-dualiste ouvre les portes de la théologie apophatique (négative avec coïncidence des opposés, la négation intégrante, l’antinomisme et la dialectique ascendante), dans le second nous nous enfermerons dans le discours aristotélicien de la raison autonome.

Tout ceci constituera la rupture épistémologique de l’Occident qui consommera la perte du sens de la transcendance. St Augustin héritant de la pensée platonicienne ef­fectue un itinéraire vers Dieu dans le sens d’une vision illuminatrice. Cette réalisation gnostique fait intervenir l’Intellect et non la raison, ou si l’on veut reprendre les termes de St Bonaventure l’œil de la contemplation et non celui qui constitue la perspective rationnelle.

Face à cette voie, pourrait-on dire, un héritage aristotélicien qui, comme son fonda­teur, ne souffre pas les Idées de Platon et ne les tolère qu’en les rabaissant sous la forme de catégories absorbables par la raison, pose cette dernière comme autonome.

Si St Augustin peut être désigné comme le « philosophe », Saint Thomas d’Aquin paraîtra comme le logicien. La nouvelle théologie basée sur Aristote donnera naissance à la scolastique, le Dieu chrétien se verra partiellement réduit au Dieu de la raison (l’idée de création n’étant présente chez les Grecs, l’assimilation ne se fera pas totalement, mais les résultats n’en seront guère différents).

Mais avant que ce processus scolastique n’empoisonnat la pensée, effectuant la ré­duction fâcheuse de la transcendance à l’ontologie, la théologie reste un domaine d’investigation privilégiée. Denys l’Aréopagite utilisait indifféremment les termes de théologie et de théosophie, cependant une distinction fondamentale s’impose. Préci­sions que le théosophe ici n’a rien à voir avec le courant subversif et moderniste qui fut fondé par les délires de Mme Blavatsky.

Le théosophe est celui qui a reçu la révélation, en d’autres termes c’est celui qui est parvenu à l’état de vision de la transcendance et ce en y effectuant une réalisation inté­rieure.

S’agissant d’une sagesse dans le sens plein, la théosophie est l’illumination gnosti­que, le dévoilement qui fait jaillir l’intellection. Ainsi que l’indique Henry Corbin, un double aspect caractérise le théosophe, la réalisation dont nous venons de parler et la spéculation, c’est-à-dire les processus de connaissance et de dialectique noétique qui fait de l’être le miroir des choses.

Si l’on reprend les textes bibliques, il est question de la Sagesse divine par rapport à laquelle, la sagesse des hommes n’est qu’illusoire. Par la révélation, l’illumination s’ac-complit, état auquel reconduit l’intellection (saisie directe en vision contemplative et compréhensive qui est en même temps réalisation d’un état).

Nous aurons l’occasion de revenir sur ces éléments qui nécessitent une approche plus détaillée. Bien que la pensée chrétienne ait confondu théosophie et théologie jusqu’a supprimer dans le mode d’expression le terme le plus essentiel, la distinction est nette, le travail de la seconde étant d’expliquer, de rendre accessible les enseignements de la première. Ainsi, en revenant au sens premier du domaine théologique, il s’agit d’éclairer l’écriture, celle-ci est un voile qu’il faut redécouvrir pour atteindre la connais­sance, cette gnose qui sera à la fois compréhension et réalisation (participation à la vie divine).

Ici nous pouvons indiquer la notion de théologie mystique intervenant chez Denys l’Aréopagite, le terme mystique vient de mystère, et il est effectivement question de pé­nétrer les mystères divins dont la Trinité est l’axe premier dans le christianisme. L’on peut faire une différence entre le domaine initiatique et le domaine mystique, le premier est un mouvement ascensionnel et graduel, le second est passif et instantané.

Les défauts de ces voies sont évidents, leurs avantages aussi. Comme nous l’indiquions plus haut, il est un moment où les deux coïncident, outre l’Aréopagite, Bérulle parle de « mystique de l’essence », mais bien plus encore il y a une mystique visionnaire qui rejoint la gnose. Hildegarde de Bingen et Joachim de Flore illustrent ce véhicule.

Ici, l’aspect sensible et l’aspect cognitif s’unissent, les visions sont progressives et s’effectuent par le « moteur » de l’affectivité, mais contrairement à une voie purement sentimentale qui risque d’égarer l’esprit, intervient une forme de connaissance qui est apte à analyser vers la véritable gnose.

Le mouvement est ascendant, nullement passif où l’affectif renoue avec l’Intellectif (ce qui dans l’unité primordiale n’a jamais cessé d’être) en vue de comprendre ce qui est à la fois voir, aimer et réaliser.

Il reste à évoquer deux dernières notions dans cette trop brève approche. Tout d’abord la gnose, Clément d’Alexandrie et Origène ont insisté sur le fait que le christia­nisme était une gnose.

Il s’agit bien de comprendre que placé sous le patronage du Verbe et du St Esprit, la doctrine de l’Evangile mène à la connaissance qui est à la fois réalisation et partici­pation, les textes sont on ne peut plus clairs à ce sujet (la gnose de Paul, notamment dans l’épître aux Corinthiens, où il est question de la connaissance des choses cachées par l’Esprit).

Ce qui fut combattu c’est le gnosticisme, c’est-à-dire plusieurs écoles qui outre la gnose (qui est en fait universelle, c’est la gnosis grecque, la prajna bouddhique) en tant que connaissance réalisatrice possédaient une vision du monde à partir d’éons cette fois fort éloignée de la théologie chrétienne.

Dans leur « lancée », certains personnages de l’église catholique ont confondu les plans et fait des assimilations douteuses, le désastre spirituel en résultant fut énorme, il enferma l’Occident dans une alternative étroite, celle qui oppose la foi à la raison.

Ces deux termes sont dépassés par l’amour et l’intellect dont ils sont en fait issus, nous pourrons là aussi y revenir ultérieurement.

La dernière notion est la théorie ou theoria, ce terme signifie en grec « contemplation » et non discours comme le profane le croît. Grégoire de Naziance in­dique ce moment comme l’instant suprême de l’esprit, ici l’œil du cœur, l’intellect saisit directement le réel. L’intuition (il ne s’agit pas de l’intuition sensible) intellectuelle opère une reconduction immédiate, l’oeil contemplatif effectue l’intellection, c’est-à-dire la compréhension globale, la saisie pénétrante qui est une vision réalisatrice.

Ce sommet de l’esprit jouera un rôle prépondérant dans l’histoire du Christianisme d’inspiration platonicienne, puisque tout un courant de théologiens s’axera sur la certi­tude illuminative, en réalité, il s’agit de la voie de l’intellection, mode de connaissance purement métaphysique qui se manifestera ici comme dans toute spiritualité authenti­que quelle que soit sa forme.

De quelques théologiens

Nous avons fait un choix concernant la présentation de certains aspects doctri­naux du christianisme, et nous sommes limités à trois personnages : Denys l’Aréopagite, Jean Scot Erigène Dun Scot. L’étude de bien d’autres eut été souhaitable, notamment Saint Bonaventure, Saint Augustin, Origène, Boèce, Maître Eckart, Nicolas de Cuse, etc… L’on comprendra cependant que le travail eut comporté trop d’ampleur pour le ca­dre de cette approche.

Denys l’Aréopagite

Avec Denys l’Aréopagite, le christianisme va atteindre une envergure considérable sur le plan spirituel. La théologie mise en œuvre aura une influence certaine sur la pos­térité, mais toujours ne la retrouverons-nous qu’à une certaine hauteur, au niveau des cimes des contemplations réalisées, en fait là où il n’y a que peu de monde, loin des pé­riphéries formalistes.

L’accent est mis sur la participation de toutes choses avec Dieu, le sommet ineffa­ble auquel tous cherchent à s’identifier que ce soit par la connaissance, l’action ou la sensibilité (les trois voies de la perspective traditionnelle qui se retrouveront sous les appellations de Jnana, Karma et Bakhti pour les yogas hindous). La voie de Denys est celle de la connaissance qui utilisera deux méthodes (que nous retrouverons constam­ment chez les tenants de la perspective métaphysique), l’une positive (cataphatique) et l’autre négative (apophatique).

La première consiste à représenter les aspects de la divinité par l’affirmation, nous avons ici la notion de l’Etre, la seconde va redresser les termes en insistant sur ce que Dieu n’est pas, mais en tant que Non-Etre ou Suressence. Le divin dépassant toute dé­termination et limitation s’établit dans une transcendance que ne peut circonscrire la raison discriminante.

Se basant sur les Ecritures et constatant que de multiples noms de Dieu y figurent, la théologie positive va les affirmer, en les déchiffrant, mais le Divin transcendant dé­passant ce stade, il convient par la théologie négative de nier ces noms (qui on l’aura compris sont les Essences).

Cependant, cette négation n’est pas un simple négatif par corrélation, hors du ca­ractère limité de la dualité être et non-être, la négativité dont il s’agit est une suressence où l’entité menée à son intensité suprême de négation d’une condition limitée réalise la Toute-puissance de l’Infini et de la Virtualité.

Le divin est hors des catégories, loin de l’affirmation et de la négation, Denys re-joint par là les authentiques métaphysiciens qu’ils soient dans un contexte chrétien, hindou ou musulman. Dieu est au-delà, non atteint par la manifestation mais en même temps s’effectue une participation, si les hypostases sont les processions internes, les créatures sont les processions externes, la diffusion de l’Un dans le multiple s’ordonne selon un cosmos hiérarchisé dont la divinité établit les lois et la cohésion, sachant que tout doit revenir à l’Un à l’issue du cycle.

La lumière divine se répandant sur le monde procède par degrés, la pyramide cosmique s’affirme par de multiples états de l’être où chaque stade représente un mode hiérarchisé. L’univers est ainsi une théophanie progressive, où les participations de Dieu sont des principes ou des Idées. Celles-ci sont les archétypes, les essences qui rendent possible le passage à la manifestation, le caractère « angélologique » de cette vision est évidente, il convient aussi de souligner que Denys insiste sur le fait que Dieu est au-dessus de l’être, la dialectique ascensionnelle s’établit sur des antinomies qui se résolvent dans l’ineffable.

L’initiation dyonisienne établit trois degrés de la hiérarchie, la purification où l’on expurge de l’intelligence ce qui éloigne du divin, l’illumination qui mène à la contempla­tion et enfin la perfection où se situe la vision en Dieu.

L’agencement du cosmos se fait autour des intelligences, celles-ci sont soit créées ou incréées, les degrés mènent à l’Un en passant par les essences angéliques. Tout le sens de l’universel se situe dans la remontée et la purification de ces intelligences. Plus l’effusion s’effectue, descendant les diverses modalités des paliers, plus la lumière de­vient faible et moins les intelligences participent à la sagesse divine.

La hiérarchie de Denys s’articule en trois dimensions, qui en elles mêmes possèdent des strates. Ces éléments sont des forces, des puissances où s’effectue le pouvoir des Essences dans les états multiples de l’être.

La hiérarchie céleste comporte les séraphins, les chérubins et les trônes qui consti­tuent la première dimension (ce contact avec Dieu est direct, il s’agit des premières essences), ensuite viennent les Vertus, les puissances et les dominations qui correspon­dent à des énergies, enfin sont les Anges, les Archanges et les principautés qui apparaissent comme des points de passage archétypal.

Il est important de noter que dans la hiérarchie céleste s’établit la connaissance an­gélique, cette science est celle de l’intellection où hors de la raison discriminante, l’intelligence saisit directement les intelligibles sans dispersion mais dans un mode syn­thétique, unifié et pour ainsi dire transparent.

Il s’agit d’un état intérieur et contemplatif, le mode rationnel d’altérité discursive est dépassé, nous avons ici une présentation du mode cognitif de la perspective méta­physique que nous retrouverons dans toutes les traditions authentiques.

D’autre part, il serait intéressant de comparer l’angélologie de Denys avec celle du contexte chi’îte, notamment d’Avicenne, où nous constaterons outre quelques différen­ces de l’expression une convergence de par l’héritage platonicien. Continuant sur les degrés hiérarchiques, Denys place une pyramide d’initiateurs (Evêques, prêtres et mi­nistres) et d’une deuxième d’initiés (moine, peuple saint et ordre purifiés). Vient enfin la hiérarchie humaine en troisième et dernière position de la tour à étages du cosmos dyonisien.

Ainsi que l’indique René Roques dans son étude « L’univers dyonisien », Denys situe la vraie connaissance angélique, hors de la fragmentation conceptuelle et de la trahison des symboles. Effectivement deux formes de représentation sont possibles sur le plan humain : la voie du symbole et celle du discours ou de la logique.

En fait, il est nécessaire de conserver l’élan qui doit mener hors de ces échelles, sinon aucune connaissance n’est possible. Le discours enferme l’esprit dans la succession du discours, univers changeant de la participation par catégories conceptuelles qui ré­pond aux conditions limitatives de notre dimension. Le mode successif par lui-même ne fonde rien, il s’agit du côté quantitatif et extérieur des choses, de pures relations qui n’atteignent pas au sens. L’esprit humain s’enferme facilement dans l’artifice des sys­tèmes et de la logique, prise pour elle-même cette dernière deviendra un voile opaque qui empêchera toute ascension vers le sens ultime, la raison suffisante en tant qu’essence et principe. De même le symbole qui est un autre mode de connaissance doit être appréhendé avec prudence, Denys indique la nécessité de préférer les symboles dis-semblables afin d’éviter par la semblance une forme de fétichisme qui ferait confondre référé et référant.

