Introduction générale aux doctrines boudhiques

Jean-Luc Spinosi


Aborder le paysage conceptuel oriental requiert prudence et sagacité, un autre continent spirituel se profile où l’explorateur ne doit confondre une réflexion comparative avec une assimilation sécurisante. Là encore le Même n’est pas nécessairement l’identique et la similitude des reflets risque de faire oublier la différence des miroirs dont ils proviennent. Cette mise en garde ne doit pas se résoudre en une condamnation des tentatives de philosophie comparée, elle consiste bien au contraire à rechercher cette parole originelle qui se prononce avant, comme recel, des multiples verbes dont orient et occident illustrent deux expressions. Cependant l’orient ne s’épelle pas au moyen des lettres de l’occident, il se décline sur un mode où forme et vide se conjuguent dans une appartenance infinie.

Au VI siècle avant notre ère naquit au royaume des Cakyas le prince Siddhârta, dans l’actuel Népal, Cakyas est le nom de la famille régnante à cette époque. Héritier de la couronne, le prince allait mener la vie habituelle d’une personne jouissant de ses droits et privilèges à la cour, et ce jusqu’à l’âge de 35 ans. Une vie faite de plaisirs donc où le prince reçut néanmoins une éducation guerrière. Du monde il ne connaissait que peu de choses et son univers se limitait à l’apprentissage du métier de roi. Cela c’est l’histoire relatée comme nous le faisons en occident, et effectivement les événements que nous relatons se sont ainsi traduits. Mais l’histoire en orient ne se présente pas uniquement comme nous avons 1′habitude de l’entendre, elle est englobée dans une configuration plus large où le mythe tient la place essentiel. Nous avons depuis longtemps oublié les mythes ici en Europe, les considérants comme des légendes de peu de poids face à nos appareils de connaissance scientifique et nos performances techniques. Cependant le mythe est agi par une conscience qui ouvre un monde, c’est une manière d’ouvrir la réalité et de lui apporter de la signification, un autre rapport d’intelligibilité où se concentrent les aspirations de l’humanité dirait le philosophe Gusdorf. Nous sommes libres de ne pas l’accepter, mais si nous voulons franchir la porte de l’Orient et comprendre la variété de ses couleurs, il nous faut prendre une décision et momentanément au moins l’admettre. Le mythe soutient 1 ‘histoire et lui confère une autre brillance, une autre” aura” pour employer un terme plus familier. Ici s’ouvre la dimension du mythe, la naissance de Siddhârta est le fait d’un retour au monde des hommes. Dans le paradis Tushita, un homme qui était devenu Dieu décida de venir sauver les hommes, de les délivrer de la souffrance en leur apportant le dharma, c’est à dire une doctrine. La naissance se fit de manière surnaturelle dirions-nous car la reine Maya eut dans un songe la vision d’un éléphant blanc et de ce songe se fit la conception de Siddhârta Gautama le Bouddha, sans qu’il y ait eu donc de contact charnel. Dans la conscience des hommes d’alors, le divin et le terrestre n’était pas si éloigné pour que ce genre de naissance soit considéré comme miraculeux. Il importe de présenter ici l’architecture du monde telle que les orientaux se la figurent. Le monde est agencé sur un axe vertical de l’Etre avec des dimensions étagées, ceci est important à savoir pour comprendre le mouvement des naissances et renaissances, ce que l’on appellera le Karma, en gros le destin. Trois dimensions essentielles se détachent, le monde du sensible ou du désir, Kama loka, le monde de la forme Rupa loka et le monde au-delà de la forme, Arupa loka, chacun composé de divers étages que nous n’allons pas rapporter ici. Nous aurons compris que le sommet de la pyramide ontologique est au-delà de la forme, Arupa, libre de toutes déterminations. Cette conception était ne l’oublions pas partagée par les philosophes de la Grèce ancienne, Platon, Aristote et les stoïciens. Dans la théologie médiévale nous trouverions des configurations similaires, il fallut en occident attendre le changement de paradigme énoncé par Galilée pour que nous passions d’une cosmologie symbolique à une cosmologie mathématique. Le contexte étant présenté, la roue de la doctrine peut être mise en mouvement.

Le prince fit quatre voyages qui déterminèrent sa décision de se mettre en quête de l’illumination. Il vit au cours du premier un homme âgé, au suivant un homme malade, puis un convoi funéraire et enfin au dernier voyage un moine mendiant. Ces quatre événements liés au fait que les plaisirs de la cour, les femmes lascives lui parurent vains et rebutants ont provoqué son départ vers le monde et lui firent quitter son statut social royal. La question philosophique en Inde se situe face au problème de la souffrance, le monde étant impermanent, la condition, le statut du vivant est soumis à la douleur et au provisoire, comment en sortir? C’est là le terme essentiel de toute investigation et si la connaissance est le moyen d’en sortir il faut s’y reporter. Nous voyons que le schéma de la pensée philosophique est différent de la vocation occidentale, mais l’y rejoindra cependant dès lors qu’en Grèce ancienne une des définitions de la quête philosophique s’annonce comme connaissance de la vie divine. L’Inde à cette époque était un lieu de foisonnement d’écoles de pensée, Siddhârta Gautama eut l’occasion de suivre divers enseignements. Les deux plus importants dont il conservera les données proviennent du yoga et du samkhya, darshanas ou perspectives du contexte hindou. Nous insisterons sur le fait que le “bouddhisme” n’est pas pensable hors du contexte hindou, il en a d’ailleurs conservé la cosmologie, mais aussi qu’il n’est pas un protestantisme, même si par exemple il refuse le caractère héréditaire des systèmes de castes ainsi que les sacrifices, d’autres écoles indiennes ont été bien plus réformatrice par rapport à l’orthodoxie basique tout en y restant intégrées. Mais revenons à cette quête de l’éveil, insatisfait de ce que les différents guides spirituels lui confiaient, Gautama prit la décision de s’asseoir en position de yogi sous un arbre à Bodh-gayâ et de tenir ferme jusqu’à l’obtention de l’éveil. Ayant rompu avec les pratiques excessives, qu’elles soient celles du luxe ou de la mortification, la voie prônée est dite moyenne ou du milieu. Cependant un combat va être ici mené par la puissance de la pensée. Les sept jours d’éveil, ainsi nommés, vont durant les quatre premiers consister à lutter contre les diverses illusions que Mara le tentateur va opposer au chercheur d’éveil, les trois autres veilles sont les plus importantes. Lors de la première de ces trois veilles; l’œil divin s’ouvre et Sakyamuni acquiert la vision du temps et de l’espace infini, de l’univers entier où il contemple impassible la roue de l’existence. La deuxième veille, c’est le passé dans son intégralité qu’il perçoit. Enfin lors de la troisième veille il eut l’intuition (intuition intellectuelle) de ce que l’on appelle les douze causes de la Production conditionnée et dans un deuxième temps de leur suppression, à ce moment l’éveil se produisit.

Les douze causes sont l’ignorance (comme cause originelle) d’où naissent les activités volontaires, de celles-ci la conscience, puis le nom et la forme (namarupa), de là les six sens dont naît le contact puis la sensation, de celle-ci le désir, d’où l’attachement, de celui-ci naissent les actions dont provient la naissance et enfin la douleur (comme mort, vieillesse, etc.) Les deux premières appartiennent au passé, les huit suivantes au présent, et enfin les deux dernières au futur. Cette chaîne de causalité constitue ce que l’on nommera le samsara, le courant dont il faut sortir pour atteindre l’autre rive, là où l’agitation, l’impermanence cessent, pour cela le Dharma (doctrine) sera considéré comme un radeau. Cette chaîne fut pendant le processus d’éveil remontée et redescendue, les deux sens de l’analyse confirmant leur structure logique. Or remonter de la douleur à sa cause originelle consiste en une démarche intellectuelle de connaissance, l’autre voie qui part de l’ignorance et aboutit à la douleur, pour en saisir le remède, est une approche morale. C’est par la suppression de chaque condition que s’atteint la claire connaissance, compréhension et éveil suprême. Précisons par rapport à certaines données de la chaîne que nous ne détaillerons pas ici que pour la troisième, la conscience( vinnânâ ), il s’agit de la conscience de renaissance, celle qui relie le passé au présent, c’est une faculté de connaissance, en fait de la connaissance du moi, illusion déterminante du processus. Les activités volontaires consistent en prédispositions qui vont déterminer le statut de la personne, son cadre préétabli, ce sont des formations mentales dues aux actes bons ou mauvais qui vont donc avoir leurs effets dans le courant samsarique. Quant aux Noms et Forme c’est l’union d’une donnée spirituelle (le nom comme essence) et d’une matérielle (forme comme corps).

L’éveil atteint la première prédication, s’effectue au Parc des Gazelles à Sarnath près de Bénarès sous la forme dite des Quatre Nobles Vérités (catariariyasakas). Ne reprenant pas l’exposé des douze conditions, elles en sont l’expression et l’ignorance causale dont nous parlions peut être dite ignorance de ces quatre nobles vérités. Il s’agit là du socle sur lequel reposent tous les courants bouddhiques indépendamment de leurs différences quant aux véhicules, aux méthodes et aux interprétations philosophiques.

Les Quatre Nobles Vérités

Elles sont nommées Dukkha, Samudaya, Nirodha et Maga. Chaque vérité possède trois modalités, ce qui nous renvoi à douze expressions.

Brièvement Dukkha que l’on traduit par douleur mais aussi souffrance, imperfection, impermanence, aura trois acceptions, la première est la souffrance ordinaire, la seconde la souffrance due au changement et ensuite l’état conditionné. Les deux premiers se comprennent aisément, le dernier a un statut plus métaphysique.

Chaque” étant “, individu est composé d’agrégats : les skandhas qui sont la matière, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience. La réunion de ces agrégats composent la réalité individuelle, elle est donc conditionnée et se traduit par l’impermanence.

Samudaya est l’apparition comme cause de Dukkha, c’est le plaisir des sens, le désir d’exister et de devenir, et enfin le désir de disparaître. La soif, tanha, ou avidité est la source de Dukkha et ainsi origine de la renaissance.

Nous pouvons considérer qu’il s’agit en fait du désir égoïste qui provoquera donc le cycle harmonique. Nirodha, la troisième noble vérité est la cessation que l’on appelle encore Nibbana ou Nirvana. C’est l’extinction de la soif. Toute chose conditionnée étant appelée à cesser, la possibilité de s’émanciper du relatif, de la souffrance existe. C’est par le détachement que l’on apaisera cette soif, pour atteindre ce que le Bouddha considère comme” évasion “, libération, le non-né, le non-devenu, le non-composé ou encore l’Inconditionné. Trois distinctions donc, du désir, de la haine et de l’illusion, cela est appelé l’Absolu. En pali, ces notions sont nommées Ragakkhayo, Dosakkhayo et Mohakkhayo.

Cet état est souvent mal compris, puisque c’est par un ensemble de concepts négatifs qu’il s’énonce. Mais parvenu à ce stade, le saint, l’Arhat jouit totalement de la vie, sans projections, il est le contemplateur libre du cosmos et vit pleinement l’instant sans chercher à retenir ce qui s’écoule.