Ces mises en garde concernent les abus et les réductions systématiques, il est évi­dent que comme échelles, ces méthodes possèdent (et doivent posséder) une vertu anagogique, la dialectique noétique et ascensionnelle mène au dépassement de limites qu’une logique linéaire et systématisée ne saurait franchir. De la même manière, la pen­sée symbolique tirée vers le haut par l’herméneutique et la phénoménologie reconduira vers les intelligibles et le sens principiel de l’univers.

Etablie sur une hiérarchie à l’image du monde, la connaissance a elle aussi des éta­ges qui partant de simples constatations sensibles poursuit vers les saisies intellectives des essences ou intelligences ultimes et ce dans la simultanéité d’un éternel présent.

Jean Scot Erigène

Parvenir à l’état contemplatif, là où la foi va s’effacer devant la vision, tel est le propos d’Erigène. mais auparavant il faut prendre en compte un certain nombre de données, la raison qui fragmente en catégories n’est pas l’Intellect qui saisit l’unité du principe et constitue la véritable connaissance.

Cependant, la raison peut prendre la forme de la dialectique et par un mouvement qui lui est propre (ascensionnel) comporter une valeur noétique et anagogique. La va­leur d’un instrument se juge à ses effets non à son aspect propre. Selon Erigène, l’Intellect s’est répandu sous trois formes, l’Intellect pur où la pensée accède à la con­naissance hors des cadres rationnels, la raison qui opère par séparation et enfin la sensation.

Dans la démarche de la pensée pure, trois phases s’effectuent, la connaissance des intelligibles, la contemplation et l’extinction en Dieu. La hiérarchie intellectus- ratio- sens interior montre que l’Homme n’est pas linéaire et que l’esprit ne saurait se réduire à la simple mécanique d’une logique formelle.

Le monde est complexe, il est le fait d’un flux et d’un reflux ou l’Un s’achemine vers le multiple et où ce dernier retourne au premier en suivant les règles d’une hiérarchie cosmique. Le mouvement est constitué par une procession qui a pour corollaire une conversion signifiant le retour à l’unité.

Erigène use aussi des termes de substitution pour exprimer l’apparition des princi­pes en Dieu et de formation pour en indiquer les effets. Basé sur cette vision, cette méthode dialectique à deux niveaux s’élabore.

Une théologie affirmative où Dieu s’appréhende par ce qu’il est et une théologie né­gative par ce qu’il n’est pas. Erigène opte pour le dépassement de l’ontologique, la divinité ne saurait se réduire à l’être, étant infinie, elle ne peut s’arrêter aux détermina­tions, aussi la négation préconisée est-elle absolue affirmation.

Dieu est au-delà, et si l’on peut remonter la raison discriminante à la contempla­tion unitive, aucune catégorie ne peut enfermer l’Absolu. Partant de la distinction essentielle de l’Intellect et de la raison (qui fait actuellement défaut) l’esprit ne s’égare pas dans les flots instables du perpétuel mouvement, le monde est en fait une unité hiérarchique où tout est Dieu, ce qui ne signifie nullement que Dieu soit constitué de parties mais qu’il se reflète à différents niveaux.

La mentalité moderne du « tout et des parties » ne dépasse pas le cadre catégoriel et s’interdit toute élévation vers la Transcendance. Ainsi, est-il important de souligner que le double mouvement s’inscrit en ce qui concerne la dialectique, dans un ensemble de degrés où les entités bien qu’antinomiques s’harmonisent et que l’affirmation de l’être se sublimise dans la légation du non-être, étant donné que l’ineffable ne peut que s’évoquer et non se définir.

Le processus d’appréhension s’appuie sur une analyse ascensionnelle qui mène à la contemplation de l’Unité. L’Un se manifeste dans le multiple, mais toute chose procède de Dieu qui est à la fois le principe et la fin, le cycle accomplit la coïncidence des op­posés.

La théologie négative met l’accent sur Dieu en tant que Non-Être mais c’est Sur-Être qu’il faut entendre, il n’est pas pensable d’y assimiler le néant d’où effectivement rien ne pourrait s’effusionner. Ici nous retrouvons la notion d’une négation paradoxalement positive (pour la logique linéaire) de la vacuité bouddhique, le vide n’est pas le néant, il est l’absence en tant que présence, la virtualité qui est toute possibilité et contient toute chose en essence.

Scot Erigène d’ailleurs tout comme dans le contexte de la spiritualité bouddhique différencie l’essence pure, non-corrélative de la substance et celle qui bien-sûr comporte cette corrélation. Cinq degrés du non-être sont observables : le non-être d’excellence qui désigne l’Absolu, le non-être relatif où une entité se distingue d’une autre par relation, le non-être virtuel où les choses sont en puissance, le non-être d’incompréhensibilité qui désigne ce qui échappe à l’entendement humain et enfin le non-être du péché qui éloigne l’homme de l’état divin.

Ainsi le non-être n’est pas à identifier avec ce qui peut-être un « sous-être », il est un « autre » et non un « rien ». La création s’effectue en deux temps, Erigène base sa doctrine sur les Idées Divines qui sont dans le Verbe, celles-ci se reflètent et le monde accomplit la féerie d’une théophanie.

Le processus est d’abord intérieur, les idées, les « non-être » se «virtualisent», s’effusionne alors le temps extérieur, celui de l’être et des entités créées. Erigène dégage une hiérarchie de l’être en fonction de ces notions, il y a tout d’abord la nature incréée (non-être absolu), la nature créatrice (les idées sont manifestées), enfin la nature non créée et non créatrice (en fait le retour au Non-Être absolu).

Tout s’opère selon un rythme où Dieu est Alpha et Oméga et surtout où la multipli­cité s’intègre dans la doctrine de l’unité. Les idées sont éternelles à partir du moment où elles sont en Dieu, les essences constituent la stabilité, l’immuable, ces intelligences se manifestent dans des formes qui par la suite se matérialisent dans une nature.

Ici se révèle une théophanie, tout est un aspect divin à divers degrés et se reflète dans une multiplicité de miroirs. Il est évident que l’essence échappe à la catégorisation et que celle-ci ne peut que s’évoquer et non se définir, le reflet dans les formes explique que par exemple dans le contexte islamique la poésie ait une telle valeur noétique.

La suggestion a une force plus vaste que la démonstration. De tels sujets montrent que les préoccupations essentielles de la métaphysique franchissent les limitations des formes culturelles. Jean Scot Erigène dans sa doctrine touche à l’Absolu, la réaction des théologiens étroits à son égard indique le gouffre qui sépare une pensée qui mène à la contemplation d’une démarche linéaire asservie aux structures de la raison.

Duns Scot

La pensée théologique de Duns Scot est fondamentale dans la vision métaphysique et notamment au niveau des modes d’appréhension.

Deux cognitions se détachent, la cognitio intuitiva et la cognitio abstractiva. La pre­mière saisit l’objet, la seconde se détache de lui, le mode abstractif s’élabore par concepts forcés et marque une différence par rapport à la réalité.

Nous insisterons sur le fait que le terme de Réalité n’embrasse pas uniquement la sphère de la simple existence-manifestation mais tout le possible. L’intuition intellec­tuelle (qui n’a rien à voir avec l’intuition sensible) est une intellection, ce mot exprime un acte de l’intellect et dépasse le cadre de la raison naturelle, instrument lié à l’imperfec-tion limitative de l’être humain.

L’essence n’étant pas liée à l’existence, cette constatation joue pour la contingence, la notion de possibilité s’établit soit en possible d’essence, soit en possible d’existence. L’Intellect Divin saisit immédiatement les intelligences, qui sont les Essences ou les Idées Divines et ne se préoccupe pas de la contingence, celle-ci est dans la dépendance des premières (et non séparée) mais comme un mode différent au niveau de la durée d’une manifestation et n’affectant pas le principe dont elle est issue.

Duns Scot établit d’abord un parallèle entre la métaphysique et la théologie, en fait il se sert des deux méthodes. Le problème à soulever cependant est au niveau d’une certaine confusion bien occidentale, en effet pour Duns Scot la métaphysique s’occupe de l’être premier et la théologie de l’Etre Infini.

En fait, il y a ici assimilation malencontreuse de la métaphysique avec l’ontologie, et ce n’est donc pas un terme approprié. Nous conserverons cependant le mot ici dans son acceptation restreinte. La théologie place alors un terme surontologique (ce qui est en fait le propre de la métaphysique) par la notion d’Etre Infini, donc hors de toute li­mitation.

Cette approche cataphatique suggère cependant l’apophatisme théologique et les états multiples de l’être indépendamment du choix des mots elle est conforme à la perspective traditionnelle. Duns Scot va établir des « redressements » par rapport à la pensée de saint Thomas d’Aquin et curieusement rejoindre un certain paysage oriental.

Il y a trois difficultés cognitives, la connaissance directe de la quiddité intelligible non-corrélative de la substance par processus d’intellection immédiate, la connaissance de l’objet réel en lui-même par les sens et enfin la connaissance de la quiddité de cet objet en tant que tel sans référence à sa corrélation nécessaire.

St Thomas prétend que l’objet de l’Intellect humain est l’objet sensible. Face à ce propos Duns Scot rappelle qu’à l’origine, avant la chute, il y avait par vision béatifique la saisie immédiate des intelligibles purs en ce qui concerne l’homme.

Par un processus de déperdition ce savoir s’est oublié et l’on a eu recours à la rai­son naturelle, déterminée et limitée par sa propre nature. Ceci rejoint la pensée des courants taoïstes où l’homme à l’origine immortel et divin avait la connaissance immé­diate et intuitive, et suivait la voie du ciel, puis la solidification opérée s’est tourné vers la densité et la limitation du discours, oubliant la transparence de la vision spirituelle (voir Tchouang-Tseu).

Bref, ce envers quoi Duns Scot va réagir contre saint Thomas, c’est au sujet de la possibilité pour l’homme d’avoir la capacité de cette intellection, ce n’est pas parce que le savoir a été perdu que la nature de notre intellect ne s’y prédispose pas, et il insiste­ra sur le fait que nous retrouverons effectivement cette disposition car par essence notre esprit y est adéquat, seul l’état dans lequel nous sommes provisoirement empêche d’y accéder, non par nature, donc mais par situation.

Parallèlement aux formes de connaissance, s’appréhendent certaines notions dont celle d’essence. Le plan physique constitue le domaine de l’essence par la réalité singu­lière, le mode universel de la pensée l’essence au niveau logique et enfin l’essence par elle-même le plan métaphysique.

Maintenant l’universel logique n’est qu’un stade qui opère par prédicabilité, le mode universel métaphysique est une « communauté d’essence », il s’agit d’un mode et non d’une forme attribuée. l’être Infini sera la modalité par excellence, l’intensité totale de l’être et non une prédicabilité. En l’être Infini tout fusionne, mais en même temps tout reste distinct.

Nous avons là un exemple parfait de la coïncidence des opposés, les quiddités ont une univocité en l’Être par Identité et en même temps une distinction par formalité (formalitate). Ces formalités sont les raisons formelles des choses (non sur un plan lo­gique où elles ne seraient que des raisons d’être) ou principes fondamentaux.

La transparence métaphysique de la fusion sans confusion est ici illustrée. L’idée fondamentale de Duns Scot est que la raison naturelle ne peut se suffire à elle-même pour la connaissance de l’être, il y a un plan qui la dépasse et sans la révélation, il ne saurait y avoir de possibilité pour l’intellect humain d’atteindre les sphères de la surra­tionalité.

Au-delà de l’universalité logique et du simple sensible, il y a donc une saisie intel­lective supérieure, celle de la transcendance. Duns Scot va se servir d’une dialectique où il démontre contre Aristote que l’Être n’est pas le Premier moteur mais bien plus, il est premier.

La notion de moteur reste celle d’une idée finie et déterminée, lors Duns Scot s’ap-puie sur l’être pour trouver l’être infini, ce qui n’est pas la même démarche. L’infinité que va atteindre cette dialectique où théologie et métaphysique collaborent, permettra de s’élever jusqu’à l’Essence, à ce stade la Révélation joue un rôle essentiel, celui de l’ouverture de la vision, la connaissance est une vision béatifique.

Par un processus de constatations analogiques (et non simplement logique) le créé est lié à l’incréé, en fait il y a univocité d’être (d’où position fondamentalement non dualiste) ce qui n’empêche pas la diversité des modes et des formalités, la distinction est ici relation et non exclusion.

L’être c’est le possible, celui-ci constitue le connaissable. L’Essence Divine contient en elle-même tous les possibles, toutes les essences et cela dans son intelligence. Ainsi, l’Essence est-elle première, contient ensuite en second si l’on veut les quiddités, puis en troisième les vérités qui leurs sont inhérentes.

Tout cela se fait dans l’instant de l’éternel présent de l’immutabilité principielle. Arrivé au sommet de la méthode analogique, l’intellection s’opère dans l’Absolue unité divine, est donné à l’intellect (dont la nature n’a jamais changé) le ravissement des con­templations supérieures.

Avant de poursuivre, il nous faut emprunter à Henry Corbin quelques éléments de ses travaux sur la Tradition Shî’ite, notamment au chapitre « La tradition orientale » du se­cond tome de « En Islam iranien ». Discourant sur la notion d’Essence, Corbin se base sur Avicenne (qui a d’ailleurs beaucoup déterminé les œuvres de Duns Scot, soit par ac­cord, soit par riposte; mais toujours est-il que le moine franciscain le préférait de loin à Averroès dont les positions étaient à l’opposé du premier), pour qui l’essence est elle­-même en soi ce qu’elle est, de façon absolue, sans condition; elle n’est ni l’universel lo­gique du concept, ni le singulier concret existant dans le monde sensible.

Plus loin, il dit que l’essence est l’Universel métaphysique et qu’elle est la forme spi­rituelle, comme tel rien ne s’oppose à ce qu’il y ait des essences de l’individuel. Continuant sur cette démarche d’une herméneutique instaurative, Corbin précise que là n’est point la question d’essence par genre ou spécificité, mais qu’en l’Essence est une énergie qui « essencifie ».

Ainsi l’essence n’est pas par exemple le genre humain dans ce contexte transcen­dental, mais ce par quoi il y a humanité. Loin donc de ces concepts logiques de l’essence, nous avons ici l’essence transcendante qui « typifie » comme le dit H. Corbin, et ainsi développe un paysage fondamental de l’Essence, celui qui permet la vision (contemplation) de véritables réalités spirituelles.

De la même manière allons-nous trouver dans le bouddhisme Mahayana une ap­préhension de l’essence qui va dépasser le stade logique des concepts de spécificité et de genre. Il faut en venir ici à la notion fort complexe de Tathata.

Ce terme est une référence au tat du Brahmanisme et signifie la même réalité, c’est-à-dire cela. Cela, c’est la Réalité Suprême, indescriptible, l’Essence Suprême, la Quiddi­té toute pure. La Tathata est généralement traduite par la quiddité, l’essence des choses telles qu’elles sont. Par un retournement la dialectique bouddhique opère sur le mode de la « coïncidencia oppositorum », derrière les phénomènes sont en définitive l’Absolu.

Ainsi que le déclare René Grousset dans son admirable étude « Sur les traces du Bouddha », l’Absolu ce n’est plus l’océan en tant que vagues, mais les vagues en tant qu’océan. Dans chacune d’elles, la vision de la transparence fait que « cela » s’y trouve. L’Essence (quiddité), est cependant non-née, incréée, il s’agit ici d’un point non-relatif, non dualiste où comme le dit le professeur Suzuki sa compréhension totale exige un bond de la logique à l’autre-rive. Cette rive est au-delà de l’être (asti) et du non-être (nastiva), la prajna est l’œil intérieur qui permet cette intuition (intellection) sublime.

Il faut comprendre que la vision qu’opère l’œil du cœur, n’est pas un symbole, une simple image à retrouver dans des études d’archétypologie comparée, mais bien un mode de connaissance, le plus évolué qui puisse être atteint. La quiddité est indescrip­tible, c’est pour cette raison qu’elle se suggère par le terme « cela » et qu’elle se traduit ainsi par des notions de telléité, Ainséité (tel, ainsi).

La suggestion opérée nous fait pressentir l’inexprimable, l’essence est impensable par la logique, par contre elle se réalise et la vision Yathabhutam (voir les choses sous leur aspect de quiddité) est l’intuition de Prajna (Sagesse Suprême) qui dit en fait « c’est ainsi », ces mots renferment l’inaccessible et pourtant toutes choses consistent de quiddité.

Nous espérons que ces commentaires ne sont pas trop fastidieux, ils permettent de constater l’universalité dans des traditions très différentes d’une approche de l’essence « sur-logique ». En effet, nous allons trouver chez Duns Scot une appréhension fort semblable par la notion d’« heccéité ».

Effectivement, par cette désignation hors de la détermination spécifique et de celle générique, hors de la forme et de la matière (démarche semblable au bouddhisme qui dépasse le Nama-Rupa), une réalité d’être qui est la véritable unité se détache.

L’individualité a une réalité qui dépasse les genres. l’essence qui est indifférente va trouver dans cette héccéité une base de son universalité, cependant l’Essence est au­-delà de toute détermination, elle n’est pas l’universalité logique mais la réalité méta­physique, l’intelligible.

Hors de la donnée du sensible et de l’universel logique, se situe l’Essence non­-manifestée. Par celle-ci se donnent l’universalité et le singulier, la première trouvera dans le second son accomplissement. L’universalité portée au maximum de son intensi­té sera singularité (heccéité). Remonter ensuite à l’Essence, ne sera pas le fait d’une simple logique, l’intellection (intuition intellective) sera nécessaire, démontrant alors la supériorité de l’intellect possible sur l’intellect agent.

Basé cependant sur des intuitions-révélations d’une dialectique de l’unité (indiquant la relation du fini et de l’infini où ce qui est par formalité distinct est en réa­lité uni), tout ceci donne la mesure d’un intellect capable en lui-même d’effectuer le grand envol des visions métaphysiques.

Une méthode (et non un système) nous est donnée par Duns Scot où il évite la con­fusion de l’Intellectus et de la Ratio, il ne s’agit pas de négliger le sensible mais de ne s’y point limiter comme le fait la pensée scientiste profane et comme l’y a incité implicite­ment la théologie à tendance rationalisante de saint Thomas d’Aquin.

Doctrine et méthode : les modes cognitifs

La métaphysique par rapport aux domaines que sont la théologie, la philosophie et les sciences ne forge pas de systèmes. Un système est une limitation et exclut de sa portée ce qui ne rentre pas dans son cadre. La métaphysique étant sur le plan des principes universels et transcendantaux ne saurait traiter quoique ce soit de limité, de conditionné ou d’exclusif. Toute limitation ou détermination étant une négation (de ce qu’elle n’est pas), le niveau transcendant se situe à une autre hauteur, c’est-à-dire de l’inconditionné et de l’infini.

Deux éléments interviennent qui vont fonder la pensée de systématisation qui don­nera lieu à une appréhension linéaire et schématique, ce sont l’ontologisme et le dualisme.

L’être est le principe de la manifestation, à lui seul, il ne peut rendre compte de la Réalité, puisqu’en tant qu’être il affirme déjà une détermination. Il s’agit de la première de toutes les limitations en tant que principe nécessaire du manifesté donc du condi­tionné, cela signifie que cet aspect du réel laisse hors de sa portée l’illimité, c’est-à-dire le Non-Être ou Sur-Être.

Le Non-Être contient l’être en tant que possibilité, à partir du moment où il y a dans le possible des stades manifestables et manifestés, d’autres non-manifestables, le plan de la manifestation est un état de la Toute-Possibilité auquel celle-ci ne saurait ni se réduire ni y établir sa dimension la plus importante. Nous pouvons, comme Guénon, poser au sommet du réel l’Infini et la Toute-Possibilité (où comme Schuon l’Absolu et l’Infini), ces stades du Principe suprême qui s’expliquent par eux-mêmes.

Avant le créé il y a l’incréé, et cette évidence nous amène au plan métaphysique. Avant qu’une chose soit, il faut que celle-ci soit possible puisque sans cela elle n’apparaîtra pas, et c’est dans cette possibilité qui constitue son principe que nous serons reconduits à la notion d’essence.

La métaphysique est une gnose, une connaissance qui mène à la contemplation de choses qui veulent être vues et non seulement pensées pour reprendre Evola, et sur un terrain d’évidences qui passent dans le vécu. Le plan ici en question ne saurait se satis­faire de formules hypothétiques ou de constructions abstraites, quantifiées puisque nous sommes sur un niveau où le mesurable, la quantification schématique est irréduc­tible à un domaine de pures qualités.

Lorsque la pensée ne retient que l’être, c’est-à-dire l’ontologie (donc en fait tout ce qui fonde ce niveau), une formalisation se produit entamant un processus de catégori­sation puisque le limité devient l’unique source d’un monde où tout est effectivement conditionné.

Ici se propulse l’idée d’un créateur et d’une création, les deux en opposition. La rupture épistémologique s’effectue où le réel ne s’appréhende ni en continuité, ni en ef­fusion de ses différents modes. Une pensée catégorielle, systématique s’établit qui va de paires en paires mutuellement exclusives. C’est le domaine de l’exclusion systémati­que qui donne naissance à un processus de linéarité d’où les aspects multiples non seulement de la manifestation mais de la Réalité sont oubliés.

Il faut préciser que le principe de l’être, donc de l’individualité est aussi celui de la première quantification puisqu’il s’agit du commencement du limitatif et du condition-né. Cela implique que la multiplicité dérive de ce principe et que la mesure qui est ce par quoi les choses sont mesurées trouve ici son implication. La quantité reste cepen­dant un élément extérieur, secondaire qui ne peut expliquer mais seulement calculer et compter, il n’en reste pas moins que c’est au niveau du manifesté que ce processus est attaché.

La possibilité était donc grande de passer en ce qui concerne la notion d’Être du stade du principe à celui d’une catégorie. Déjà, Parménide établissait la notion d’un être statique, figé ; l’ontologisme dans les différents courants de pensée tant occiden­taux (Aristote) qu’orientaux (Ramanuja) allait provoquer la confusion de l’esprit (ou de l’Intellect) avec la raison.

L’être étant du domaine du relatif, il est aisé de faire dériver celui-ci du système de catégories schématiques et formalisées. La doctrine métaphysique s’efface, pour les dogmes et les systèmes ; l’appréhension intellectuelle se rétrécit dans les cadres forma­listes et catégoriels d’une pensée qui ne peut évoluer que dans un contexte de limitations schématiques. Les catégories aristotéliciennes effectuèrent un renversement de la vision platonicienne, où les formes-essences contemplatives cédèrent aux schèmes vides et quantifiés.

Dans une démarche dualiste et systématique, le but n’est plus une sagesse ou une contemplation réalisation mais la mise en œuvre d’un simple point de vue logique donc quantifié et linéaire.

L’être posé en tant qu’Absolu crée donc une fissure, une réduction ontolo­giste. A partir de ce moment l’on a appréhendé le Réel uniquement en termes de limitations. Ces limitations agenceront un processus d’irréductibilité des termes que nous constaterons dans le dualisme.

La pensée dualiste, binaire (Ramajuna, Aristote, Descartes) établit une li­néarité de vision du monde, une forme de monolithisme, refusant au réel l’accès de la pluralité. Le monisme ne sort pas de l’alternative en question, il résout l’opposition des termes par la réduction de l’un à l’autre, la linéarité n’en est que plus vive. C’est ce que nous pouvons observer dans les systèmes spiritualistes, idéalistes, matérialistes, etc…

L’échec des ontologies créatrices du dualisme et du monisme a engendré les philo­sophies temporalistes que nous connaissons actuellement. Que ce soit l’existentialisme ou la systémique, nous sommes dans des contextes perdus dans le devenir et le relati­visme le plus total.

Ainsi que l’indique Guénon, le savoir moderne accentue la tendance cartésienne à la quantification, et même si la physique de Descartes n’est plus prise en compte, sa ten­dance s’est de plus en plus affirmée. Il s’agit effectivement d’une conception du monde qui reste cartésienne même si les applications expérimentales tournent autour d’autres axes.

Bachelard indique avec pertinence (mais c’est à son avis quelque chose de positif) que les systèmes non-cartésiens, non-newtoniens et non-aristotéliciens prolongent sans les nier les apports cartésiens, newtoniens et aristotéliciens. Et il est vrai que dans la dogmatique systémique, nous trouverons tout ce qui procède de la mentalité exclusi­viste, schématique et catégorielle.

La systémique est finaliste au lieu d’être causaliste, la structure reste la même, au lieu de placer le moment le plus important au commencement d’une série purement quantitative, on le place à la fin. Ce n’est qu’un renversement de position dans le temps, nullement dans la démarche.

Spengler et Boehme parlaient respectivement de Destin et de signatures, le Sankhya (Darshana hindou) évoque les Tanmâtras (assignations quidditatives) nous voyons à quelle distance se placent ces points de vue du mécanisme de constat temporel.

La systémique comme son nom l’indique est une systématisation qui évolue par ca­tégorisation et établit une totale formalisation. Basée sur le structuralisme (réduction systématique du réel en catégories vides), la cybernétique (la gestion par les machines, donc le mécanisme) et l’informatique (l’information en tant que relation privilégiée, d’où deux éléments : l’information est quantitative et exclut celle qui la précède ; la relation reste le côté le plus superficiel d’une chose), ce temporalisme évolue dans le néant.

N’ayant plus de principe unificateur auquel se référer le temporalisme, sphère du multiple et de la dispersion s’affirme soit comme un système composé de contradic­tions internes (la complexité vue sans unité) soit comme une somme de systèmes s’excluant les uns, les autres.