Magga est la quatrième noble vérité, le sentier qui mène au nibbana. Il se structure en huit éléments s’articulant autour de trois modalités: Sila (la conduite), Samadhi (la discipline mentale) et Prajna (la sagesse). Sila, la conduite se rapporte à pratiquer une parole juste (sans bavardage, sans mensonges, etc.), une action juste (être pacifique, honnête) et enfin avoir des moyens d’existence juste (certain état considéré comme injustes: tout ce qui est trafic et cause de la douleur). Le Samadhi consiste en l’effort juste, avoir une volonté ferme et énergique, l’attention juste, qui repose sur la pratique du yoga respiratoire et d’exercices concernant les mouvements de l’esprit, il s’agit d’être attentif aux activités du corps, aux sensations, à l’esprit et aux idées. Diverses formes de méditations s’y prêtent. La concentration juste est la pratique d’une méthode d’accès aux divers stades de ce que l’on appelle les Dhyânas, les étapes méditatives qui correspondent à la fois à des fonctions gnoséologiques et des structures ontologiques, ils renvoient à l’articulation cosmologique précédemment indiquée (rupa-loka et Arupa-loka).

Panna ou prajna enfin c’est la compréhension juste, c’est comprendre bien sûr les quatre nobles vérités mais aussi saisir les choses telles qu’elles sont, ce que l’on peut mettre en relation avec l’idée d’une intuition intellectuelle, voir les choses de l’intérieur dans le sens latin d’inteligere c’est à dire lire dans l’intérieur. Enfin la pensée juste qui est la pensée de détachement, de bienveillance, d’amour.

Il faut comprendre que la perfection associe, unifie la sagesse (prajna) avec la compassion (Karuna) comme bonté, charité, amour. Les deux sont en fait indissociables.

Dans le Dhammapada il est dit que toutes les choses conditionnées sont impermanentes, qu’elles sont souffrance et enfin qu’elles sont “sans soi” (Anatta). Et en effet la doctrine bouddhique nie l’existence du sujet, du soi et de l’âme. Il n’y a donc pas de réincarnation. La doctrine d’Anatta est foncière. Le développement ultérieur du bouddhisme fera intervenir deux autres moments, celui de la vacuité et enfin de la “telléité”. Mais l’étude en nécessitera des analyses prolongées.

LA TRANSPARENCE DE L’ACCOMPLI

Si le chemin de la connaissance et de la délivrance passe par une ascèse, celui de l’ignorance empruntera les voies tant de la vaine jouissance que de la stérile mortification.

Que n’avons-nous d’exemples d’individus confondant les vertiges des transes et des évanouissements dus à une autre destruction du corps avec le véritable éveil de l’esprit! C’est la leçon essentielle que tira, au niveau de la méthode, le bouddha historique Siddharta gautama dit Sakkia muni.

Le bouddhisme n’est pas une réaction contre le brahmanisme, ce n’est pas non plus une “réforme”. Quand les observateurs cartésiens de leur point de vue analytique, constatent une donnée ou un approfondissement supplémentaires, ils font intervenir le «ou bien…ou bien» du rapport d’identité exclusiviste. Ainsi par cette manie de la cassure et de la rupture, ils ne savent qu’opposer des termes et passent à côté des principes d’unité découlant des visions totalisantes.

Il échappe à la mentalité cartésienne et technique un degré où la dimension d’appréhension est non-dualité et où l’unité entend la multiplicité.

Echapperont encore plus les significations émanant du thème des polarités où la contradiction, figure certes dans les appréhensions catégorielles de la pensée rationnelle, mais pas dans la notion elle-même.

Les contradictions que l’esprit cartésien distingue dans la réalité ne sont que des projections internes fonctionnant à partir de catégories, autant dire de fissures, et d’une optique à prisme partialisant ; Il est ainsi logique que le réel n’apparaisse aussi que de façon partiale.

Bref, nous passerons sur les principes de méthodologie en cette introduction pour attirer l’attention sur la substance du courant bouddhique.

Nulle réforme donc, nulle réaction anti-hindouiste ne constitueront les fondements du bouddhisme, Il ne s’agit pas et nous insistons, d’un “protestantisme” du brahmanisme.

En fait et ce sera peut-être l’élément le plus déterminant, nous parlerons d’un véritable “retour aux sources”, Non seulement la doctrine suppose l’existence des Veddas, mais elle s’adresse en premier lieu à des Brahmanes qui s’égarent du sentier d’éveil.

Enfin, et nous pouvons formuler les termes de façon métaphysique, le principe suprême (Bramah) va-t-il sur le plan transcendantal “solliciter” le principe d’illumination (Bouddha) afin que celui-ci se répande sur le monde de la manifestation. Bien sûr, la légende s’exprimera en des termes plus personnifiés. Ainsi le Bouddhisme apparaitra-t-il comme l’expression de la spiritualité originelle qui fut à la base des formes de pensée de l’hindouisme et non telle une doctrine hétérodoxe.

Il existe une différence fondamentale entre les appréhensions traditionnelles et modernes au niveau de ce que l’on nomme l’évènement. La vision traditionnelle s’inscrit dans un ensemble où agissent comme entités polarisantes ce que l’on nomme le destin et la légende.

Forces agissantes sur le plan de l’imaginal ou dimension spirituelle où les essences prennent une forme plastique, ces éléments portent en eux “l’inexprimable” qui permet de conserver la dynamique de l’élan mystique propre au caractère évolutif de l’homme et du cosmos.

Constantes de polarisation et phénoménologie, les modes de “présence” des formes spirituelles sortent des déterminations habituelles de l’histoire. Il y a semble-t-il un bouddha historique, mais en Inde l’histoire n’a pas la valeur d’un domaine d’investigation. La légende porte les faits en leur puissance, l’histoire reste du niveau circonstanciel.

Force du destin, “communauté de destin” selon Spengler, seront des termes ontologiques constituant une approche d’un domaine fait de topiques ou d’entités qualitatives non mesurables.

Au VI siècle avant l’ère chrétienne, l’Inde se trouve dans une situation critique sur le plan religieux. De nombreuses sectes sont apparues qui dévient de l’enseignement védique déjà fort ancien à cette époque.

Si les vedas nous présentent un peuple sain et vigoureux, en relation constante avec l’univers de la transcendance et les terres immobiles, il n’en est plus de même à l’époque en question. Peut-être au contact d’éléments animistes (domaine de superstitions et déformation de la métaphysique originelle) a-t-on commencé à embrouiller par syncrétisme les sentiers lumineux.

Des automutilations pseudo-yoguiques et un fatras de notions hallucinatoires vinrent se substituer aux fondements brahmaniques. L’illumination n’est pas le résultat d’une mutilation le bouddha en ayant par lui-même constaté cette évidence, remettait chaque chose à sa place.

Gautama Siddharta du clan des Sakkia, fut un prince qui prit conscience de la futilité de l’existence. Songe ou regard sur le réel, cette constatation l’emmena vers un destin qui s’appellera “l’arbre de la boddhi”, le lieu de la connaissance.

Auparavant, le contact qu’il eut avec les ascètes lui permit de comprendre qu’il suffisait de suivre les lois de la nature selon les vertus de l’équilibre et de droiture. Il existe dans le Zen une illustration de ce principe, lorsque les maîtres déclarent que leur philosophie consiste à manger lorsque l’on a faim et à dormir lorsque l’on a sommeil.

Réaction donc contre un faux ascétisme, mais aussi contre l’intellectualisme, l’Inde connut comme en Grèce la dévalorisation de la puissance spirituelle qui mène au rationalisme.

Nous passons dans les époques scolastiques de l’idée au schème, de l’image à la catégorie. Une vaine logique qui satisfait l’insuffisance d’une intellectualité limitée au raisonnement par catégories est à la source de bien des coupures (par rapport au métaphysique) et de bien des liens (par rapport au physique)

La même relation existe à ce stade, et de façon analogique, entre l’ontologie et la métaphysique, la première est une des composantes de la seconde qui ne s’y limite pas et qui de plus n’en constitue pas le niveau supérieur.

Réduire donc à l’être le plan transcendantal est une incohérence puisque tout le non-manifesté n’y est plus représenté, et que l’on s’arrête à ce qui uniquement se manifeste ou se manifestera, ramenant en somme la totalité de la manifestation en tant que phénomène à une simple création.

Ramené au niveau technique et donc utilitaire de la logique cela s’exprime par le principe d’identité à forme exclusive (tiers non inclus) qui limite excessivement toute démarche de l’esprit en processus linéaire et dualiste.

Une rupture épistémologique du sujet et de l’objet, fissure du cogito cartésien, entame un processus de morcellement de la pensée. Bien sûr, le principe d’individuation est une composante mais ainsi que l’indiquait Platon, le dialectique était un élément qui devait mener à la dimension contemplative, impossible par la voie analytique.

Ainsi que ce soit en Inde ou en Grèce, il y eut parmi les penseurs des personnes qui au fur et à mesure ont confondu le moyen et le but. Le germe scolastique était présent en tant que systématisation ontologique (d’où le monolithisme) dans les courants philosophiques ; concernant la période Hellénique, un exemple est donné par Parménide qui en vint à confondre être et pensée, plus tard Aristote en vint à détourner de leur essence les idées éternelles de Platon pour les transformer en schémas catégoriels. La situation ne fut pas différente en Inde où le brahmanisme s’écartant de la doctrine initiale allait prendre l’aspect d’un simple discours intellectuel.

Nous trouverons donc, même dans l’envolée métaphysique du Madhyamika, une pensée sans mécanisme de conceptualisation. La pensée pure s’accomplit hors des catégories et des formalisations.

Apparu sous la forme du bouddhisme, le sentier de l’éveil allait s’articuler autour de multiples indications, traçant ainsi les fondements d’une doctrine radicale. Si Gautama Sakyamuni reste le bouddha reconnu aux alentours de 500 av. J.C., cela n’indique nullement qu’auparavant il n’y ait eu de semblables personnages intervenant dans les dimensions existentielles.

Non seulement d’autres bouddhas sont apparus lors des millénaires précédents, mais de plus, en d’autres éons, d’autres kalpas et même d’autres dimensions survinrent des formes semblables du même éveilleur, c’est ce que logiquement décrit le bouddhisme.

Déjà nous nous situons sur une approche nouvelle de la spiritualité dès lors que le bouddha est entendu non plus comme historique mais comme principiel. La Sanatâna Dharma est, relève Guénon, la désignation de la tradition primordiale dans la doctrine brahmanique, Evola rattache au passé le plus ancien, “protologique” (l’expression étant prise à H.Corbin) l’essence même du bouddhisme.

Ainsi, le pouvoir cosmique est il appréhendé dans sa capacité de l’infini, une galaxie n’est qu’un point infime parmi tant d’autres. Il y a bien des univers qui furent créés et d’autres à venir, cela confirme par simple comparaison la vanité de s’attarder à l’égo; poussière de poussière et la nécessité d’obtenir un “cœur illimité pareil à l’espace” (Ananta - Chitta).

Walpola Rahula, moine bouddhiste de Ceylan, déclare que la vérité ne possède pas d’étiquette. Tout comme la charité, la générosité, il n’y a pas une vérité ultime bouddhique, chrétienne ou islamique, la sincérité reste la sincérité.

Il importe peu de même que le sentier de libération s’appela bouddhisme, hindouisme ou taoïsme. Le tao véritable ne pouvant être nommé, les voies authentiques ne s’embarrasseront guère de prosélytisme.

Julius Evola dans “la doctrine de l’éveil” indique que l’adaptation particulière de la tradition originaire qui est le bouddhisme, a “trop de respect pour autrui et un sens trop net de sa propre dignité pour chercher à imposer aux autres ses propres idées, même lorsqu’il sait qu’elles sont justes”.