Ainsi de l’ontologisme (monisme, réduction à l’être) nous passons au dualisme (irréductibilité des termes) puis au dogme pluraliste (le devenir constant des termes sans principe d’unité). Dans les trois cas nous avons affaire à un système, à un méca­nisme de catégories qui provoque une linéarité du discours.

La linéarité est aussi présente dans le pluralisme, en ce sens qu’intervient une synthèse appelée régulation qui au lieu d’intégrer les termes en les respectant dans leur polarisation et leur principe d’unité, les broie et les réduit en une entité moniste qui sera à son tour redistribuée dans un cadre d’opposition avec une autre réalité.

C’est qu’effectivement le système quelqu’il soit, ne peut sortir de l’altérité et pris au piège du relativisme qui est sa substance ne peut voir les choses sous leur aspect de quiddité, c’est-à-dire telles qu’elles sont et non telles qu’elles apparaissent.

Pour comprendre l’évolution du systématique, il faut revenir sur l’ontologisme. L’être en tant que principe limitatif, lorsqu’il est appréhendé comme seule réalité, crée comme mentalité intellectuelle une démarche basée sur le limitatif. Ainsi le passage de l’ontologie en tant que première détermination évoluera vers le catégoriel.

Ainsi, au lieu de voir des qualités (qui sont les premières différenciations) apparaî­tront les catégories et les schèmes. C’est le glissement des formes platoniciennes vers les catégories conceptuelles. L’être catégorie, sans contenu, mais construction conceptuelle s’insérera dans un processus duel d’opposition à ce qu’il n’est pas. Le non-être et l’être en tant que catégories dualistes (et non le Non-Etre comme Sur-Être non relatif) effec­tueront une évolution dans le relativisme, ce qui donnera une pensée formelle et quantitative.

La raison à ce niveau ou la logique qui ne sont que des instruments de mesure et d’association, deviendront totalitaires et coupées de l’Intellect ou de l’Esprit et ne con­cevront de connaissances que quantitatives et schématiques. Le réel entrera dans le carcan des formules et des dogmes.

Une des particularités très significatives des théories temporalistes en vogue ac­tuellement réside dans la conception d’un centre d’intégration. Nous sommes, bien sûr, contrairement à ce que prétendent des scientifiques qui ne savent plus où aller, bien loin du symbolisme du centre.

Ici, les oppositions sont intégrées dans un centre qui ne les précède pas mais « émerge » pour employer encore un terme moderniste. Alors que dans la notion de principe d’unité, les polarités découlent de celui-ci (et ici se situe la coïncidencia opposi­turum), les termes sont « régulés » et donc perdent leur identité pour constituer une entité qui sera à son tour plongée dans le devenir. Le centre d’intégration n’est en fait qu’un équilibre précaire et temporel de termes contradictoires, la pseudo-synthèse ne saurait s’imaginer à ce niveau, il semble d’ailleurs que Lupasco l’ait entendu ainsi.

Maintenant, il semblerait qu’une certaine confusion des plans s’effectuât. La rup­ture épistémologique ou plutôt la déchirure métaphysique de l’Occident qui provoqua le basculement des mentalités vers un paysage profane non seulement devait faire briller une profonde inquiétude devant certaines questions, mais forcément devait amener une déviation telle que nous la constatons aujourd’hui.

Certains parlent d’« imposture scientifique » pour juger des différentes théories échafaudées, cela étant le point de vue d’un scientifique, quant à nous, nous pensons que le terme d’« imposture spirituelle » s’appliquera tout autant. Une crise épistémolo­gique perturbe la sérénité de la science, le monde mesurable n’est plus aussi docile et l’expérimental semble se défiler aux différentes théories échafaudées.

Certains scientifiques se battent alors « contre la méthode », inaugurant une ap­proche « anarchiste » du réel, lorsque la méthode constitue cependant dans la notion d’éveil une échelle nécessaire. Cependant la critique a aussi son fondement et tel Kant remettant à leur place les catégories de l’entendement, il est souhaitable que soient dé­sacralisées les crispations dogmatiques de certains modes d’appréhension scientifique.

Mais tout comme le penseur de Koenigsberg s’enferme dans le cadre de nouvelles oppositions, la science qui se veut toujours exclusive ne sort pas de la pensée à deux dimensions.

Cette horizontalité désacralisante loin de créer des investissements de signification dans les choses, amène des leurres de plus en plus formalisants. Chercher une réponse dans le sacré à une question profane, c’est rabaisser le premier au niveau du second (alors que la perspective métaphysique permet l’intégration inverse), ce processus d’une dialectique douteuse se solde par un échec d’autant plus que les énoncés confinent à la parodie de spiritualité.

Ainsi verrons-nous des constructions étonnantes tel le Tao de la physique, le Tao de la psychologie, sans compter toutes les confusions commises avec le Zen et le Yoga comme techniques de relaxation.

Loin d’avoir compris qu’il s’agissait de véhicules d’éveil, les méthodes sont saisies pour répondre aux inquiétudes du « stress ». La pensée moderniste se complait dans les amalgames les plus inopérants, faisant du syncrétisme une règle, tout cela illustre en fait les paradoxes où mènent les théories systémiques. Lorsque nous aurons un « védanta de la chimie », un « soufisme de la botanique », nous en serons au même de­gré d’instabilité que lors du courant scientiste et positiviste.

Ainsi l’illusion peut-elle faire croire un temps à sa crédibilité, surtout si le système a l’avantage de puiser à un certain niveau du réel. La logique de Lupasco nous semble faire partie de cet ensemble, en l’examinant de près nous y décelons une dérive, l’identification de la notion de possibilité avec celle de potentialité, établissant le principe comme catégorie logique (nous retrouvons en somme la dérive aristotélicienne de la dialectique platonicienne).

Le principe d’antagonisme remplace certes celui de non-contradiction mais il ne re­couvre pas ici celui de la non-dualité, les effets divergent totalement. La négation d’exclusion est toujours à l’œuvre dans un contexte où au lieu d’apercevoir l’infini, l’on se base sur l’indéfini.

Entre le principe d’antagonisme et la coïncidence des opposés, il y a tout un monde, l’antagonisme (et non l’antinomisme) pose une série de termes qui s’épuisent li­néairement. Il y a une confusion entre les notions de reflet et de produit, le second terme exprime un mode d’appréhension mécaniste qui caractérise la pensée axée sur la rationalité.

La raison limitée à elle-même, sans principe de cohésion la transcendant et la légi­timant, nous confine dans le brouillard profane du devenir perpétuel. De multiples exemples de cet échec sont donnés par des tentatives scientifiques qui bien que voulant rompre avec une linéarité quantitative retrouve celle-ci après une jonglerie faite de so­phismes, d’erreurs et d’assimilations hâtives.

Une des formes de cette panoplie d’artifice s’intitule la « Gnose de Princeton ». Outre le fait qu’il ne soit pas du tout certain que celle-ci corresponde à un groupe quel­conque réellement constitué, les opinions véhiculées par cette construction cérébrale ont quelque peu dévoyé de leur recherche certaines bonnes volontés.

Le danger de toute subversion sérieuse est que les fausses doctrines ressemblent aux méthodes d’approche authentiques, certains termes sont repris ainsi que certaines démarches établissant l’apparence d’une structure procédant de domaines tradition-nels. La séduction est d’autant plus grande que la modernité appuie ses motivations sur l’innovation, à ce titre les mentalités profanes se jettent sans discernement sur la pâture qui leur est proposée.

Cependant les dégâts sont plus regrettables lorsque des individualités reliées au sens du sacré sont dévoyées de leur quête par ce genre de spiritualité tronquée.

Les nouveaux gnostiques (le simple fait d’ailleurs de parler de « nouvelle gnose » devrait suffire à disqualifier cette doctrine. La nouveauté n’intervient pas en métaphy­sique, celle-ci se base sur les principes éternels appréhendés par révélation, intellection et réminiscence. Le fait d’être nouveau indique que viendra le moment où l’on sera an­cien et dépassé, la doctrine authentique est éternelle, reposant dans l’ineffable) ainsi décrits par Raymond Ruyer dont nous connaissons son goût pour le scepticisme, la cy­bernétique et autres modalités rationnelles, se caractériseraient par leur refus du monde scientiste, ainsi tentent-ils de trouver une réponse épistémologique en faisant intervenir le pouvoir de l’Esprit. Le but est de découvrir ainsi les structures de l’univers, mais comme il est indiqué, ce sera surtout au niveau d’un jeu de démarche que la vérité sera appréhendée, non pour elle-même mais pour les complexions effectuées.

D’autre part est critiquée l’ancienne gnose qui séparait radicalement la matière de l’esprit, ainsi que les mythes qui sont aseptisés par cette nouvelle méthode. Au lieu de parler d’Eons, l’on reprend la notion d’Holon établie par Koestler. Les réponses à ces arguments surgissent d’eux-mêmes, c’est bien dans la manie de la systémique que de construire des jeux de logiques, des mécaniques ludiques qui n’ont de mérite que celui que l’on peut tirer d’un amusement.

Tout comme les méthodes profanes d’appréhension rationnelle, la nouvelle gnose n’est nullement reliée à une Révélation originelle quelle qu’elle soit, d’où un vide sanc­tionnant les assises de sa démarche.

Quant à dire que l’ancienne gnose refusait de lier la matière à l’esprit, c’est tout d’abord confondre gnose et gnosticisme (ce qui est une grave perversion de langage), mais ensuite limiter encore le courant gnostique d’Alexandrie à une seule école dont la critique fut élaborée tant par Plotin que par saint Irénée.

Bref, la gnose est un univers infini, il s’agit de la connaissance tant réalisatrice que sotériologique, c’est le point d’ascension métaphysique par excellence, ce qui nous fait remarquer que les expérimentations en laboratoire n’ont pas beaucoup de rapports avec le sujet.

Ainsi même si le cartésianisme n’est plus vraiment suivi dans ses conclusions, sa démarche est toujours rigoureusement appliquée. De la même manière, la démythifica­tion des nouveaux gnostiques correspond bien avec une attitude résolument et exclusivement scientifique mais en aucun cas gnostique, la gnose a besoin de la pensée symbolique pour assurer la profondeur de son message, communiquer ses intuitions dans le visible.

Nullement originale et encore moins originelle dans son approche la nouvelle gnose s’inscrit dans une perspective temporaliste qui traduit la carence fondamentale de la modernité sur un plan épistémologique.

Bien d’autres échafaudages théoriques verront le jour, si la fonction imaginale dé­crite par Henry Corbin n’est plus perçue par la mentalité moderne, sa caricature, la rêverie, étend son pouvoir d’illusion qui ressortit bien de la conscience discriminatrice mère de tous les dualismes.

La perspective métaphysique est intégrale, synthétique dans le sens où il s’agit de l’aperception d’une unité (hénade) et non d’un tout (voire holon) vaguement complexe où les contradictions internes illustrent un véritable chaos. L’on enferme le réel dans des systèmes, on le schématise, le formalise et ainsi le mutile.

Le réductionnisme inhérent à toute systématisation ressort de l’esprit de discrimi­nation. La négation d’exclusion opère à plein dans un ensemble où les antinomies n’ont pas de lien entre elles et sont emportées dans le courant instable du changement perpé­tuel, consacrant la toute-puissance du devenir, pivot de la systématisation hégélienne.

Bien souvent, l’intégration sera mise en avant, mais ce sera au prix d’une régulation, d’une formalisation aseptisante où l’on tentera de niveler les oppositions en une sorte d’unité de compromission. La manière de résoudre le conflit sera en fin de compte celle de la stérilisation partielle ou encore du compromis.

La perspective métaphysique se situe sur un autre mode d’appréhension, la recon­naissance des principes transcendentaux et universels comme raisons suffisantes nécessaires s’imposent à l’esprit. La compréhension intellective est vision et (ou) con­templation. les principes transcendantaux sont apodictiques, l’intellection peut se faire immédiatement ou par le biais d’une dialectique résolvant les apories et menant à la réalisation gnostique.

La logique du concept est linéaire, de par un réseau de schémas identiques, une formalisation s’opère n’établissant qu’une suite catégorielle quantitative. De l’opération à la fonction, il n’y a que réduction à la portion la plus superficielle du réel : la relation.

De cette logique linéaire, ne sont issues que des structures creuses qui ne concernent pas l’esprit humain et vivant. Nulle signification ne s’y établit, seulement des mesures, ce par quoi les choses sont mesurées ainsi que l’indique Guénon, ne donnant aucune in­dication sur le fondement qualitatif du réel.

Morceler le réel en un ensemble de parties qui seront rassemblées en un tout com­plexe, est bien différent de l’appréhension d’une unité. Nous ne sortons pas d’une juxtaposition d’éléments épars et contradictoires.

La dialectique noétique part d’une approche fort différente. La notion de polarité effectue ici un rapport de tension vivante de forces et formes qui reconduisent à la pré­sence de l’essence et de la qualité. Le topique n’est pas réductible à une partialisation, permet l’appréhension d’une unité sans la morceler, et évite tant le monisme que le dualisme rejetant la négation d’exclusion propre à toute systématisation.

Le schème statique et creux laisse place à des formes dynamiques, ce qui nous amène à l’essence-énergie. La dialectique établit le recours à la hiérarchie des plans de manifestation. Le rapport d’identité permet l’interpénétration des éléments de leur ex­pression à leur source. Cette identité qui n’implique pas la notion de non-contradiction aristotélicienne est une démarche qui rompt avec l’illusion d’une statique éternaliste.

Elle pose la quiddité, notion nettement plus subtile et « réaliste » que la catégorie formalisante du principe d’identité linéaire. La dialectique reconnaît des termes méta­boliques et métaleptiques rétablissant le dynamisme des formes.

L’immobile en mouvement, fait que l’identité éternellement niée rétablit celle-ci aus­si éternellement. C’est dans l’absence d’obstacle, dépassant les catégories de l’être et du non-être, que la quiddité profonde s’établit. L’interpénétration ou la coïncidence des opposés fait que A est non-A, car si A est nié de par sa détermination devenant non-A, il se rétablit inévitablement dans ce contexte dynamisant. Il faut savoir qu’ici, dans le monde de l’Essence interpénétrative la pluralité est identité et que la détermination saute d’elle-même.

Nulle contradiction n’existe dans le principe, la polarité s’efface dans le pôle ou du moins est contenue dans celui-ci. Parvenue à leur instance, les termes effacent leurs li­mites pour une transparence qui loin d’abattre leur réalité les intensifie dans l’interpénétration du principe.

Si l’on parle de A et de non-A, ce ne peut être que par analogie puisqu’en fait c’est le plan de la virtualité (toute possibilité) qui s’insère dans l’Absolu ou dans l’Infini.

La gnose est l’institution d’une sagesse transcendantale ce que le bouddhisme nomme Prajna. Cette connaissance de « l’autre rive » est une vision, une contemplation où loin de se contenter de l’appréhension d’un savoir quantitatif, se réalise une con­naissance illuminatrice.

La saisie totale, absolue de la connaissance immédiate, dépasse la discrimination dans une perspective de complète unité. La vision est le départ et la fin, la démarche au lieu de partir de prémisses et d’hypothèses, se fonde sur une révélation, celle-ci amène sur un plan apodictique (une mise en présence de principes qui s’imposent par leur certitude et leur évidence).

Ceci dépasse le niveau de la mesure qui n’est qu’un côté formel de la manifestation et pour ainsi dire qu’une des modalités de l’environnement de la manifestation. La ré­vélation est la saisie immédiate, elle est la première intellection, en ce sens qu’elle opère un mouvement descendant. L’intellection effectue la démarche dans un mouvement as­cendant, l’intellect (esprit) établit une reconduction à la saisie immédiate des principes premiers et transcendantaux.

Ainsi, cette préhension est-elle l’alpha et l’oméga du niveau spirituel. Le sujet qui effectue cette démarche non seulement pénètre dans l’objet, mais est pénétré par lui, la vision contemplative qui dépasse tout le savoir de discrimination est un fait de parti­cipation totale où la non-dualité révèle sa dimension.

Plotin dans l’Ennéade sur le Beau déclare : Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision… Car il faut que l’œil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Qu’est-ce à dire ? En fait, chaque mode cognitif ne peut opérer qu’à partir d’une adéquation entre l’esprit et le réel.

Cette conformité se revêt des attributs de l’identification et de la coïncidence, et ne saurait se limiter à une simple coexistence. La compréhension est une véritable saisie dans le temps où le comprendre est à la fois vision et intégration.

Seul le semblable peut saisir le semblable, il est un niveau où l’altérité n’est qu’une illusion lorsqu’elle effectue un mouvement d’exclusion, cependant la non-altérité même n’exclut pas la différence dans la dimension de transparence ou l’un est reflet de l’autre.

La perspective métaphysique est toujours affirmée comme point de vue, il peut de plus y avoir différents degrés. Cependant à la différence du savoir discriminatif et quantitatif, le point de départ est toujours une vue d’ensemble et le point d’arrivée doit toujours ramener à la vision de l’unité, la discrimination étant perçue comme un voyage, une exode provisoire où le retour à la source reste la motivation essentielle.

La connaissance discriminatrice est un inévitable constat d’imperfection. Cepen­dant, cet état (provisoire) n’en reste pas moins réel dans la modalité qui lui est propre, ainsi même que de redevenir pur reflet il faut aussi parfois réfléchir et la réflexion au sens véritable du terme n’en deviendra que plus éclatante de lumière.

La vision, la contemplation, « l’appréhension décisive » ne sont pas du ressort de la logique et de la raison. Effectivement le fractionnement rationnel ne saurait préten­dre à l’appréhension de la modalité qualitative qui renvoie à la notion d’essence. L’illusion réside en la confusion des formes en des catégories. Ce sera toute la déviation aristotélicienne.

Deux modes de connaissance s’inscrivent dans la perspective métaphysique et l’on peut dire qu’il s’agit d’une appréhension directe (noésis ainsi que le remarque J. Chay-Ruy) ou indirecte (dianoia comme l’indique toujours le même auteur).

Toujours dans le contexte platonicien, il faut pour accéder aux contemplations su­périeures donner à l’âme des ailes, c’est-à-dire la purifier, la mettre en condition de recevoir cette révélation.

La dialectique est la science excellente qui va permettre de s’élever aux sommets du réel, à la vérité principielle. Loin de se résoudre à une simple logique, il s’agit d’une mé­thode d’élévation qui intensifie les termes choisis vers leur principe originel.

Tout comme dans les spiritualités bouddhiques et hindoues (dharsanas), c’est la perspective, le point de vue qui prime et qui cerne le réel. Le découpage analytique de la mentalité rationaliste ne s’épanouira pas sur cet axe de recherche.

C’est à l’encontre d’un morcellement mécanique de la réalité que se situent ces mo­des d’approche. Nous n’allons pas dans ce chapitre exposer la dialectique platonicienne, ce qu’il faut savoir cependant, c’est qu’elle s’inscrit dans une dimension métaphysique et en tant que telle, hormis les différences au niveau de la formulation extérieure, constitue une démarche que l’on retrouvera tant en Occident qu’en Orient.

La dialectique bouddhique sur laquelle les travaux effectués montrent une richesse et une complexité étonnantes, à plus d’un titre présentera une correspondance marquée aux méthodes du courant platonicien (incluant ce que l’on nomme aussi par commodité les néo-platoniciens).

Le point de vue tourne autour de l’objet, il n’y a pas de classes pré-établies, les no­tions s’appréhendent et s’affirment par elles-mêmes. Dans les méthodes d’investigation du bouddhisme, il apparaît que l’on saisit le fait par lui-même, la portée du mécanisme logique étant considérablement limitée.

La dialectique bouddhique qui fait partie du Dharmavicaya (investigation du Dharma) est un des facteurs d’éveil. Nous ne saurions trop insister sur ce fait car les travaux du professeur Stcherbatsky sont à cet égard très tendancieux. Le mérite de ces ouvrages est de nous présenter dans ses formes les différentes logiques utilisées par les écoles bouddhiques mais le défaut majeur y est encore de voir les arbres sans la forêt.

Dharmakirti, Dignaga, Nagarjuna et Vasubandhu, les grands maîtres en dialecti­que sont avant tout des sages bouddhistes dont le vœu est d’apporter la grande lumière de la délivrance.

A cet effet, la dialectique se veut une méthode de déconditionnement et nullement un système ou une théorie de la connaissance. Il n’est que de voir le mépris qu’avait le Seigneur Gautama pour la spéculation, les systèmes et les concepts forgés pour com­prendre que l’on ne peut à la fois pratiquer la voie d’éveil et s’enfermer dans un intellectualisme insipide.

La meilleure comparaison « occidentale » des points de vue bouddhiques est en­core à trouver chez Platon, Plotin, Damascius, Proclus, Jamblique et Porphyre. Il est un moment où la raison s’évanouit pour laisser la place à une dimension spirituelle où parlent désormais les mythes, les images et les symboles.

Approfondir le réel, c’est « intensifier » des notions qui sont en fait des reflets d’essences ou d’idées. Lorsque Platon insiste sur la nécessité d’une purification (catharsis) afin de progresser sur cette échelle, c’est qu’à un certain stade les yeux du vi­sible ne sont plus aptes à voir mais bien au contraire posent un voile sur l’essentiel.

La concentration est la condition d’une véritable méditation qui débou­che sur l’illumination (qui en fait sera la saisie directe ou intellection). Le but est une sphère où désormais la connaissance sera réminiscence. Il n’y a qu’une réalité, c’est la réalité. Dans cette apparente tautologie est émis le principe d’unité du réel et l’idolâtrie effective de tout dualisme, ce qui ne signifie nullement une acceptation de la réduction moniste.

Dès lors que toutes choses sont sous leur forme d’essence, de possible, elles rési­dent comme dans un paradis à l’intérieur du Principe.

Dans le temps où actuellement l’on emprisonne le réel dans des coordonnées spa­tiales, l’on accède uniquement à des situations et non à des présences. Toujours dans cet ordre d’idées, héritier de l’aristotélisme le plus formel, la modernité opère deux mu­tilations, l’une par classification, l’autre par cristallisation (quantification formalisée).

La dialectique telle que l’avait entrevue Platon, discerne sans effectuer de mise en classe, et permet d’établir une échelle de données. Il ne s’agit pas de catégories mais de notions qui naissent d’elles-mêmes sans cadre préparé à l’avance. De plus, il y a parti­cipation et non exclusion.

Le même suppose l’autre et ne l’exclut pas dans le contexte de la participation des genres, le non-être n’est pas le contraire de l’être, il en est distinct sans supprimer l’uni-té, l’on peut parler de terme corrélatif et non de terme exclusif à ce niveau d’altérité.

Sans rentrer dans le détail l’on aura soupçonné les dimensions possibles sur « l’espace » métaphysique où les données sont analogiquement évoquées et non empiri­quement déterminées, la part de l’ineffable (qui est la plus importante) est toujours présente. Il n’y a pas ici de cristallisation, mais une intensification, il faut revenir au principe supérieur qui est le but de la dialectique. En fait, il y aura un rappel, une rémi­niscence du principe, il ne s’agit nullement d’un résultat obtenu par combinaisons multiples où la démarche reste linéaire et se perd dans la temporalité du devenir.

Pour Platon, il n’est guère nécessaire d’étaler un savoir quantitatif, la science par excellence doit déboucher sur la vision, la remontée au principe nous mène à la beauté qui éclaire toute chose.

Dans le cadre de la participation des genres, il convient d’effectuer une division par espèces qui loin d’exclure va mettre les termes en rapport; interroger et répondre dans le dialogue platonicien sont les structures dichotomiques où les mots vont aboutir aux idées. Ainsi s’effectuera une visée des degrés et des relations où à chacun des pre­miers correspondra un être (dialectique de l’être et du connaître).

De la conversion (mot clé de l’herméneutique platonicienne qui sera surtout mis en avant par Plotin et ses héritiers dans le contexte du moyen-âge théologien tel Jean Scot Erigène), est un retour à l’unité d’un principe qui quant à lui n’a jamais cessé d’être mal­gré la « procession » vers le multiple qui est une illusion au regard de l’essentiel.

Le visible nous mène vers l’intelligible, c’est-à-dire qu’il faut bien s’appuyer sur l’ex-périence directe, mais il ne faut pas s’y enfermer, l’essentiel est invisible dit le Petit Prince de St Exupéry et c’est effectivement vers une réalité ultime inaltérable, irréducti­ble aux sens et à la raison que la perspective métaphysique débouche.

De là une affirmation de ce qui dépasse le rationnel (sur-rationnel et surtout pas ir­rationnel) que l’on peut « articuler » en Révélation, Inspiration et Intellection.

Ici les principes s’affirment par eux-mêmes au gré de la notion stricte d’évidence selon un déploiement apodictique. Ce qui possède immédiatement la connaissance des principes universels (et non pas généraux), c’est l’intellect pur, l’esprit où règne non l’intelligence cérébrale mais l’intelligence du cœur. La réalisation gnostique qui s’affirme en vision contemplative est une apogée et un retour à l’origine.

La Prajna bouddhique, la contemplation supérieure nécessitent une préparation, celle-ci appelle une méthode (upaya), les différents darshanas (points de vue) les dialec­tiques (logiques non linéaires qui impliquent l’apophase, l’antinomie, l’hyperbole), l’investigation ascensionnelle s’effectuera jusqu’au point de rupture, vers l’autre rive, là où l’intellection rejoindra la révélation et où les principes affirment leur évidence par eux-mêmes au-delà de la démonstration.

Les échafaudages conceptuels du chaos : faux archétypes et pseudo-gnose

Nous vivons dans une ère où la plupart des mots sont complètement déviés de leur signification réelle et où l’on assiste à la mise en place de constructions de plus en plus hasardeuses. Nul éveil, nulle réalisation ne s’effectuent de par ces échafaudages qui ressortissent de la dimension du concept.