Parvenu au stade de l’éveil sous l’arbre de la boddhi, Siddhartha Gautama revint de cette autre rive et, par compassion dévoila au monde les quatre nobles vérités qui constituent le fondement de la loi universelle du Dharma (Dhama en écriture pâli).

Cette doctrine sera complétée par la voie de «l’octuple sentier». Cet exposé que fit le bienheureux sera la base commune de toutes les écoles bouddhiques. Au-delà des formulations et des contrées, le bouddhiste adhère en premier lieu à ces éléments, le reste est approfondissement et méthodologie.

Les quatre nobles vérités ou fondements de doctrine pure, sont issus d’une constatation sur l’existence. Gautama les exposa dans le Dhamma - Cakkappavattana - Sutta, discours de la “roue de la loi”. Après avoir indiqué les deux aberrations successives de la luxure et de la mortification, le Tathagata (notion très importante dans le bouddhisme Mahayana que nous verrons plus loin) où le bouddha «a découvert le chemin du milieu qui donne la vision, la connaissance, qui conduit à la paix, à la sagesse, à l’éveil et au Nirvana ».

Ces derniers mots mis entre guillemets, apparaissent comme beaucoup d’autres, d’une manière répétitive dans les Sutras. Effectivement le bouddhisme mettra l’accent sur la rythmique des textes sacrés. La répétition des mantras revêtira une importance telle que dans certaines écoles (Jodo Shu ou école de la terre pure), la pratique exclusive du nembutsu (phase rituelle) suffira à l’éveil.

Dans l’exemple cité de ce bouddhisme amidiste, il s’agit d’une ferveur demandée aux fidèles, il est à noter cependant que l’Amidisme est le seul cas d’école bouddhique où l’on permet le paradis comme récompense, nous ignorons d’ailleurs l’origine réelle de ce fait qui semble contredire l’essence du message bouddhiste.

Dans d’autres cas, nous aurons les écoles et les véhicules dont les enseignements se basent sur des processus de concentration et où les mantras auront des vocations techniques pour l’éveil graduel. Le Vajrayana, véhicule essentiel du bouddhisme tibétain opèrera sous cet aspect ainsi que ses prolongements japonais (Shingon, Tendaï,). La répétition d’un mantra tel l’OM MANI PADME UM (oh, la fleur du lotus), sera un constant rappel de la rive à atteindre, un signal pour la concentration, tout en sachant que le doigt qui montre la lune, n’a en fait que peu d’importance ainsi que les anecdotes zen l’indiquent. Le Zen et le Shingon, ici se croisent, il n’y a pas d’oppositions à lever entre eux sinon au niveau de formulations. En gardant les termes pâlis, les quatre nobles vérités s’énoncent ainsi: Dukkha, Tanha, Nirodha et Magga. Nous traduirons ces termes par impermanence, soif, cessation et le sentier.

Dukkha est souvent traduit par souffrance, il s’agit en fait d’une sorte d’abus de langage. Le bouddhisme n’a pas comme base de départ la simple constatation que la vie est douleur, tout d’abord parce qu’elle présente aussi des aspects radieux, mais surtout parce que la vision générale du bouddha est un enseignement métaphysique. Donc plus profonde sera la constatation première, signifiée par Dukkha.

“La naissance est dukkha, la vieillesse est dukkha, la maladie est dukkha, la mort est dukkha, être uni à ce que l’on n’aime pas est dukkha, ne pas avoir ce que l’on désire est dukkha, en résumé, les cinq agrégats d’attachement sont dukkhas”.

En ces termes le bouddha décrit la notion de la première vérité. La signification qui se dégage pleinement ici est celle d’impermanence. Nous sommes ici sur le plan du conditionné donc de l’éphémère. Rien d’immuable ne saurait être trouvé dans les états passagers de l’existence, à partir du moment où il y a condition l’ «entité» que nous croyons voir porte en elle même le germe de sa propre dissolution. Les formes que nous pensons toucher, que nous croyons solides ne font que s’évaporer au bout de quelques instants.

Le monde manifesté, la création ne constituent pas des principes immuables, ils sont nuls en eux-mêmes puisqu’appelés à disparaitre. La détermination, l’état conditionné se posent comme des limitations et ainsi que la formule “omnis determinatio negatio est” l’indique, le fait de poser une limite implique que l’entité crée sa propre négation et disparition. Le déterminé et le conditionné sont illusoires, il ne reste rien d’eux qui puisse se prévaloir de l’éternité.

Ainsi le bouddhisme va-t-il énoncer la théorie de la “non-substantialité”. Les choses quelles qu’elles soient n’ont aucune substance. Nous pouvons penser cependant voir telle ou telle chose, cependant que savons-nous de la chose sinon qu’elle est un composé. Aussi chaque être, chaque chose ne sont que des composés, nul principe “substantiel” et éternel n’y apparait, seules des forces psychiques et physiques s’agglomèrent et créent pour un instant ce que nous croyons être solide et plein.

La composition, la limitation (le conditionné) constituent ce monde qui passe en un flux d’agitations incessantes et pour l’être humain la seule certitude réelle qu’il puisse avoir est tout simplement la mort. Regardons comme nos contemporains et nous-mêmes agissons tous les jours. Chacun fait comme s’il était éternel; amassant de l’argent, cherchant la gloire, la position sociale, s’attachant au paraître, sans jamais s’arrêter.

Eternellement en quête de profit, d’avantages, est l’image la plus habituelle de l’homme, mais toutes ces conquêtes iront inévitablement dans le néant à la fin de sa vie, issues qu’elles sont du néant spirituel et de l’indigence du cœur qui leur a donné le jour.

Bien sûr, sur un plan intellectuel, chacun sait bien qu’il n’est pas fait pour durer, mais entre l’acceptation théorique et le vécu il y a une grosse différence. Il n’est pas effrayant de vivre avec la mort, celle-ci de toute évidence vit avec nous à chaque instant et constitue notre véritable but, notre inexorable aboutissement. Pour nous rassurer nous inventons des Paradis ou nous serions éternels, nous ne pouvons adresser à cela qu’un sourire, sachant que si l’homme égoïste a vécu sur terre il n’est pas souhaitable qu’une de ses formes continuât de hanter d’autres dimensions.

Dukkha est devenu dans le langage profane synonyme de souffrance, ceci ne constitue que l’aspect le plus secondaire et le plus extérieur de la première noble vérité. Il est juste cependant que la souffrance soit liée à l’état d’impermanence et que nul bonheur ne puisse être bâti durablement sur ce qui s’écroulera tôt ou tard comme un château de sable emporté par les vagues.

Nous mêmes sommes ces feuilles que le vent arrache aux arbres et entraine dans le néant. L’erreur principale consiste à croire au “moi”, à la personne ou à l’individu, la réduction ontologique s’affaire à créer des entités qui n’ont aucun fondement. L’être, somme-toute, reste un principe de manifestation qui ne traduit que la fugacité et la temporalité.

Appuyant cette idée, le bouddhisme présente les cinq agrégats, compositions d’éléments eux-mêmes impermanents qui vont constituer le monde du relatif, de l’éphémère et ainsi l’illusion samsarique qui mène à l’agitation perpétuelle, flots de vagues sans intérêt authentique. La base de ce monde est conditionnée, inévitablement impliquée dans les structures de la distinction donc de la contradiction et qui en fin de compte s’annule de par un mécanisme de dualités et de séparabilités.

Le terme sous lequel apparaissent les agrégats (ce qui est composé, donc ne se suffisant pas à lui-même et par cela non éternel car n’ayant pas en soi son propre attribut ou principe) est celui des skandha ou encore samkhâras selon les écritures sanskrites ou pâli.

L’air, l’eau, le feu; la terre; bases de la composition substantielle, sont les éléments du monde formé, créé avec des déterminations et des limites. Ayant été créés, ils sont appelés à disparaitre et constitue un mouvement qui n’est même pas éternel puisqu’à leur cessation celui-ci cessera aussi.

Le deuxième skandha est celui des sensations, celles-ci répondent uniquement à des stimuli venus de l’extérieur, purement conditionnées, dépendantes du monde empirique, elles ne dirigent pas et n’existent que dans des phases de successions aveugles.

Le troisième skandha est l’agrégat des perceptions, répondant toujours au monde extérieur, avec l’effet de reconnaissance des objets que les sens présentent, les perceptions ou leurs résultats circulent en fonction du mouvement.

Le quatrième agrégat est celui des formations mentales, les pensées, surtout les conceptions, les opinions sont issues des expériences de ce monde et comme lui sont conditionnées, relatives. Ces éléments vont entrainer l’être vers les productions de son existence puisque là va s’établir l’activité volitionnelle (volontaire).

Enfin le cinquième skandha est celui de la conscience. La conscience est un effet de retour sur le monde, s’appuyant sur les informations des sens, elle réagira comme processus d’individualisation, de ségrégation et établira des exclusions à partir des choses entrant dans son champ. Ici se situera le départ des systèmes qui classifient et mutilent la réalité, ceux qui bien loin de formuler, formalisent.

Le monde de l’analyse, lui-même formation mentale, est une partialisation d’une conscience qui détache et agit dans la dispersion car dispersée elle-même dans la relativité et la temporalité. La conscience se base sur le nâma-rûpa, le “nom et forme”, le nom est ce qui dans les choses vues provient du mental, la forme est du ressort du matériel. Les choses sur lesquelles réagit la conscience sont sans contenus permanents, composées, privées de principe substantiel immuable. Ainsi la conscience liée au “nom et forme” passe-t-elle d’états en états et est-elle inscrite dans le flux de la succession, du samsara.

Nous avons ici, avec les skandhas qui comprennent tant la matière, les sens que la conscience, le monde de la manifestation, du conditionné, de l’éphémère ou rien de substantiel en fait ne peut être “accroché” car empli dès l’origine de néant. Les contenus que l’on croit voir sont fallacieux, illusoires, la réalité d’aujourd’hui n’est déjà plus la même dès lors qu’un instant vient de s’écouler, aussi s’écroule la croyance au durable, au solide.

La création devient une fantaisie, au bout du compte nulle et il est fantaisiste de s’y accrocher puisque nous-mêmes sommes aussi nuls dans le cours de l’univers.

La difficulté concernant le présentation des agrégats est la même que l’on rencontrera lorsqu’un message exotérique devra être approfondi pour amener à une vision ésotérique. Tetsugen dans son sermon génial sur le Zen et qui résume la position du Mahayana, indiquera que les cinq agrégats qui sont “Matière, Impressions, Concepts, Formations mentales, Conscience” obscurcissent et égarent l’esprit. Ils créent une illusion ou joue la loi de production et de destruction.

Du point de vue de l’éveil, extinction de la production et de la destruction toutes les choses (tous les dharmas) sont le “substantiel du corps d’essence”.

Mais ici joue une notion que l’on nomme” Tathata “et qui resitue les termes, car s’il est vrai que chaque chose est sans substance, il n’empêche que même leur “vide” de nature implique la constatation qu’elle “est’ ici et maintenant. La compréhension spirituelle ne se contente pas des formulations écrites pour la bonne raison que l’illumination de l’esprit se produit hors de toute communication. La communion par contre, processus non-conceptuel, agit de manière définitive car qualitative .

Indiquer par exemple que le vide est la réalité ultime, que l’extinction est le but, c’est aussi indiquer que ce vide est virtualité, possibilité et même si cela gêne les inconditionnels de la terminologie guénonienne, toute puissance car “en puissance” au niveau de l’essence. Ces derniers termes sembleront hérétiques dans l’optique de Guénon, nous le soulignons mais devons-nous chercher la vérité selon Guénon ou selon l’élan métaphysique en lui-même? Bref, le vide n’est pas le néant et ce qui passe dans l’extinction ce n’est après tout que nous-mêmes et le monde conditionné, l’inconditionné étant hors du processus de ce qui va “s’éteindre” puisqu’il n’a jamais cessé d’être lui-même “extinction”.

Le monde manifesté n’est que relatif, conditionné et conditionnant dans tous ses éléments. Une solidification de l’égo n’en constitue pas le côté le moins désobligeant. Dans un univers “fabriqué” (car sans principe ou essence se suffisant à lui-même) de causes et d’effets, ou toutes choses se conditionnent mutuellement et n’existent que par dépendance, rien ne saurait être absolu, rien ne peut-être considéré autrement que comme illusoire et vain.

Cette manifestation, si l’on se rappelle les positions métaphysiques traditionnelles, est en elle même un monde de substance, donc quantitatif et de par ses déterminations, contradictoire et négative. La manifestation est nulle par rapport au non-manifesté, nous avions vu cela, là ou le bouddhisme franchira un degré, c’est en déclarant que la substance en fait n’existe pas.

Nous pouvons tirer de cela une explication qu’Evola suggère amplement dans son essai sur l’ascèse bouddhique, lorsqu’il écrit que les propos des quatre nobles vérités sont déjà du “domaine de l’autre-rive”. En effet, l’esprit du Bouddha incarné, du Boddhisatva est dans l’incréé, même si “ses faits et gestes” pourrait-on dire continuent à agir dans le samsara ou monde des causes et effets.

Il est difficile pour l’homme, pour le vivant d’assumer pleinement sa “non-substantialité”, nous avons vu que la plupart, bien que bâtissant sur du sable (à échelle cosmique) n’en continuent pas moins à amasser des richesses et à se gonfler d’importance. Ils n’en arrivent au bout du compte qu’à la même échéance que les autres, en ayant en plus créé un environnement d’orgueil, d’égoïsme, de stupidité et d’impureté. Que comprendra un homme “d’affaires” d’un poème reflétant la fluidité d’une eau qui chante ou d’un vent léger du matin faisant tomber des gouttes de rosée? Nous sommes seuls avec nous-mêmes, libre d’écouter ou de se fermer le reflet de notre entourage est à l’intérieur avant que d’être une projection.

Pris sous un aspect plus métaphysique par la voie d’un processus réductionniste, issu lui-même du caractère exclusiviste d’un dualisme monolithique, le monolithisme trouve sa source dans une ontologie hypertrophiée, le principe de l’être est appauvrissant lorsque ses structures schizomorphiques contre balancent sans appel la polymorphie tant existentielle que principielle.

L’ontologie démesurée, nie l’unité pour l’unicité et de plus nie sans s’en rendre forcément compte l’inconditionné, l’insaisissable et l’inexprimable, termes éthérées d’une réalité transcendante ou sont placés les mondes inconcevables des Bouddhas multiples, des Tathagatas et en fait de toute pureté qui est un lotus immaculé au-dessus des eaux.

La doctrine de “non-substantialité” va amener une question d’importance concernant la notion d’âme. Toute spiritualité s’articule autour de la quête d’immortalité. Par rapport à “l’existant” qui est nul face à l’infini, un besoin apparait constamment d’éternité.

Le bouddhisme sera radical sur ce point et considérera l’âme comme une illusion issue de la production conditionnée. Le brahmanisme dans sa spéculation imagina un soi (ou un moi) éternel et immuable, cette entité nommée Atman devait s’identifier avec l’univers ou la puissance principielle (Brahman).

Dans la formule “Atman est Brahman”, la théologie hindoue exprime la présence d’un élément immuable au sein de l’existence qui réintégrera en dernier lieu de l’initiation la réalité suprême.

Nous trouverons dans les autres spiritualités cette tendance à l’immortalisation d’un principe appelé âme. Tel un prolongement de ce que nous sommes sur le plan de l’existence, l’Atman est une entité s’affirmant en de multiples états, conservant ainsi dans les autres dimensions la cristallisation de l’individualité.

C’est ainsi que la croyance en une substance éternelle est le fait de bien des religions qui n’ont pas rompu avec les données de l’anthropomorphisme. Dans la doctrine bouddhique de non-substantialité, exprimée par le “non-moi” (anatta), aucune trace d’attachement à une individualité quelle qu’elle soit n’apparaitra. Le “moi” comme chaque état d’existence, fait non seulement partie d’un courant (Santana) mais est ce courant. Nous disons qu’une chose est ce qu’elle est dans sa manifestation, en tant que manifestation.

Les états de conscience, les phénomènes poursuivent leur course car ils sont la course. Lorsqu’un arrêt s’effectue, ils disparaissent. Ainsi le moi est-il envisagé comme une illusion temporaire qui s’effondre dès lors que cesse le “courant”. Chaque élément du plan d’existence brûle et se consume, la conscience individuée projette les résultantes du conditionnement de deux données associatives, le nom et la forme (nama rupa). Le premier terme de ce couple désigne le psychique, le second le matériel, ce sont des éléments purement relatifs et conditionnés qui créent l’illusion de la durée des choses. Cependant ainsi que l’a dit Héraclite, l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve et le “vent du dégel” de Nietzsche vient aussi infirmer la croyance en une substance éternelle.

Le bouddhisme donc, ne s’attache pas au moi, ici l’Atman n’est pas Brahman, tout simplement parce qu’il est issu des Skandhas et qu’ainsi il disparaîtra. Avant que d’aller plus loin dans l’envolée de la vacuité, le principe fondamental du Mahayana concernant la notion d’essence sera radical et déclarera que toutes choses réelles ne sont pas nées et restent sans origine, mais consistent de quiddité.

Le plan existentiel n’est qu’un phénomène d’où ne jaillit qu’une flamme qui se consume et s’éteint sans que rien de plus n’en subsiste.

A partir de la notion de dukkha, intervient la seconde Noble Vérité, Samudaya qui indique l’origine de l’impermanence. Tanha, la “soif” est considérée comme l’origine de l’apparition de dukkha. La notion utilisée ici peut-être rendue par le mot désir, en fait il recouvrira un ensemble de données qui en élargiront la signification. Chaque entité emportée dans le “courant” s’y créé une individualité à partir des forces et énergies qui s’y accumulent.

Non seulement le Moi, mais toutes choses, sont la résultante des agrégats. Toute cette “production conditionnée” contient en elle-même les germes de l’apparition et de la disparition, de par les déterminations contradictoires du manifesté.

Un mouvement aveugle est crée ou chaque élément non seulement croit et lutte, mais aussi s’affirme et s’accroche désespérément à ce qui ne dure qu’un instant, comme si une fois pour toutes l’illusion de l’éphémère pouvait s’atténuer et continuer ad vitam aeternam de briller. Mais ceci est bien sûr en vain, seul le cycle poursuit son cours, abandonnant chacun des protagonistes dès lors que la disparition réagit ultérieurement à l’apparition. Une soif de demeurer, mais surtout un désir de croître de façon incessante, volonté de puissance aveugle et illustration vivante du mythe de Sisyphe, consacrent le cadre de ce qu’est “Tanha”.

L’on s’attache à une foule de fantasmes, les uns matériels, (l’argent, la gloire, les plaisirs …), d’autres plus insidieux car il s’agit des concepts, des opinions, d’états mentaux, des systèmes et des idéologies. Tout cela ne sert qu’à cristalliser une seule et même chose, le désir égoïste d’un moi conditionné.

Les agrégats que nous avons vus précédemment jouent un rôle essentiel dans cette illusion, les sens, les perceptions, la conscience et la volonté accrochent l’individu à un mât de cocagne dont les lots disparaitront au gré des circonstances. Le cycle, le courant se poursuivent, une soif qui jamais ne cesse, des appétits jamais comblés, un feu qui brûle, sont les termes d’une épopée de l’avidité.

En cette agitation du monde conditionné et conditionnant, une théorie d’indélicatesses parsèmera ce chemin de chaos et de souffrance. De l’attachement jailliront l’injustice, l’égoïsme, l’orgueil, l’autosatisfaction et tout ce que chacun connait de son prochain et de lui-même dans une course infâme au pouvoir pour le Moi délétère et pervers.

Le courant emporte et chacun se laisse emporter, bien plus, une autre rive serait elle possible que l’égo dans son rythme incontrôlé ne voudrait y accoster.

Ainsi le naufrage de l’humain continue-t-il au fur et à mesure, outre les plaisirs des sens et le besoin d’existence (en tant que mode du manifesté le plus quantitatif), une autre soif est indiquée par le bouddhisme qui est celle de l’autodestruction.

Tout ceci n’engendre qu’aveuglement et insuffisance car la souffrance due à l’impermanence du samsara résulte de toutes les formes d’attachement que l’on peut inventer.

Dukkha et Tanha, les deux premières Nobles vérités du Bouddha constituent un regard simple sur le monde conditionné, au fur et à mesure peut s’approfondir la vision de l’esprit jusqu’à devenir la transparence limpide d’un miroir cosmique (Le Dharmakaya ou Corps d’Essence) issu de la volonté d’illumination (la Boddhicitta). Mais sans brûler d’étapes, nous allons décrire les troisième et quatrième vérités de gautama, le Bouddha historique et cependant principiel.

Comme il y a impermanence et soif de l’impermanence, deux constatations sur l’existence et le relatif, la question à poser reste celle de l’absolu.

Le Nirvana (Nirodha) signifie “extinction” des deux premiers termes, ainsi la troisième Noble vérité s’articule-t-elle autour de la sortie possible de l’illusoire.

Le Bouddha indique qu’il y a “le non-né, le non-devenu, l’inconditionné le non-composé” qui permettront l’évasion. Seul ce qui n’est pas manifesté et non manifestable offre la libération. Le Nirvana est hors de toutes définitions, nous ne pouvons le désigner qu’en termes négatifs comme tout ce qui est inexprimable.

Etant cependant l’absence de limitation (qui est négation) il n’empêche qu’il s’agit de la plus totale des affirmations. Il y aura, nous le verrons à la suite de cette présentation générale du bouddhisme, une nuance possible selon les écoles concernant la “nature” envisagée du Nirvana, selon qu’il apparaitra comme extinction et béatitude (Hinayana) ou comme corps d’essence (Le Dharma- Kaya du Mahayana).

Mais le Nirvana est silence total, vide immaculé, infini et possibilité totale. Cet ineffable et inexprimable position de l’inconditionné n’est pas un néant (ce que les non-bouddhistes ont du mal à comprendre), mais une sorte d”’oeil du cyclone”. Mais ne décrivons pas l’indescriptible, les mots sont du domaine du relatif et la gnose bouddhique (comme toute gnose) est du domaine de la vision ou le vécu et le connu s’identifient telle une phénoménologie du Saint-Esprit.

La dernière Noble Vérité concerne la voie qui mène à l’extinction. Chemin du milieu, véhicule d’équilibre, ce sentier appelé octuple de par le nombre de ses éléments implique discipline et effort. Le Noble Sentier Octuple permettra de cultiver trois principes majeurs du bouddhisme : le Sila ou droiture morale, le Samadhi ou concentration et la prajna c’est-à-dire la sagesse ou illumination.