Les mécanismes conceptuels sont les effets d’élaborations cérébrales, il s’agit de systèmes bâtis avec plus ou moins de bonheur. Les raisons se situent à plusieurs ni­veaux, il y a d’abord la déchirure ontologique qui nie la non-dualité absolue et l’affaiblissement d’un savoir qui mène de la sclérose mécaniste à la profession de foi indéterministe, faite d’approches probabilistes et statistiques.

Dès lors que les succès passagers des doctrines temporalistes ont su piéger les es­prits par l’idéalisation d’un devenir créateur par émergence, la séduction des approches se devait de toujours chercher la nouveauté comme un maquillage à sans cesse modifier pour en maintenir la perennité du charme.

Mais cette illusion propre à une méthode d’intention existentialiste ne saurait avoir tant de répercussions si elle n’arborait certains oriflammes qui font songer à une plai­sante réapparition de savoirs anciens.

Ainsi se mettent à l’ouvrage plusieurs apprentis épistémologues, récupérant des bribes de champs d’investigations du sacré aux fins de motivations profanes. Le plus remarquable dans cette association syncrétique est qu’évidemment comme dans la dialectique hégélienne, les termes pour effectuer leur synthèse doivent s’user mutuelle­ment.

L’usure consiste en l’appréhension de thèmes, de symboles de manière à les faire dévier de leur signification, c’est-à-dire de leur rayonnement. L’aspect extérieur peut rester semblable mais le passage ne sera plus de la même teneur. La subversion la plus courante consiste à fabriquer des constructions mentales (nous ne disons pas des théo­ries car ce terme signifie contemplation, et la seule que peut nous proposer la subversion est celle du chaos) où l’on rabaisse le domaine spirituel à celui du psychi­que.

Ainsi les pulsions les plus basses, le côté émotif, le subconscient (c’est-à-dire sous­conscient, et non l’inconscient qui n’est nullement collectif mais bien principiel et unique car Sur-Conscient) sont-elles devenues ces idoles qui veulent remplacer les Archétypes véritables, les essences divines.

Un univers de simulation, de dissimulation et de manipulation s’est instauré, tout est dirigé bien sûr vers l’action, le plan phénoménal est privilégié, ainsi l’accent est-il mis sur tout ce qui est pratique et « efficace », il s’agit du plan de l’attachement aux œuvres de ce monde, ce qui constitue le niveau du courant (du samsara), de l’agitation incessante et mène ainsi à une totale divagation.

L’action au lieu d’être extérieure devient le centre même de l’espace considéré, son univers clos sur lui-même, étranger à toute transcendance, constitue le monde des cho­ses qui s’enfuient. L’esprit de subversion basé sur les désirs, les pulsions, les passions enchaîne vers le bas, vers l’illusion.

Les faux prophètes disent que le chaos est aussi un ordre, rappelant ainsi ce que René Guénon déclarait dans le Règne de la quantité, à savoir que la parodie élaborée par ce que l’on peut appeler la perversité fera en sorte que le désordre prenne les appa­rences d’un faux ordre. Ainsi, le chaos sera t-il présenté comme étant non seulement un ordre mais, en allant plus loin dans l’appréhension, comme le seul ordre.

Cosmos est un mot que les cosmologies traditionnelles établissent en la vision d’un univers hiérarchisé et pourrait-on dire structuré, (ce qui ne signifie nullement cloisonné puisque les états multiples de l’Être sont en mode participatif et non exclusif selon la doctrine unitaire métaphysique). Il s’agit effectivement là de constater qu’une rupture s’est effectuée au niveau de l’appréhension cosmologique globale, et que les visées in­tellectives devenues profanes sont des résultats de l’esprit de subversion qui est une révolte contre l’ordre divin.

La notion hindoue de Sva-Dharma évoque la vision d’un ordre socio-cosmique, c’est-à-dire d’un ensemble cohérent ayant un centre et une périphérie si l’on veut bien se référer à la figure symbole de la roue cosmique.

Parmi les certitudes de la perspective métaphysique se situe le fait que le monde n’est pas traité comme un chaos mais répond à un agencement pyramidal de reflets.

La réalité ultime, lumière absolue, non perceptible directement par un mode mani­festé, c’est-à-dire limité, agit par un rayonnement où les effets sont forcément plus faibles à mesure que l’on se dirige vers la périphérie. Cela n’enlève rien à la Toute-Possibilité, l’Absolu contient le relatif comme possibilité sinon il ne serait pas même question d’absoluité.

Cependant, le monde périphérique est obligatoirement imparfait, la perfection contenant la possibilité de l’imperfection, mais il ne s’agit pas d’un fléau ainsi qu’ont bien voulu le montrer certains mouvement gnosticistes, ni d’un état où la création puisse s’effectuer en établissant un paradis terrestre (programmes de messianisme sociologi­que des diverses idéologies). L’illusion qui est le véritable ennemi, (Shaitan, Mara ou Maya) consiste à vouloir établir une confusion de perspectives où n’agit pas la doctrine de l’Unité.

A ce sujet, il faut remarquer que toutes les religions sont monothéistes, c’est-à-dire qu’elles établissent un principe souverain. Ceci n’empêche nullement que certaines voies vont plus particulièrement insister sur l’aspect unique de la transcendance et que d’autres vont plutôt faire apparaître sa richesse et sa diversité.

Les grecs anciens dans la formule l’Un c’est le multiple reconnaissent l’infinitude des possibilités de l’Absolu. Placé sur le plan purement transcendant, il faudrait aussi ajouter que les possibilités ou essences sont inépuisables et contenues dès l’origine à l’intérieur du Principe comme dans un Paradis.

Tout le travail d’éveil des doctrines bouddhiques et hindoues consistera en la re­connaissance finale de la non associativité. Il y a deux manières de se représenter la réalité, soit sur le plan de la transcendance, soit sur celui de l’immanence, mais en fait ces deux manières sont « non-deux » (adva).

Les deux modes d’une unique réalité font qu’à partir de l’Absolu, le relatif n’a pas de substance, mais du point de vue immanent cette substance a forcément une réalité en précisant que celle-ci lui est donnée par sa participation à l’Absolu.

L’on peut aller plus loin en indiquant que la perspective métaphysique n’implique ni monisme ni dualisme et se refuse à rentrer dans un système quel qu’il soit même s’il s’agit d’un hypothétique « système des systèmes » que certains constructeurs appellent de tous leurs vœux.

Le Dharshana suprême étant non deux est sans altérité extérieure puisqu’il se place au niveau de l’Absolu et que celui-ci ne saurait envisager un élément qu’il n’intégrerait pas sans perdre ainsi son caractère d’absoluité. La doctrine de l’unité est effectivement unique en ce sens qu’elle intègre l’essence de chaque terme.

Mais l’Absolu est le plan de « positivité » totale, ce que n’ont pas saisi les tenants de l’Apeiron actuel (indéterminé). Le vide de l’indétermination est une image inversée du vide surressentiel, il en est une caricature qui mène vers le néant.

Alors que la progression vers le Non-Être transcendant implique la reconnaissance des essences des choses, c’est-à-dire qu’on va abolir leurs limitations afin de les amener à leur plus extrême intensité (fusion dans l’union de la distinction sans séparation), la chute vers le néant est une constante destruction des déterminations des choses par desessencialisation menant à l’indétermination du chaos.

Ainsi la voie de l’inconditionné et de l’indéterminé ne sont-elles pas semblables mais diamétralement opposées. Pour employer le langage bouddhique, il ne faut pas assimiler le processus de désubstantialisation (vers la transcendance) avec celui de de­sessencialisation (vers la dissolution et le chaos).

Toutes choses sont évanescentes, s’évanouissent dans le Principe Suprême où elles sont contenues comme possibilités inépuisables ou essences. Cette distinction n’est pas un néant, ni un simple état de repos mais la présence absolue et non limitative des états libres de formes (Arupaloka) et non des états déchus des formes brisées ou fissu­rées.

Ceci peut être difficilement discernable au premier abord, car si l’indéterminé est l’image inverse de l’inconditionné, notre limitation d’être manifesté ne nous amène pas directement à faire la part des choses.

Ainsi Georges Vallin parle-t-il avec pertinence de deux vides, l’un surressentiel, l’autre qu’il identifie au néant dû à l’indétermination de pauvreté. Il est évident que le deuxième s’inscrit dans le processus du temps, du devenir que l’on veut qualifier de créateur par émergence, ainsi l’on renvoie à une création ex nihilo, le néant se substitue à la non-manifestation principielle.

Il n’est pas étonnant de voir dans un tel panorama de néantisation surgir des assi­milations créatrices d’inversion, dont celle décrite plus haut qui consiste à identifier les archétypes avec les désirs ou les pulsions.

L’égo assiégé par le paramètre de la confusion dans le chaos, projette ses propres angoisses limitatives et s’illusionne lui-même par ses propres fantasmes. Nous sommes ici au niveau « intellectuel » dans les montages les mieux échafaudés où les motivations réelles sont le fait d’une volonté de puissance malade de sa propre inconsistance.

Le réel s’échappe, mais l’égoïté quant à elle, prise aussi dans les griffes d’un chro­nos dévoreur de toute solidité, accepte de se rendre à l’évidence de la grande dissolution tout en essayant de s’y trouver des alibis épistémologiques en vue de sa capacité d’action.

Nous constatons ainsi une grande contradiction où l’être se fait dévorer volontai­rement par le néant pour justifier de sa présence existentielle. Le vide ainsi créé n’est pas à assimiler avec la vacuité surressentielle, il ne s’agit que de l’inertie, c’est-à-dire de l’état minimal d’énergie au sein d’un processus, c’est ainsi que la science actuelle situe les termes.

D’ailleurs, il n’est pas de son ressort de se placer sur une autre dimension et il fau­drait insister sur une précaution, à savoir cesser de vouloir mesurer le ciel avec un roseau comme le font les nouveaux bâtisseurs de la tour de Babylone scientifique.

L’on aboutit à deux conséquences d’imposture, l’une spirituelle, l’autre scientifique, la dernière est dénoncée par des chercheurs sérieux et le plus souvent ne rencontre dans ces milieux qu’une hautaine indifférence.

Quant au glissement vers l’escroquerie spirituelle, il faut indiquer que celui-ci fut ef­fectivement combattu et relevé entre autres par René Guénon et Julius Evola (voir « Le règne de la quantité » et « Chevaucher le Tigre »).

Toujours est-il que bon nombre d’esprits attirés par une voie de réalisation authen­tique, résistèrent mal aux images créées par une légion d’auteurs-assimilateurs qui vont de Charon à Capra en passant par une série (discontinue ?) où se profilent Sheldrake, Nicolescu et les pseudo-gnostiques « de Princeton-Ruyer ».

L’on nous annonce un « troisième millénaire »où l’on est en droit de se demander si, à la place du chat dans la caisse de Schroedinger, ce n’est pas l’esprit que l’on va tenter définitivement d’asphyxier.

Les échafaudages les plus complexes et les plus incohérents sont bâtis et l’on va chercher dans les laboratoires la preuve du Tao, ce qui prouve d’ailleurs le manque de cohérence entre le profil et le projet, puisque l’un des piliers du Tao est de justement n’en point parler, ce qui évitera certaines confusions relatives à l’incréé et à l’indifférenciation de la matière primordiale.

Le problème reste, comme l’indique Georges Vallin, sur le plan de la révolte anti­métaphysique de l’Occident. Nous assistons à un glissement linéaire du Sur-Être vers l’ontologie puis de celle-ci vers la multiplicité et enfin, vers le devenir et le néant.

Toutes ces phases s’illustrèrent par de nombreux philosophes où l’on retrouvera Aristote, saint Thomas d’Aquin, Kant, pour finir avec les existentialismes néan­tisants et Albert Camus. Concernant ce dernier, il semble que ses œuvres illustrent véritablement l’attitude de l’individu « englué » (le gluon étant un des états sub-atomiques vénérés par les épistémologues contemporains) par les constats de rupture de la science moderne.

L’indéterminisme de la physique contemporaine qui a fait basculer la notion de structure causale vers celle plus « fluide » de structure statistique incorpore comme facteur de mouvement le hasard coordinateur. Cette manière de voir ne peut qu’engendrer une absence de sens et surtout une perte de ce que l’on nomme dans les traditions, le centre.

Ainsi désorienté, démagnétisé du pôle suprême, l’individu est-il devenu une nef qui s’agite au gré des flots du devenir. Ceci nous fait penser à l’ouvrage de Charon où par une belle coïncidence des termes, l’auteur dont le nom fait songer au passeur du styx, le fleuve des enfers, nous emmène « dans la barque du temps », c’est-à-dire qu’il nous en­traîne avec lui vers le dévoreur mythique, le Chronos qui avale chaque instant qui en suit un autre, l’anthropophage de ses propres enfants.

Le voyage de la « barque du temps » n’est pas celui du fleuve de l’éternité, et ga­geons que nous n’y trouverons pas de résurrections mais au contraire le néant algébrique de la « relativité complexe ».

Derrière la grande muraille du matérialisme qui se fissure, pour employer les termes de René Guénon, les savants spiritualistes placent l’origine de la manifestation. A cela nous pouvons constater l’établissement de confusions graves.