Nous aurons à revenir sur ces notions, en attendant pour y parvenir, le sentier se divise en impératifs brefs et simples: Compréhension juste, Pensée juste, Parole juste, Action juste, Moyens d’existence juste, Effort juste, Attention juste, Concentration juste.

La doctrine bouddhique s’est élaborée d’une façon très progressive, dans le but d’un retour aux sources. Contrairement à ce qui est laissé supposer, il ne s’agit nullement d’une réaction anti-védique.

Bien au contraire, ainsi que le déclare Evola, le bouddhisme dès son avènement (historique) suppose l’existence de ces livres éternels. Pas plus qu’un réformateur, Gautama n’est un novateur, ce serait plutôt au niveau d’une restauration que la véritable réaction a pu agir. Face à un formalisme rigide, à une spiritualité de plus en plus réduite à un ritualisme sclérosant, le Dharma en tant que soi intervient pour resituer les termes d’une quête menant à la délivrance totale.

Nous avons vu au cours du début de cette étude les motivations qui ont pu permettre l’apparition d’une nouvelle formulation de la doctrine métaphysique, en fait il n’y avait quant à l’essence rien de nouveau, mais les termes désormais évoqués allaient insister sur l’essentiel et maîtriser l’intellect (en tant que mécanisme) afin qu’il cesse de s’éparpiller et de provoquer les confusions traumatisantes de la mise en système et du rationalisme.

La voie était détournée de son objectif initial, il fallait donc restituer au monde une vision harmonieuse par laquelle il puisse s’épancher, c’est à dire en somme pour que s’écoulent à nouveau les fleuves sacrés de la source métaphysique qui s’étaient par la confusion taris dans notre dimension. Nous verrons plus en avant de cette étude que les choses (les dharmas) en fait n’ont jamais été autre que ce qu’elles sont, figurant dans l’Ainsité (Tathata) elles brillent en tant qu’essences éternelles de par leur vacuité (sunyata), à l’instant où se soulève le voile de l’illusion du composé et du mouvement incessant, règnent les virtualités où du vide de la substance s’élève la quiddité ou Essence. Le maître du Chan Ghong déclare “si l’on comprend que tous les dharmas sont ainsité, on est un ”Tathagata” et l’Ashthasâhasrikâ-prajnaparamita sûtra entend que “toutes choses consistent de quiddité et d’immuabilité”.

Pour en revenir à la présence des védas au sein du bouddhisme, l’on ne peut nier ceux-ci sans détruire le fondement général de la doctrine. Il y a par contre une différence entre le refus de suivre une voie sclérosée et le refus de suivre la voie tout court.

Le véda en tant que Verbe éternel, fut considéré comme une émanation du divin et bien plus comme le souffle essentiel lui-même. Cela est a rapprocher du livre sacré en Islam où les lettres sont les Essences éternelles ou les idées divines, la même démarche est ici signifiée, du moins nous constatons la pénétration évidente de la pensée hindoue dans des dimensions spirituelles qui lui sont a priori extérieures.

Pour illustrer le ritualisme issu d’une interprétation sclérosée des textes védiques, sachons qu’un débat intervint quant à définir le caractère éternel du Véda. Si Patanjali par exemple signifia l’éternité de l’esprit du Véda d’autres brahmanes s’évertuèrent à considérer les lettres elles-mêmes comme indestructibles.

Dans un cadre où le mécanisme de pensée allait jusqu’à figer ainsi les mots dans une immobilité du côté de la manifestation, il fallait procéder à la restauration de l’idée initiale de déconditionnement prévu dans le plan d’ensemble de la spiritualité indienne. Gautama Cakyamouni eut l’expérience vivante d’un cheminement d’où se détacha le noble sentier qui aboutit à la délivrance.

Nous avons vu que l’itinéraire parcouru établissait le choix d’une voie du milieu, le refus de l’excès du plaisir des sens s’accompagnent de la condamnation simultanée de toute mortification. S’étant essayé aux délires d’une ascèse brutale, le bouddha historique tomba inanimé sans avoir perçu d’illumination, il fut sauvé par un berger qui le nourrit et put ainsi continuer sa quête, sachant désormais que la mutilation était une impasse dangereuse, une absurdité d’intellectuels décadents.

La voie d’éveil se situe donc ailleurs, la légende dit encore qu’à l’écoute de jeunes filles usant d’instruments à cordes, le bouddha voulut savoir comment il se pouvait jouer aussi belle musique. A cela fut répondu que les cordes se devaient de n’être tendues de manière harmonieuse, ni trop, ni pas assez. A partir de telles remarques la voie dirions nous était déjà tracée. Gautama utilisa des méthodes (upaya) de yoga bien enracinées, nous insistons, dans le brahmanisme. La méditation par absorption progressive, connue sous le vocable de Jhana et la vision de la claire attention ou Vipassana. La première technique sera intéressante à étudier car elle montre les divers plans de manifestation connus dans toute spiritualité authentique, c’est-à-dire traditionnelle.

Le terme Jhana explique à lui seul une certaine progression du bouddhisme (en sanskrit le Dhyana), il allait devenir en chine le Chan puis au japon le Zen, ceci pour indiquer que si des particularités peuvent être observées sur un plan “national”, la source se situe hors d’une coloration locale, du moins au niveau métaphysique. La pratique de telles méthodes montrent l’enracinement du bouddhisme sur la souche brahmanique.

Les Jhanas se caractérisent par un accent mis sur le souverain calme, la tranquillité. La “pyramide” de phases que nous y observons rejoindra cependant par un effet de perspective spécifique la progression du vipassana. Ce dernier peut porter aussi le nom que nous pensons évocateur de “stations de sagesse”. Le bouddha utilisa les deux méthodes, la légende déclare cependant que la pratique du vipassana fut celle qui permit l’éveil sous l’arbre de boddhi.

Plutôt que d’en rester à une appréhension rigide, nous dirons que plusieurs voies s’offrent au “guerrier de l’éveil” à lui de choisir la sienne propre. Le bouddhisme est en effet assez clair sur ce point, la salvation est un acte délibérément personnel, nul ne fera franchir le courant à celui qui n’y tient pas.

Le Sutra Surangama ou sutra héroïque déclare dans une de ses stances: “Ananda voudrait savoir comment entrer dans le château magnifique qui, lui a-t-ont dit, est le sien. Il ne possède cependant pas la clé de la porte d’entrée. Le bouddha lui indique alors deux manières de le faire, d’ailleurs complémentaires. L’une est Samatha, l’autre Vipassana. Samatha signifie ”tranquilisation” et vipassana ”contemplation”.

VIPASSANA :

Bien que traitant de l’aspect technique d’une progression d’éveil, l’étude va nous indiquer les différents plans de manifestation. Dans le bouddhisme, la méthode (upaya) et la sagesse (prajna) ne constituent qu’un seul et même état, de même Karuna (compassion) et prajna (ne provoquent pas de dualité mais une transparence totale.

La méditation vipassana va commencer en mettant l’accent sur la posture, celle-ci servira de support mais bien d’autres éléments vont dès lors intervenir. La posture est une échelle, tel le doigt qui montre la lune, il ne s’agit pas de s’y arrêter sinon la progression sera inévitablement bloquée.

Cela illustre d’ailleurs l’impasse où parviennent les tenants d’une pratique Zen à l’occidentale, le fait de mettre un accent exclusif sur le Zazen a pour effet entre autres, de sécréter une pauvreté au niveau de l’appréhension spirituelle, ce qui est somme toute normal puisque nous retombons ici dans le défaut des systèmes monolithiques issus d’une démarche dualiste.

Les méditations du Vipassana sont basées sur l’attention, celle-ci va permettre une véritable purification de l’esprit. Reprenant le terme de “catharsis” évoqué par Julius Evola dans la “doctrine de l’éveil”, le “patient” (dans le double sens de personne à guérir et de qualificatif indiquant la quiétude) se dépouillera des scories que constituent les skandhas (agrégats). S’articulant autour du Sila (éthique), Samadhi (concentration) et prajna (sagesse) les étapes s’échelonnent de la pratique “morale” à la connaissance totale. La technique va canaliser l’enseignement sur les fondements des quatre nobles vérités que nous avons vu dans la première partie de l’étude.

Les dharmas (choses) sont impermanentes (dukkha), composés (skandhas) et sans soi ou réalité propre (anata), ce que l’école tendai traduira par les trois natures où la nature réelle est l’absence de nature imaginaire dans la nature relationnelle.

Afin de bien montrer l’homogénéité et la cohérence de la doctrine nous insisterons à nouveau sur le tryptique “Sila - Samadhi - Prajna”, car outre que cela détermine l’ensemble du vipassana, il est important de savoir que les huit principes du Marga (noble sentier ou quatrième vérité) s’y trouvent agencés. D’une certaine manière le bouddhisme affirmera toujours une tendance à la mnémotechnique.

Revenant donc au Marga, Prajna comprend la compréhension juste et la parole juste, Sila la parole juste, l’action juste et les moyens d’existence juste, le Samadhi enfin regroupe l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste.

Le premier stade du vipassana, par une attention et observation contemplative, sera la purification du comportement moral (Sila), il s’agit de mettre le côté éthique en pratique, cela afin d’atteindre l’équilibre nécessaire dans l’existence. Cet impératif agit plus comme impératif de sérénité que comme loi morale en elle-même.

L’application des règles d’une conduite droite en y portant une totale attention va ouvrir la voie de la méditation. En observant l’action, la concentration s’opère et sera en fait un facteur de détachement tout autant que de canalisation. Ainsi en mangeant, l’accent sera -t-il mis sur l’acte de manger, ce qui peut faire sourire bien des occidentaux, mais à voir les problèmes digestifs occasionnés par des repas où l’on parle de son travail et s’agite à d’autres intérêts, l’on peut se poser bien des questions.

Cette façon de procéder opère déjà au niveau de la vision, il s’agit de voir les choses telles qu’elles sont pénétrant par delà les surfaces, en fait l’ici et maintenant, la spontanéité des choses et plus tard leur simultanéité.

Lorsque l’auteur au pseudonyme de Anaganika Prajnananda parle de Vipassana dans son ouvrage “Bouddhisme gnostique”, il déclare: “Bonne est la définition canonique : - voir les choses telles qu’elles sont - c’est à-dire, impermanentes, insatisfaisantes. Vipassana est la vue irréversible des phénomènes, si bien nommés, en - bulléité -, vacuité (Shunyata) et - telleité - ainséité (tathata)”.

Du therayana au mahayana, la route n’est pas longue et aucune barrière ne saurait être imaginée. La mentalité de dichotomie séparative des aristotélico-cartésiens projette sur les choses des fissures qui mutilent le réel.

Continuant la progression de la vision pénétrante, le deuxième stade consiste en la concentration de l’esprit. Il s’agit d’établir l’esprit en une position ferme et soutenue, trop souvent l’agitation et la dispersion opèrent empêchant le mental d’être unifié et donc efficace. La concentration permet de rendre à l’esprit ses pleines capacités rationnelles et abstractives (cela en tant que moyens). De plus il peut être souhaitable qu’apparaisse le “nimitta” ou point de concentration visuelle. Ce support prendra à un autre niveau des dimensions d’une ampleur symbolique en empruntant le véhicule du tantrayana, puisqu’il s’agira des mandalas.

De la même manière agissent les mudras (symboles composés avec les mains que l’on rencontre tant dans les danses sacrées de l’Inde que dans les yogas tibétains et à leur suite les pratiques des écoles Tendai et Shingon du Japon) et les mantras (la parole en tant que vibration concentrée). Vient ensuite la purification des points de vue où intervient la notion déjà évoquée du nama-rupa (nom et forme), cette dualité crée l’illusion des phénomènes et leur impermanence, au-delà de ce courant le point de vue affirmera l’inexistence de l’opposition du sujet et de l’objet et de toute forme de dualisme.

René Guénon dans “Etudes sur l’Hindouisme”, recueil de textes explique ce qu’est la notion de “nom et forme”, outre le fait qu’en Orient c’est rupa qui désigne la forme et en Occident nama, donc totalement l’inverse, nous nous apercevons de la difficulté de toute traduction qui désire enfermer les choses dans les mots.

De manière simplifiée, nama constitue l’essence corrélative à la manifestation et rupa la substance. Cela constitue les conditions de détermination d’un être et donc ses “institutions” limitatives. Cette dualité qui crée le monde manifesté est en somme illusoire, elle n’illustre qu’une agitation de plus, un mouvement temporel qui agit au niveau du composé.

L’étape suivante consiste en l’élimination des doutes, prenant conscience que la chaine des causalités est illusoire, il s’agit de la “production conditionnée” qui montre la mouvance de l’impermanent. L’attention, est ici mise sur les skandhas (les composés : les agrégats de la substance, de la sensation, de la perception, des formations mentales et de la conscience discriminante et dualiste). Partie intégrante de la première noble vérité (Dukkha), la purification du point de vue sur les skandhas sera facteur de détachement vis à vis du courant (samsara ).

Le stade opérant à la suite de ceux que nous venons d’évoquer concerne l’attention portée sur les “souillures” de la voie, considérant que la méditation engendre des scories, il s’agit d’y apporter la vision nécessaire de détachement vis à vis d’éléments impermanents. Les impuretés en question, nommées les “kilesa” sont très variables, il s’agit encore d’un agrégat comprenant les états négatifs (l’illusion, la colère, etc.) L’observation à nouveau permet le détachement et même l’utilisation. En fait, la méditation peut créer l’illusion en faisant s’arrêter le méditant, sur le plaisir ressenti, il est alors nécessaire de faire preuve d’une vigilance résolue et de dépasser cet état qui s’avère limitatif.

Passant au stade supérieur intervient la connaissance issue des contemplations lesquelles vont porter sur neuf objets de concentration.

La naissance et la mort sera le premier élément, ainsi l’accent est mis sur l’impermanence des dharmas. En second lieu le côté de désagrégation inévitable des éléments. Imperturbable et impassible, le méditant devra ensuite contempler la peur (3ème degré), puis le danger (4ème degré), ceci permettant à partir de l’observation de la réalité dans ces aspects de ressentir la présence corollaire de l’incréé. La contemplation de l’aversion (5ème degré) qui devra permettre aussi de s’en détacher telle une illusion de plus, menant au 6ème degré qui sera le désir de détachement. Vient au 7ème stade la contemplation portant sur l’impermanence, la souffrance et l’absence de soi qui caractérisent les dharmas. Enfin l’équanimité s’affirme comme contemplation de la vacuité de toutes choses. Tous ces degrés vont trouver leur intensité dans la dernière phase qui sera celle de la connaissance conforme qui reprend la totalité des points de la “connaissance issue des contemplations”.

La méditation Vipassana culmine enfin dans l’ultime phase qui sera celle de la pureté de la connaissance et de la voie que nous constaterons regrouper l’entrée dans le spirituel, la possibilité du retour au monde, le non-retour définitif et l’état ultime, celui de l’Arhat l’Accompli.

La contemplation rayonne véritablement et est une source à la fois gnostique et salvifique, ce qui est somme toute logique pour une spiritualité qui prône le salut non par la foi seule mais en y associant la connaissance.

DHYANAS :

Avant d’entreprendre la description des états jhaniques, un élément important constitué par certains préparatifs doit être indiqué, il s’agit du “nimitta” et des “Kasinas”.

Nous avons là en fait des procédés techniques qui favorisent la concentration. Le nimitha ou signe est tout d’abord un objet (de préférence circulaire, le cercle représentant dans toute représentation symbolique l’éther de la perfection, le divin).

Au départ le signe est donc un support, progressivement l’esprit s’habitue à celui-ci et peut le visualiser sans le regarder, c’est la phase de l”Uggaba-nimitta”, enfin comme l’indique Julius Evola nous parvenons à un signe “sans forme ni couleur”, le “patibhaga-nimitta” qui est le véritable “signe reflet”, où un élément de pure spiritualité est désormais présent.

Les Kasinas sont des figures que nous pouvons appeler “cosmiques”, la concentration s’opère selon la procédure “nimitta” mais sur des totalités qui seront les quatre éléments de l’univers (Terre, eau, feu et air), sur les quatre couleurs (bleu, jaune, rouge et blanc) et enfin sur l’espace et la conscience.

Nous voyons d’ores et déjà que ces techniques qui mènent aux dhyanas seront utilisées par la plupart des écoles bouddhiques mais avec une intensité toute particulière en ce qui concerne le Vajrayana (école du diamant de foudre) dont les ramifications les plus connues sont les quatre écoles tibétaines et le shingon japonais.La progression contemplative des jhanas opère à deux niveaux, le rupa-loka et l’arupa-loka ou si l’on veut les états de formes pures et ceux libres de formes. Quatre phases jalonnent chacun des deux moments de la pratique samatha.

Toujours face aux cinq empêchements (désir, malveillance, somnolence, agitation et doute), le conquérant (jina) va s’armer, grâce au nimitta, des puissances qui permettront l’entrée dans la voie spirituelle des jhanas. Ces forces seront Vittaka (la pensée), vicara (la perception), pitî (la joie), sukha (le bonheur) et samâdhi (la concentration).

RUPA-LOKA

La première contemplation:

Elle est effectuée lorsque les cinq empêchements sont maitrisés et que par la vertu du détachement une sérénité va s’instaurer.

L’on observe le corps sans s’y attacher, la pensée et la sensation permettent à la conscience un rôle de vigilance, la joie et le bonheur imprègnent l’être.

La conscience elle-même sera “surveillée” sans qu’il y ait en fait de pensée se portant sur celle-ci. La pensée discursive et l’investigation de la perception sont les bases de ce premier éveil, la conscience se porte sur des éléments sans émettre de pensée sur telle ou telle particularité.

Ainsi la béatitude est-elle possible qui imprègne la totalité de l’ascète. Vitakka et Vicâra restent l’axe du processus contemplatif de ce premier niveau.

La seconde contemplation:

Elle permet de franchir les limitations déterminées par Vitakka et Vicâna. En fait, la sensation et la pensée procèdent par éléments interposés, une certaine relativité donc est toujours effectuée dans le premier Jhana, la seconde phase permet par l’obtention d’une force concentrée de parvenir à un état où l’esprit s’unifie et dépasse la nécessité d’une absorption d’impressions extérieures.

Ainsi que l’indique Evola, il s’agit de la “pure substance intellectuelle”. L’esprit se dépouille de scories et de surfaces superflues, il s’élève dans sa simplicité. Les empêchements qui adhèrent au premier Jhana par la pensée glissent et l’ascète s’immerge dans la joie et le bonheur.

La troisième méditation:

Elle porte sur l’affranchissement de la joie. Celle-ci qui reste encore un sentiment attaché à l’esprit est considérée comme un empêchement à la progression.

La ferveur et la tension qui se mêlent à cette sensation sont du domaine de l’impermanence. Rejetant alors cette scorie, nous atteignons le plan d’une félicité équanime par delà la joie et son corollaire la tristesse. Il faut toujours avoir présent à l’esprit que l’impermanence est le fait d’une dualité, le dépassement de celle-ci qui est dans la ligne de l’être et du non-être mène à une position d’éternité où nulle fluctuation ne demeure. Il s’agit d’un travail intérieur progressif où au fur et à mesure se tranchent les différents liens.

Le quatrième Jhana:

Il s’agit d’un seuil où se franchit jusqu’au bonheur ressenti dans la dimension précédente, le sage s’établit dans une équanimité totale.

Dépouillé comp1ètement de toute sensation, au-delà un bonheur et de la souffrance, l’état atteint consiste en une neutralité totale.

Le moi se désagrège pour laisser place à l’attention en elle-même, ainsi que le sou1igne Evo1a, il y a “la voie et l’allée, mais non celui qui va” selon une maxime du Mahayana. La purification qui s’est établie à ce niveau amène au stade de la limite de la réalité (Butha-1oki), du moins dans le sens où les états de forme pure (rupa-1oka) sont ici au seuil de leur franchissement vers les états libres de forme (arupa-loka).

ARUPA-LOKA :

1 er degré :

Les états “Arupa-loka” ne laissent subsister que ce qui est essence ou pure possibilité. Partant toujours de la base du nimitta, celui-ci perdra son caractère particulier pour s’étendre à “l’éther infini” ou encore à l’espace. Il faut cependant comprendre ce dernier non comme quelque chose de purement matériel, mais bien au contraire comme une “vastitude” aux accents cosmiques.

Nous passons de l’espace déterminé à l’espace infini. Le sage pense “l’éther” et devient l’éther, il n’y a plus de discrimination entre le sujet et l’objet, la première phase arupa permet de se dissocier totalement du Nama-rupa.

2ème phase :

Le deuxième stade permet de laisser la parcelle d’extériorité du processus précédent, il s’agit dès lors d’une absorption qui élève au niveau de la conscience infinie, il n’y a plus d’ailleurs que cette conscience.

3ème degré :

Le troisième palier est celui de la “non-existence” ou non-être. Le terme employé évoque , ce que nous pouvons appeler possibilité non manifesté où la non-manifestation est corrélative à la manifestation.

De même nous avons ici la notion d’essence corrélative à la substance, ce qui n’est sur le plan métaphysique nullement le “sommet” des états multiples de l’être.

4ème phase:

Ce stade assure le passage au-delà de la dualité conscience et non-conscience. Cet état figure dans l’indescriptible, il n’y a ni perception ni non-perception. “Cela” qui fuit dès qu’on le veut saisir. Pour permettre cependant une meilleure suggestion, la non-conscience dont il s’agit reste corrélative, tout comme les quelques vagues du centre de l’océan sont conditionnées, même si cela ne se voit pas, par les rivages des continents.

5ème phase:

Nous arrivons ici au stade où se dépasse le manifesté et le non-manifesté, donc dans la sphère non corrélative du non-manifestable, ce que Guénon appelle les possibilités de non-manifestation.

La vacuité totale, l’insaisissable est ce qui désignera le stade de dépassement de l’être et du non-être. Dans la mesure où l’on peut évoquer cette dimension, les formulations en seront négatives, une absence de détermination indique des termes sans limitation donc sans négation.

Le non-manifestable comme négation de la négation sera la plus haute affirmation possible, cependant informulable et inénarrable par le fait de notre propre mode limitatif manifesté. Cela appuie l’idée que la voie mène au vécu et à la vision à un niveau où le sujet et l’objet se fondent dans la non-distinction.

Ce que nous venons de décrire comme état jhaniques sera repris par les différents véhicules bouddhiques. Nous avons ici la doctrine (le dharma) de base, cette sagesse des anciens (Theravada) prendra des formes diverses, différemment “colorées”.