Tout d’abord sur le plan métaphysique, le centre suprême, l’origine absolue n’est pas saisie selon les optiques traditionnelles comme une « cause ». Ici se répète en somme la classique erreur aristotélicienne qui place Dieu comme le premier moteur. Nous en connaissons les implications multiples qui ont créé le malentendu de l’occi-dent, le condamnant tant à la recherche d’un arrière-monde (auquel il a fini par renoncer au profit de l’agnosticisme) et à la confusion ontologiste.

L’autre erreur consiste à vouloir placer au niveau de la substance une faculté qui est du ressort de l’Essence.

Comment enlever la forêt sans couper un seul arbre pour reprendre une expression bouddhique ? C’est ce que les laboratoires de dissection ne pourront jamais établir.

Le phénomène de dégradation progressif s’explique par les buts même de la mé­thode scientifique. Il s’agit essentiellement de transformer des données qualitatives en expression quantitative. L’on conçoit ainsi que l’on soit passé du stade du matérialisme grossier à celui de l’indétermination totale puisqu’il s’agit du renforcement total de la notion de quantité.

Désormais algébrisé au maximum, la science dans son appréhension d’une struc­ture statistique ne donne plus que des descriptions momentanées à propos des diverses relations et rapports entre les phénomènes.

Nous sommes loin ici d’une phénoménologie qui voudrait comme l’indique Corbin faire remonter à l’archétype (d’autant plus si l’on fait dévier celui-ci vers une fraudu­leuse assimilation psychique).

Lecomte du Nouy, chercheur authentique, a la clairvoyance dans ses ouvrages de montrer l’insuffisance foncière de la méthode scientifique quant à la perception du réel.

Nous ne résumerons pas ici son œuvre si vaste dont deux essais semblent particu­lièrement éclairants (L’Avenir de l’Esprit et Entre savoir et croire), mais d’ores et déjà nous pouvons en retirer une position réaliste quant aux limitations inhérentes au do­maine scientifique.

Tout d’abord la réalité est conditionnée par nos sens et nos outils d’observation, ce qui constitue quant à la valeur absolue de la connaissance, une impossibilité par l’emprunt de cette voie. Ceci ne fait d’ailleurs que confirmer à la fois la pensée profonde du bouddhisme et celle de la doctrine intérieure de l’Islam.

Nous sommes illusionnés par nos sens qui posent sur le réel des voiles issus de no­tre démarche discriminante. Ensuite, Lecomte du Nouy pose comme problème le fait que la transposition chiffrée ne donne rien de concret quant à l’aperception du réel, mais que bien au contraire l’algébrisation des rapports constitue une donnée totalement fabriquée par le cerveau qui ne risque guère de correspondre au réel.

Ainsi, comme l’indique Guénon, la science ne peut que décrire les phénomènes mais ne peut guère parvenir à expliquer quoi que ce soit. Bien plus les phénomènes décrits ne sont que des chiffres anonymes qui évoluent à l’intérieur d’un cadre statistique donnant uniquement un calcul de probabilités qui répondent ainsi à un des derniers dogmes scientifiques, le principe d’incertitude d’Heisenberg.

Enfin, pour revenir rapidement et sommairement au chercheur dont nous évoquions les travaux de réflexion, celui-ci constate aussi que l’analyse ne peut que découper arti­ficiellement la réalité et au fur et à mesure de cette dissection parvenir à un point de non retour sur le « toboggan » de la plongée dissolvante.

C’est-à-dire qu’il arrive un moment où après avoir torturé le réel, il est vain de vouloir reconstituer un corps qui a été oublié au profit de composants de plus en plus éloignés de l’entité au départ considérée.

Ainsi nous assistons à un ensemble de montages issus du besoin de rationalité, la raison étant effectivement l’organe quantitatif par excellence, des échafaudages sont mis en place pour combler un vide angoissant occasionné par le néant.

Parmi les montages les plus aberrants et les plus insidieux, nous avons l’appel qui est fait à la gnose. Que l’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas de la véritable gnose, mais d’une stérile contrefaçon.

La gnose est un état qui se réalise, il s’agit de la connaissance absolue qui est une saisie directe, ce que l’on appelle encore « intellection ». Du grec gnosis ou du sanskrit Jnana, cette sagesse est une vision intellective et l’équivalent comme le dit Schuon de la Révé­lation sur le plan microcosmique.

Il s’agit de l’état de réalisation suprême connu dans le bouddhisme comme prajna, sagesse transcendantale de l’autre rive.

Ainsi que l’indique le professeur Susuki dans ses admirables essais sur le boud­dhisme Zen, à ce stade la logique perd pied et s’effondre. Le savoir discriminatif et quantitatif s’étiole pour laisser s’élever l’aurore éclatante de la contemplation suprême.

Il s’agit de ne pas confondre Esprit ou Intellect avec Raison, ce dernier terme n’évoque qu’une ratio, un fractionnement du réel, alors que l’esprit (l’intellectus de la scholastique médiévale) mène à une vision spirituelle ou encore comme l’indique Evola « synthétique » bien que ce mot puisse être encore à tort confondu avec la limitation évoquée par les notions de « tout » et de « totalité ».

Bref, la gnose est la connaissance salvifique et c’est cet aspect sotériologique qu’ignorent bien souvent les constructeurs hagards de la pseudo-gnose rationaliste.

Depuis St Irénée, les scénarios se suivent et se ressemblent dans la mauvaise foi, ce qui fait qu’ironiquement nous pourrions traduire les données des modernes gnostiques comme une mauvaise « pistis-sophia », ce qui est le comble.

Il ne faut pas confondre la gnose et le gnosticisme. Déjà à l’époque d’Alexandrie des mouvements syncrétistes se nourrissant à des sources hétérogènes (religion égyp­tienne, manichéisme, christianisme, judaïsme, etc…) fabriquent en masse des échafaudages complexes et certains lorsqu’ils ne sont pas grotesques sont de véritables inversions.

Il semble que ces élucubrations aient fortement impressionné certains cerveaux scientifiques qui tentent de retrouver une équivalence des Aeons chez les Holons. Nous ne rentrerons pas dans ce genre de discussion car cela semble bien inutile, le thème se disqualifiant par lui-même.

Nous voudrions maintenant préciser certaines choses sur le gnosticisme. Tout d’abord le christianisme qui est profondément gnostique n’en déplaise à certains qui n’ont pas pris la peine de prendre connaissance du nouveau testament (notamment concernant St Paul et St Jean), s’est heurté à une parodie de Gnose, ce qui amène St Iré­née à pourfendre « la gnose au faux nom », cela resitue un peu les termes.

Le gnosticisme pervertit la connaissance suprême, il place un dualisme là où il peut y avoir dualité, mais non irréductible. Les gnosticismes ont moralisé les termes de la création et provoqué une fissure dans l’herméneutique générale.

Certains mouvements, notamment celui des Ophites, déclarent que le Serpent est celui qui a apporté à l’homme la gnose qui pour eux se traduit par le fruit de l’Arbre de la connaissance. Cette idée est somme toute perverse, et également abusive. La con­naissance dont il s’agit est celle de la discrimination du bien et du mal, le fruit de l’arbre en question amène la séparativité et fait sortir l’homme de la véritable connais­sance qui est unitive et correspond aux fruits de l’Arbre de Vie.

Cette véritable gnose est celle de l’innocence, dès que l’homme a opté pour le rai­sonnement, pour les systèmes, les conceptions, il s’est trouvé devant une immense fissure, la négation d’exclusion et désormais n’a pu que trébucher sur des échelles aussi imparfaites les unes que les autres.

Le gnosticisme pose les termes de manière dualiste, ce qui nous amène au problème du démiurge, celui-ci est identifié au chaos (Iadalbaoth) et nous y retrouvons curieuse­ment certains aspects modernistes qui mènent à la contemplation de cette confusion1.

Bref, le démiurge identifié au créateur est le fait d’un point de vue tronqué qui nie la Doctrine de l’Identité Suprême ou Doctrine de l’Unité. Et c’est dans un aspect partial et moralisé à l’extrême que les courants gnosticistes ont confondu les termes en associant à la réalité une autre réalité. Cette altérité est la racine même de la chute symbolique, aussi les formulations bouddhiques, hindoues et musulmanes insistent-elles sur la non-­altérité de la Réalité.

Rappelons-nous les points de vue de l’Absolu transcendant et de l’immanence par­ticipative, la dualité n’est qu’un mode de la manifestation et celle-ci se résout dans l’unité principielle. Cependant certains mouvements gnostiques que l’on a voulu assimi­ler aux faux-monnayeurs ne méritent pas l’anathème généralisé de l’église, nous pensons aux manichéens et à certaines écoles cathares entre autres.

Ces mouvements n’étaient pas dualistes et réalisaient derrière le jeu de la Maya l’existence du Principe Unique. Ce qu’il faut dire, c’est que la Gnose est universelle, puisqu’elle est la réalisation de la connaissance métaphysique et qu’à côté des repré­sentants d’un courant gnostique authentique (dont certains pères de l’église, Origène, St Clément d’Alexandrie) il fut des appétits de perversion qui n’avaient d’idée de la gnose qu’une contrefaçon parfois très dangereuse.

La gnose sans la révélation est impossible, car il s’agit de l’approfondissement des données premières. Il n’y a lieu à aucune construction, à aucun montage. Lorsque l’on voit certaines affirmations anti-chrétiennes qui s’intitulent « de la raison à la gnose » et qui cherchent à maintenir la foi en la rationalité systématique, prenant la gnose pour un savoir construit avec un peu d’intuition, l’on peut dire d’une manière rappelant le bouddhisme que le « Dharma-radeau » a fait naufrage.

Pour passer vers l’Autre Rive, il faut abandonner toutes les constructions, tous les montages et ce n’est pas l’illusion d’un savoir scientifique perdu dans son indétermina­tion chaotique qui amènera à la vraie connaissance sapientielle.

Concernant une raison apparentée à la gnose, lorsque nous voyons s’écrire des propos tels : « elle répond à notre volonté de totalité », nous ne pouvons qu’être scep­tique devant un processus qui étymologiquement désire le tout par fractionnement, mais lorsque l’on connaît la confusion faite entre l’Absolu et le tout, cela peut permettre d’en comprendre les erreurs.

Mais plus grave encore est de dire : « elle assure à l’homme la connaissance (et le pouvoir) sur le monde ». Nous avons ici l’exemple parfait de l’incompréhension de ce qu’est la gnose.

Tout d’abord assimiler raison et gnose, c’est procéder à la même réduction que la métaphysique à l’ontologie, c’est faire passer l’inexprimable sagesse (car la gnose est du domaine d’une connaissance non restreinte aux limites du langage et de la logique) au niveau de la construction mentale.

Alors que dans le bouddhisme l’on parle de connaissance sans concepts (nirvikalpajnana), que l’on retrouve cette notion dans le soufisme avec « l’effacement de la pensée dans l’esprit non discursif » (Schaya), nous sommes ici toujours dans le dualisme que l’auteur prétend ostensiblement dépasser.

Il y a toujours dualisme, car il est avoué aussi qu’il s’agit d’un pouvoir sur le monde, ici la volonté de puissance de l’égoïté se démasque et consacre l’habituelle in­aptitude de l’occidental égocentrique à saisir ce qu’est une voie de réalisation.

Car c’est bien de réalisation qu’il s’agit, elle consiste en une absorption contempla­tive qui n’intéresse certes pas l’auteur pseudognostique mais qui montre bien la différence de « vision » qui le sépare de ce qu’est la gnose intégrale.

Ce n’est en soi point un crime que de ne pas s’intéresser à la gnose, mais c’est une bien grave erreur que d’en vouloir faire une version défigurée. Cette description d’une gnose mutilée s’accompagne d’un ensemble de versets insultants à l’égard du christia­nisme, paganisme oblige…

Outre la gnose paulinienne, fondement de la doctrine chrétienne, nous indiquerons tout le courant des théologiens médiévaux rattachés à la vision platonicienne tels Duns Scot, Saint Bonaventure, Jean Scot Erigène, Denys l’Aréopagyte, etc…

L’énumération serait longue quant aux représentant de la gnose chrétienne, sachons que nous en trouverons une bonne présentation dans l’admirable « Philocalie des pères nep­tiques » et notamment la centurie gnostique de Nicétas Stéthatos.

En outre, Olivier Clément indique dans « Le Christ terre des vivants que la cosmologie est une gnose qui nous est donnée en Christ ». Le christianisme a cet aspect fondamental, comme l’ont démontré Schuon, Georges Vallin et le professeur Borella, qu’il est une voie où la foi ne s’oppose pas à la connaissance, mais au contraire y fait parvenir.

Tout comme le bouddhisme réalise l’Identité suprême par la fusion de la compas­sion (Karuna) et de la connaissance divine, le christianisme mène à la contemplation des mystères, à la vision en Dieu, et ce aidé par la perfection de la grâce.

« La sagesse de Dieu coule de leurs lèvres, dans la connaissance des choses divines et humai­nes », ainsi Stéthatos décrit-il les effets d’une présence de Dieu qui est « intelligence impassible au delà de toute intelligence et de toute impassibilité ».

Le caractère apophatique de la gnose n’est pas à oublier, s’attarder sur des cons­tructions mentales éphémères revient en somme à ce que disait Ibn Arabi dans le traité de l’Unité: « Tout cela est idolâtrie sur idolâtrie et n’a rien à faire avec la gnose ».

La convergence spirituelle : le lieu de l’effacement

La diversité ne contredit l’unité de la réalité que si l’on s’appuie sur les habitudes d’un mental discriminateur qui élabore des concepts et des exclusions. Il s’agit de bar­rières, de négations, de cloisons qui établissent des systèmes ne reflétant nullement l’ordre des choses mais y substituant d’autres ordres purement fabriqués, cela illustrant le défaut associationiste de la construction systématique.

S’affirment plusieurs voies que l’on distingue habituellement comme celles de la connaissance, de l’amour et de l’action. Cependant l’on peut comme c’est le cas souvent au niveau d’une périphérie de plus en plus éloignée du centre, séparer ces tendances, il ne faut y voir qu’une illusion de plus , car en se rapprochant du pivot dont ils sont is­sus, les rayons de la grande roue de la manifestation s’absorbent en une unité totale où ils disparaissent au niveau de leur expression singulière.

A ce stade s’atteint le degré métaphysique de la transparence où l’on a distinction sans séparation et fusion sans confusion. Les éléments perdent leur substance, et atteignent dans la non-existence la pleine intensité de l’Essence. Ici, la non-substancialité élimine la figure de la contingence du monde des choses qui s’enfuient pour effectuer le retour au monde des choses qui sont. L’absence est réelle présence, conférant à ce qui s’efface la plus haute réalité, celle de la Possibilité, de l’essence ou quiddité.

Il est important de souligner deux choses, tout d’abord il est des essences non cor­rélatives à la substance qui constituent le niveau de la possibilité non-manifestable, celle-ci n’a pas de « désavantages spécifiques » si ce n’est quant à un relatif qui ne sera pas forcément en mesure d’y établir un mode participatif. D’autre part, il y a comme l’indique Ibn Arabi dans Les Chatons de la Sagesse, une projection apparente des essen­ces dans l’existence relative. Cela signifie qu’en elle-même, la manifestation est illusoire, que son mode est celui de la non-existence si l’on veut bien y réfléchir.

Il est dit que « toute chose est périssable sauf sa Face » dans le Coran, que « les choses visibles sont passagères et les choses invisibles éternelles » dans le Nouveau Testament. A quelle orientation devrons-nous obéir, sur quel mode se fera notre propre avancée dans l’es-pace du devenir ? Les questions sont des incitations aux choix décisifs qui feront se prononcer sur l’optique d’un monde où intervient le divin ou pour l’image d’un univers profane, athée ou misérable selon les termes utilisés par Platon.

La démarche intellectuelle et même affective se traduira en modalité d’action, en comportement général, il y aura des personnes qui chercheront ainsi leur réalisation, tandis que d’autres, illusionnées, ne feront qu’offrir à des pulsions extérieures des occa­sions de conditionnement à l’intérieur de leur propre être, établissant ainsi l’esclavage de la périphérie.

Revenons à certains éclaircissements sur le plan métaphysique, ce qui s’efface de­vant l’absolu, c’est tout le relatif qui est porté par la contingence de la manifestation. Il s’agit de tout ce qui est conditionné, limité donc éphémère. L’absence de détermination (qui est une limitation) ne signifie pas comme l’indiquent les épistémologies indétermi­nistes l’indéfini, mais plutôt le « métafini » ou l’infini. Il ne s’agit pas des mêmes plans. L’indéfini n’est qu’une sorte de mouvement sans âme, sans signification et qui ne fait que montrer une substance chaotique. La substance tire sa réalité du plan transcendan­tal qui lui « imprime » ses essences « coagulées » en formes, puis structures. Depuis l’origine, je suis l’éternelle absence, cette sentence figure sur la porte d’un monastère japo­nais, cela confirme qu’il y a un moment suprême où tout s’efface dans le principe, et où toutes choses consistent de quiddité et résident dans le verbe comme dans un Paradis.

Les expressions utilisées sont à la fois celles de la métaphysique et de la mystique, la séparation n’est utile qu’au degré relatif, ce n’est qu’à ce niveau d’ailleurs que s’avère nécessaire le miroir obscur de la connaissance partielle, il fera place au miroir absolu et divin quand la perfection sera atteinte. Ces notions se retrouvent d’autre part aussi bien dans le Nouveau Testament que dans la doctrine bouddhique.

Le miroir de la connaissance parfaite, la sagesse suprême sont des présences ab­solues qu’il faut redécouvrir en fonction des dons (des voies) qui sont offerts. L’absence de limites qui en découle par évidence nous montre par anticipation intellective le ni­veau de la transparence, les essences ou possibles ou encore appelées idées divines selon certaines formulations constituent un monde de diversité prodigieuse, de richesse infinie (il s’agit d’évoquer la Toute Possibilité, l’infini, l’Absolu) situé dans le domaine de l’unité et de la non-altérité.

La réalité est une, unique, vision qui appréhende instantanément la diversité en une pensée une. A ce niveau se traduit en pleine intensité la sentence L’un c’est le multiple, la transparence opère la fusion de tout terme et abroge toute séparation sans pour au­tant ôter la distinction puisque ce serait réduire la Possibilité Totale à une seule possibilité. La perspective non-dualiste qui est ici évoquée, dira « non-deux » (Adva), la non-altérité dépasse toute mesure, dans un temps affirme l’unité puis la surpasse dans l’inexprimable essence, la Ténèbre cachée du divin.

Ce qu’il importe de comprendre c’est que cet incréé est intemporel, bien sûr, il s’agit de l’éternité, mais c’est ici aussi qu’aboutissent les fleuves des questions, dans l’océan infini de la réponse où elles s’effacent comme si leur existence n’était qu’un songe. Il n’y a jamais eu de questions, elles ne sont qu’évanescence, les réponses (il s’agit de l’es-sence qui prend alors le nom de quiddité : Quod quid erat esse, Toti eineinas, ce qui répond à la question qu’est-ce que c’est ?) ne sont dès lors pas des cadres quantitatifs ou démonstratifs, elles sont les effacements des limites, l’investiture de l’incréé dans le créé, le silence profond qui fait cesser l’agitation.

Tel est d’ailleurs ce que l’on peut soupçonner des Koans du Bouddhisme Japonais, nullement un exercice de spéculation, mais plutôt l’intuition que toutes les rivières s’ef-facent dans la mer. Ceci nous fera prendre aussi la « mesure » ou plutôt l’intention d’un terme qui est celui de quiddité. On peut l’employer pour désigner une définition, mais aussi pour indiquer la réponse, la perspective métaphysique dépassant le domaine on­tologique se situera sur la deuxième possibilité, étant donné qu’il s’agit d’évoquer et non de définir (puisque nous entendons par là mise en explication rationnelle, catégories, systématisation…). Ne pas systématiser, telle est la vocation spirituelle, nous pouvons cependant établir de provisoires points de repère qu’il faudra abandonner à un certain moment. La notion de certitude appartient à la foi, elle exprime l’adhésion totale, le principe d’évidence est intellectif, il ressortit du domaine métaphysique, mais il est un point précis où l’évidence devient certitude et la certitude évidence lorsque la lumière de Dieu fait pâlir celle de l’Aurore et l’absorbe dans la grâce. Là où la lumière des lu­mières explose, elle rend les yeux de chair encore plus aveugles que dans la nuit.

Il y a une métaphysique ontologique qui sera forcément dépassée par la théologie, mais si la métaphysique ne se réduit pas à l’ontologie, mais consiste en une perspective où intervient la surontologie dans la quête des principes transcendentaux et immua­bles, l’on passe à une autre modalité où la métaphysique contient la philosophie première mais ne s’y réduit pas et la dépasse.

La coupure entre la Théologie et la Métaphysique est semblable à la coupure carté­sienne qui introduit le principe d’une philosophie rationaliste. La théologie est avant tout la science du théos, Dieu sous son affirmation personnelle, lorsque l’on se situe dans la théologie apophatique, il y a analogie avec la métaphysique surontologique, la face cachée de Dieu. Ainsi est-il vain de vouloir « classer à tout prix ».

La raison, c’est la connaissance partielle de l’épître de Paul aux Corinthiens, le mi­roir obscur qui est nécessaire mais s’effacera devant le miroir de la gloire de la contemplation céleste. La scolastique médiévale distinguait bien entre l’Esprit (intellectus) et la ratio (la raison), la connaissance des choses spirituelles demande « un autre langage » et toujours dans cette épître, la connaissance dont il s’agit est celle de l’Esprit qui vient de Dieu et non du monde.

Il faut emprunter un « langage spirituel »; c’est l’Esprit qui révèle et la connaissance totale qu’en grec nous nommons la gnose, est le fait d’une révélation et d’une contem­plation, ici la connaissance est directe, instantanée, elle dépasse les voies de la logique, de l’instrument rationnel, car c’est l’Esprit qui intervient. Mais il faut apprendre, s’instruire, réfléchir, discerner. La préparation, c’est-à-dire la mise en disposition de soi-­même à accueillir est une des marques spirituelles.

Nous retrouvons cela dans le bouddhisme où il ne faut pas confondre sophisme et spéculation, l’investigation du Dharma (Dharmavicaya), la maîtrise des dialectiques nous mènent à l’autre rive, la Prajnaparamita, la connaissance transcendantale qui est la sagesse transcendante, une Révélation où la logique est privée d’assise. Cependant les textes du Mahayana insistent sur la foi constante, sans celle-ci rien n’est possible, de plus l’on évoque le soutien des Tathagâtas, en somme l’illumination est un autre terme pour indiquer la grâce absolue. Il y a la connaissance transcendante du miroir (de Pra­jna) et la connaissance discriminatrice. « L’Esprit est le Bouddha » est-il dit et il est impossible à l’intelligence discriminatoire de comprendre ces choses, car « l’Essence est vide et laisse tout la traverser », en fait l’union (sans confusion) est révélatrice de transpa­rence. Ce qui est partiel, limité s’efface devant le « Grand Miroir ».

Lorsque la métaphysique est surontologique elle devient une théologie apophatique dès lors qu’est acceptée la notion de Dieu personne révélée. Lorsque la théologie est théosophie, elle a la vocation d’une métaphysique non-dualiste quand elle se réfère à la face cachée de Dieu suprapersonnel.

La théosophie (sagesse de Dieu) prend des formes qui la ramènent à certaines mé­taphysiques, cependant il n’y a plus de séparation. La métaphysique est la connaissance intellective par excellence, la théologie est sa formulation particularisée dans une expression religieuse affective, mais la métaphysique s’implique malgré son côté essentiellement intellectuel dans la perspective toujours théologique de Dieu même suprapersonnel ou si l’on veut impersonnel.

La gnose est la connaissance des choses spirituelles, l’Esprit les fait connaître mais il n’y a pas de connaissance non-duelle sans amour et la seule vertu sotériologique reste la grâce. Ainsi selon que l’on se reporte à tel don dispensé ou à telle voie, c’est toujours l’Esprit que l’on rencontrera, bien sûr l’on pourra être mieux disposé sur un certain sentier mais au fur et à mesure que la progression s’effectue vers le centre où se rejoignent les voies, il faut accepter le mode de transparence, de fusion qui y règne, sinon l’on ef­fectue l’absurde inversion gnosticiste d’une connaissance absolue voulant se réaliser en conservant les termes dualistes et relativistes.

La loi est spirituelle est-il dit mais encore que c’est l’Amour qui est l’accomplisse-ment de celle-ci. Nous irons plus loin en disant que l’Amour est connaissance, mais peut-être déjà entrevoyons nous le passage vers l’incognoscibilité Divine, la Docte Igno­rance, le Nuage d’Inconnaissance, la Ténèbre Sacrée, ce que la doctrine bouddhique implique dans le passage de Prajna et de Tathata vers Shunyata et ce à quoi mène une réelle théologie mystique telle qu’elle est évoquée par le christianisme orthodoxe.

La sagesse éternelle est provisoirement « articulée » en philosophia perennis ou mé­taphysique et en theosophia perennis. Les perspectives se soutiennent, s’impliquent, convergent, il s’agit d’une apparente diversification relative et d’une réelle richesse de l’Identité Suprême, Unité une, unique et indivise.

Toujours il s’agit de ce qu’intellectuellement l’on nommera la Doctrine de l’Identité Suprême ou encore l’Evangile où tout disparaîtra pour la grande résurrection, témoi­gnage de la sagesse mystérieuse et cachée de Dieu. La Doctrine Incréée repose immuable dans le royaume céleste, on l’appelle Dharma, Loi et Refuge, mais l’on peut dire le Royaume tout simplement, les trésors insoupçonnables qu’il recèle ne sont acces­sibles qu’aux yeux du cœur.

1 -Il s’agit encore de dépasser le non-manifesté corrélatif au manifesté, un saut très difficile à opérer mais qui correspondra à l’état d’où l’on ne revient pas.

2 -Voir la note in F. Schuon au Ch. VIII de L’Unité transcendante des religions.