Les principes de base restent néanmoins les mêmes et nous verrons par la suite que les écoles apportent un approfondissement d’une réalité ultime toujours identique.

Un véhicule peut privilégier un aspect de la doctrine, mettre l’accent sur une technique (c’est le cas du Zazen de la branche Soto, du Koan du Rinzai. du nembutsu de l’amidisme, etc… ), le doigt qui montre la lune peut-être n’importe lequel, l’astre est toujours présent, Tetsugen dirait “Je vois l ‘ainsi té de la lune… ”

Nous allons pour compléter l’étude des supports de méditation évoquer des éléments forts brefs mais qui possèdent leur toute puissance et permettront de mieux saisir l’approfondissement métaphysique du Mahayana que nous détaillerons dans la suite de cette approche de la voie transparente.

Les refuges ou Triratna. Les trois joyaux

La sagesse des anciens établit des refuges concis, facilement appréhensibles. Les formules consacrées sont : “Je me réfugie dans le Shanga, je me réfugie dans le Dharma, je me réfugie dans

1e Bouddha”.

Une progression est opérée, l’ascète ou 1e postulant s’immerge dans le Shanga qui est la communauté monastique, celle-ci peut prendre la valeur œcuménique de l’humanité comme un corps soudé où chaque individu est solidaire de l’autre.

L’immersion suivante est celle du Dharma, pris ici dans le sens de doctrine, enfin le Bouddha, pôle ultime de l’éveil couronne l’ensemble.

Les demeures de Bhrama :”Les Bhramaloka”.

Nous avons ici une indication fort claire de “l’infrastructure” hindoue du bouddhisme. Quatre phases constituent le chemin, Evola leur donne le nom évocateur de “contemplations irradiantes”.

Le postulant se concentre sur l’amour infini et le déploie dans les quatre directions de l’espace, il n’est plus qu’amour irradiant”.

Le deuxième stade déploie la compassion universelle, tous les êtres reçoivent l’effusion de cette compréhension profonde de l’impermanence.

En un troisième temps la joie universelle illumine chaque entité de l’univers, l’ascète inonde le monde de cette félicité.

Enfin le dernier stade constitue une identification cosmique au plus haut niveau, il s’agit de l’état d’indifférence ou d’équanimité, le Dharma de solitude est réalisé, sans inclination le “sanyassin” est identique à la profondeur du cosmos.

Satipatthâna :

Le dernier point de la méthode (upaya) que nous évoquerons est mis en tête de ce chapitre. Le Satipatthâna consiste en une progression où pour faire ressortir le principe essentiel, une observation détachée de la personne et de l’expérience est mise en mouvement.

Apparaitront ainsi dans le champ d’application, quatre moments qui correspondent à une réflexion sur le corps, les sensations, la conscience (discriminante) et les dharmas.

Tout d’abord la contemplation détachée se portera sur le corps. La technique anapana-sati est la première marche du processus, l’ascète ’se concentre sur la respiration, le prâna (souffle). La respiration devient consciente et ouvre des perspectives cosmiques, l’individu se relie aux rythmes de l’énergie subtile.

Vient ensuite une concentration sur les différentes parties du corps, l’ascète obverse les divers éléments qui le composent tel l’inventaire des matériaux ayant servi à créer par exemple une demeure.

La troisième observation consiste à considérer le corps en fonction des Bhutas ou éléments fondamentaux, qui sont la terre, l’eau, le feu et l’air. Nous soulignerons que pour parfaire l’ensemble des Bhutas, intervient au “sommet” l’Asaka ou éther (symbole d’essence), bien qu’ici il n’intervienne pas directement sur cette phase expérimentale. L’identification aux substrats élémentaires du cosmos accentuera la désincarnation de l’égo.

En dernier lieu la méditation portera sur la décomposition du corps, la maladie et la mort détruisent ce à quoi l’homme du commun s’attache. Bien loin de vouloir créer une vision morbide de l’existence, il s’agit de réaliser la doctrine de l’Anata.

Le deuxième stade consiste en une contemplation des sens. Comment la sensation apparait et disparait dans l’expérience vécue, sera le thème de cette phase.

Afin de briser le lien de l’égo, les cinq sens serviront de support. De manière détachée l’on constatera les phénomènes sans s’y impliquer. Il y a gout, toucher, vue, etc… Tout cela n’est plus une implication d’un agent mais un fait en lui-même. Déjà la saveur du “Tathata” est présente. En troisième lieu, ce qu’Evola nomme la “vision désidentifiante” se porte sur la conscience émotionnelle. Les passions sont constatées, les désirs sont présents mais ils passent comme les nuages dans le ciel.

Ainsi sur la toile de fond de l’imperturbabilité de l’ascète il n’y a plus de taches. La colère la peur, l’avidité et toutes les autres velléités ne s’accrochent plus sur la conscience de celui qui monte vers l’éveil. Tout comme les pétales des fleurs qui s’envolent, emportées par une brise, le mental ne se soucie pas des nuées qui passent et reste limpide.

La quatrième phase concerne les Dharmas. Nous n’entreprendrons pas dans ce chapitre l’étude de ce terme “multidimensionnel”, à lui seul il explique pratiquement toute la métaphysique bouddhique. Sachant que ce mot évoque pour l’instant les phénomènes manifestés, le principe de ceux-ci et la réalité absolue en tant qu’essence en soi.

Dans le contexte Sat1patthâna, l’ascète observe les nivaranas ou empêchements que nous avons déjà évoqués, sur la base de quoi sera approfondie l’absence ou la neutralisation de ces éléments. Graduellement la contemplation se portera sur les facteurs d’éveil que nous avons relevé pour la pratique des Dhyanas et qui mènent aux quatre saintes Vérités.

Les sept facteurs d’éveil, véritables armes du guerrier bouddhique sont dans le Majjhima-Nikayo ainsi énumérés: L’attention, approfondissement énergie, enthousiasme, calme, concentration et équanimité. (Les termes pali correspondants sont: Sati - Dhamma-vicaya - Viriya - pîti-Passaddhi - Samàdhi – Upekkhà).

Dans ce contexte où “cela pense” et non plus “cogito ergo sum” s’atteint le silence total et la virtualité cosmique ultime.

LE PAYSAGE DES SCHISMES ET DES ECOLES

A LA PREMIERE EPOQUE DU BOUDDHISME INDIEN

L’on raccourcit généralement les phases du bouddhisme en une séparation effectuée entre un petit véhicule (Hinayana) et un grand véhicule (Mahayana). Il va sans dire que cette simplification étroite n’a que très peu de valeur, elle s’insère dans un mode de compréhension somme toute dualiste et réducteur.

Tout d’abord l’appellation de “Hinayana” est péjorative, elle servait pourrait-on dire des fins «stratégiques» dans le discours de ceux qui allaient développer le style d’un véhicule plus ésotérique et plus métaphysique.

Le bouddhisme ancien, celui qui s’estimait le plus proche de la parole du Bouddha Gautama était connu comme Theravada (Ecole Ancienne) ou encore comme Sthaviravada.

Nous trouverons donc dans cette école comme intention première le choix d’une orthodoxie rattachée aux fondements de la doctrine, en l’occurrence ce que l’on nomme le tripitaka ou “triple corbeille” qui est un ensemble de textes comprenant les dialogues de base du Bouddha Gautama (Sutras), la discipline de la Communauté (Vinaya Pitaka) et enfin l’étude même de la doctrine (Abidharma).

Nous constatons en fait au moins sept tripitaka, certains ne semblent guère nous être parvenus. C’est surtout la troisième partie de l’ensemble doctrinal qui allait provoquer des divergences puis des cassures.

L’Abidharma est une somme interprétative (dans le sens d’une herméneutique) où des ”Matrka” sont rassemblés, c’est-à-dire des topiques, des principes doctrinaux qui doivent permettre d’atteindre le cœur même de la spiritualité.

Nullement figée donc, la doctrine possède un élément intérieur (ésotérique) qui reconduit au domaine métaphysique. C’est effectivement le propre de ce plan que de promouvoir une lecture multiple et non systématisée, non-dogmatique.

L’herméneutique sur la base d’une véritable dialectique noétique (qui dépasse largement les implications d’une logique formaliste telle que nous la connaissons) débouche sur une appréhension gnostique d’un Intellect réalisateur.

Mais c’est d’ores et déjà rentrer dans le débat des écoles. Certains vont penser que les dialogues du Bouddha ne nécessitent pas une interprétation plus avancée que ce qu’il est signifié in texto, d’autres partageront le souci d’une ouverture et d’un approfondissement.

L’Abidharma va susciter de par sa nature et sa vocation des interrogations assez précises qui consommeront au fur et à mesure des scissions. Au départ, cependant il n’est guère question de schisme, sinon interprétatif.

La tradition nous indique que dix-huit écoles existaient en Inde dans le bouddhisme ancien, ce chiffre semblé être plus un repère littéraire qu’historique, nous devons avoir du 3ème au 4ème siècle de notre ère quelque chose comme trente-cinq ou trente six écoles.

Cela est inhérent à la nature même du bouddhisme à son esprit de tolérance, de non-prosélytisme et oserions-nous dire de détachement. D’une manière générale l’organisation sociale du Shanga (la communauté) revêtit des aspects divers et adaptés aux circonstances.

Ainsi dans certaines constitutions, avons nous pu observer le “bouddha-dharma”, ”religion d’état” (Royaume du Laos, de Thaïlande, Asoka), bien souvent des écoles relevant d’une unité consentie autour de points doctrinaux ou d’un personnage et encore des monastères indépendants comme cela fut le cas au Tibet).

Cette souplesse en matière d’organisation constitue la force et la faiblesse du bouddhisme, l’absence d’autorité centrale et d’un clergé monolithique obéit à l’ouverture et à la disponibilité de la doctrine de l’éveil, d’un autre côté cette non-fixation aurait l’inévitable conséquence de la diversification.

A notre sens le deuxième processus ne constitue pas vraiment un aspect négatif, il illustre le côté dynamique et la richesse multiple d’une vision authentiquement traditionnelle.

L’on fait généralement remonter la genèse du premier schisme lors de l’affaire de Vaisali. Il s’agit en fait, d’un épisode assez prosaïque qui servit de tremplin à 1′évocation de divergences plus profondes car doctrinales.

En bref le monastère de Vaisali fut mis en accusation à cause de richesses acceptées par les moines. Sur la base du vinaya une assemblée fut mise en place regroupant sept cent moines des diverses communautés.

Il est à noter que le Shtaviravada inclut d’autres points d’accusation contre Vaisali (en tout neuf) concernant la discipline et le comportement en général, tout ceci indiquant un certain malaise.

Quant au Mahasamghika (l’élément majoritaire d’une assemblée), ses recensions sont assez discrètes sur le thème. Pour la petite histoire il fallut désigner huit moines parmi les sept cents afin de trancher des débats qui n’en finissaient plus.

La décision fut une condamnation de Vaisali sur la base du vinaya, d’ailleurs cela fit l’unanimité. Néanmoins, tout cela n’est que d’une importance fort limitée et ne servit en quelque sorte que de prétexte.

Une autre assemblée se forma un peu plus tard à Pataliputra où furent posées cinq questions fondamentales concernant la doctrine et d’autres plus formelles à propos de la discipline.

Les premiers points se rapportent à la notion d’Arhat (le vainqueur, le saint), étant le stade ultime du bouddhisme ancien, celui-ci voit certains points remis en cause.

Il fut émis l’idée que l’Arhat pouvait être séduit en rêves par une personne du sexe opposé, donc sa sainteté ne pouvait ainsi être accomplie. De plus l’Arhat était supposé ignorer certains sujets, son omniscience n’était pas reconnue. Ainsi l’Arhat pouvait-il être mis en doute, autre point fondamental.

Celui-ci de plus pouvait recevoir un enseignement d’autres personnes que lui, il ne se suffisait donc pas. Enfin suffisait-il de mots et de phrases pour entrer sur la voie ? La connaissance des textes était-elle suffisante?

Le Bouddha dans ses dialogues laissa un vide concernant plusieurs questions. Cela était volontaire, refusant de prononcer un verdict dans un cadre conceptuel, nous avons ici le départ d’une vision hautement métaphysique qui aura pour corollaire la conséquence d’une divergence sur un plan somme toute exotérique. Expliquons nous, le fait de ne pas donner de réponse, ne signifie pas faire preuve d’ignorance, ni même de prudence.

Certaines notions dépassent 1′affirmation et la négation ce que justifie la coïncidence des opposés.

Les principes existent-ils ou non, en fait sur le plan de la réalité ultime, ils ne peuvent rester, mais le fait qu’ils puissent être manifestés leur accorde l’existence, ainsi ils existent et ils n’existent pas.

Mieux, l’on ne peut non plus affirmer qu’ils n’existent pas. “Neti, neti” (pas ceci, pas ceci), un thème des upanishads qui convient bien ici.

La pensée du Bouddha, la vision, est que les affirmations et les négations extrêmes partialisent le réel. Y-a-t-il un soi ou non, en fait le Bouddha ne répond pas, ce qui incite à la méfiance quant à certaines évaluations du terme ”anata”.

Le refus tant de l’éternalisme que du nihilisme ouvrira les portes au Madhyamika de Nagarjuna. Lorsque les limites du perçu tombent, une autre réalité apparait, elle n’est ni positive, ni négative, sa neutralité cosmique, virtualité de l’œil du cyclone, confirme qu’il n’y a pas d’acteur derrière l’action, celle-ci est en son efficience mais l’auteur est le non-acteur (ce qui nous rapproche du Vou-Vei Taoïste).

L’on a sur une autre base fait valoir que l’absence de réponses dans certains dialogues était fonction de l’interlocuteur. Le Bouddha s’est lui-même expliqué à ce sujet.

Dire qu’il y a un soi serait une erreur et contredirait le fait que les choses sont sans substance (Sabe Dharma Anata), mais répondre qu’il n’y a pas de soi équivaudrait à créer une situation insuffisante, dans ce contexte l’on pourrait dire ainsi qu’il n’y a plus de soi maintenant alors qu’avant la parole de Bouddha nous en avions un.

Il n’y a ni soi, ni non-soi et ce sera sur l’absence que se fondera la métaphysique du Mahayana comme une éternelle présence.

De multiples questions se posaient donc de par un silence évocateur. Outre les interrogations soulevées plus haut sur l’Arhat, nous pouvons en discerner d’autres qui furent posées lors de débats ultérieurs.

Y-a-t’il un être qui transmigre dans la roue du Samsara, sinon les Skandhas sont-ils éternels ou non?

Les éléments ou les principes fondamentaux sont-ils éternels?

Les Bouddhas sont-ils des êtres humains suraccomplis ou bien sont-ils transcendantaux?            .

Les dialogues (sutras) peuvent-ils être considérés comme des réponses définitives ou nécessitent-ils une interprétation supplémentaire?

Derrière le bien et le mal y-a-t’il une région qui dépasse cette dualité?

L’éveil est-il graduel ou spontané? (Nous retrouverons plus tard dans le Mahayana une différence quant à la voie empruntée, le Chan-Zen se référant à l’illumination soudaine, le Vajrayana à la gradualité de celle-ci).

L’évocation de ces thèmes donnèrent lieu bien sûr à des divergences doctrinales, d’une manière générale les tendances à la transcendance seront le fait des groupes majoritaires appelés Mahasam-ghika ou grande assemblée, leurs opposants constituant le Theravada.

Les questions les plus évocatrices furent au départ concentrées sur la notion d’Arhat. L’Arhat n’est donc pas omniscient, telle serait une des conclusions que l’on pourrait envisager. Il semble que le débat tournait autour d’un faux problème.

L’omniscience si elle consiste en la connaissance des noms des personnes, des villes ou des rivières ne peut effectivement être admise. Le Theravada indique que l’omniscience bouddhique consiste en la profonde connaissance des quatre saintes vérités. Donc il n’y a pas à attendre de qui que ce soit d’extérieur de complément d’instruction pour un Arhat.

En fait la nature de l’Arhat était remise en question. Si l’on se place sur un plan transcendantal, le principe contient toutes les manifestations, celles-ci s’effacent dans la non-distinction, ce qui va de plus dans le sens bouddhique de l’impermanence de la création.

Tout dépendra du point de vue auquel l’on se placera, à savoir prendre le niveau d’un être accompli (mais toujours procédant du monde manifesté) ou bien d’un principe transcendantal, ce qui signifiera en fin de compte une impersonnalité totale et n’empêchera cependant pas le retour au monde.

Le schisme ou plutôt les schismes étaient déjà bien avancés. Cependant il faut savoir que ”majoritaires” et ”minoritaires” se côtoyaient dans les mêmes monastères et ce jusqu’à une époque assez tardive. Le périple de Hiuan-Tsang au VI siècle nous montre un ”Mahayaniste” fréquenter les établissements de l’ancienne école.

Progressivement allait s’établir une tendance transcendantale où le plan surhumain se détachait quelque peu des impératifs du champ d’application simplement moral que l’on trouvait dans les premiers textes.

Un schisme intervint et d’autres à la suite. Parmi eux les Vatsiputriyas qui accordèrent à la notion de personne une réalité, contrairement aux autres écoles, ils considéraient qu’il s’agissait là de quelque chose ne se réduisant pas au résultat des conglomérats, ainsi sa renaissance était-elle concevable.

Pratiquement à la même époque apparait une divergence au sein des majoritaires donnant naissance aux Ekavyavaharikas et aux Kaurukullakas. Les premiers estiment que la pensée est pure et sans souillure possible, l’éveil étant instantané. Les seconds considèrent les skandhas comme de l’illusion totale et que la réalisation n’est pas possible en ce monde.

Nous nous garderons d’établir un jugement direct sur ces positions, tout dépend de la voie qui convient à chacun.

Dans le bouddhisme chan, Tai-Yung (ou Yuan-Tse) émet ce principe “Les cinq skandas ne sont pas des réalités … ” Les schismes bouddhiques sont comme des sources d’où les idées couleront tels des fleuves dans les différentes écoles contemporaines.

Prudence et réflexion sont des qualités pour l’éveil, ainsi que l’indique le Samyutta Nikaya, il n’est pas de doute si l’on s’échappe des systèmes et des dogmes.

Les difficultés apparaissent au niveau de l’Abbidharma lorsque se déploient de nombreuses logiques, il ne s’agit pas comme le pense le professeur Stcherbatsky d’identifier le bouddhisme a une théorie de la connaissance (lui-même reconnait d’ailleurs à la fin de l’ouvrage “Buddhist logic” qu’il s’agit en fait d’une métaphysique), cependant dans la connaissance indirecte en tant que moyens des supports sont créés.

Ceux-ci dépassent d’ailleurs dans leur mode de dialectique noétique nettement les logiques linéaires et monolithiques du concept. Il s’agit de l’exposé de Dharsanas, de points de vue, qui ne seront pas sans rappeler le Nyaya, le Vaisesika ou le Samkya.

Nous trouverons dans les divers Abbidharmas des structures diverses de principes, basées sur les conditions, les illuminations, les éléments fondamentaux (Dhatu) ; un exemple est fourni par l’affirmation de la cause, du support, de l’immédiateté et de la dominante, notions qui font toucher du doigt une vision.

Nous ne rentrerons pas pour l’instant dans l’approche complexe de la logique bouddhique, cela devant être présenté dans les études suivantes.

Une des écoles les plus controversées apparait avec le Sarvastivada. Emettant des principes éternalistes, souvent mis en relation avec le Samkya, cette tendance affirme l’existence durable des éléments de base, de plus les principes du passé, du présent et du futur se maintiennent aussi éternellement.

Il n’est pas évident que l’énoncé de ces principes aille à l’encontre de la doctrine de base, certains sutras de la Prajnaparamita donnent une résonnance assez semblable.

Si toutes choses consistent de quiddité et qu’elles sont comme le Tathagata sans aller ni venir et si nous nous reportons a la coïncidence ultime du Samsara et du Nirvana, la vision éternaliste du Sarvastivada ne semble plus aussi étrange.

A la suite de Vatsiputra quatre écoles apparaissent sous les noms de Dharmottariya, Bhadrayaniya, Sammitiya et Sannagarika qui ne semblent pas avoir offert d’originalité précise.

Par contre une école importante issue du Mahasangha apparait, le Lokottaravada, celle-ci est dans une optique nettement transcendantaliste et préfigure les points de vue du Mahayana, le Bouddha y est présenté en tant que principe dépassant la condition humaine.

Le Bahusrutiyas autre tendance, met 1′accent sur l’impermanence et l’erreur contenue dans les éléments et les principes, l’extinction étant elle seule vraie et libératrice. Ici le bouddha est considéré comme transcendant, il donna l’enseignement essentiel basé sur les notions d’impermanence, de souffrance, de non-soi, de vide et d’extinction.

Ceci est dans cette école la sagesse fondamentale résumée, tout ce qui sort de ce cadre est du domaine profane. A côté de ce groupe le Prajnativada établit une différence entre le réel et le conceptuel.

Les concepts sont des constructions mentales, en sont issus les principes élémentaires (Dhatus) les sens et leurs objets. Des développements ultérieurs de cette manière de voir se retrouveront dans certaines phases du Mahayana.

Les Dhatus sont généralement considérés comme étant les conditions ou les principes de la réalité, les idéaux (où nous retrouvons d’une certaine manière la notion d’archétype), tout ce qui consiste en sa propre fin ultime.

La conscience donc bâtit plus qu’elle ne découvre. D’une certaine manière l’Alaya-vijnana du Yogacara ou Vijnâvadin reprendra ce thème, cependant les implications en seront différentes puisque sera formulée une doctrine d’idéalisme absolu, même si l’idée est illusion, de par ce fait d’irréalité elle est d’une certaine manière réelle, non au niveau de l’existence mais de par une vision totalement différente, à savoir que n’apparait que la pensée ou l’idée pure dans le regard spirituel puisque les choses ne sont que de la pensée projetée.

Sans entrer dans le développement du Yogacara et du Madhyamika, les Dhatus ou le Dharmadhatu s’avèrent constituer un plan de suprême réalité dans le sens où le manifesté est illusoire par rapport au non-manifesté qui est sa source.

Ce contexte doctrinal, même s’il n’est pas sans trouver de fondements dans le Prajnativada lui même reste, néanmoins assez différent, car ce dernier ne suppose de réalité que pour les skandhas et le nirvana.

Il faut cependant établir une différence entre les concepts qui sont des fabrications mentales, des constructions et les idées pures qui ramènent à la vision, les sutras du bouddhisme ancien marquent bien la distance entre l’opinion qui demeure un défaut et un fléau et la vision qui caractérise l’accompli.

Pour en revenir aux schismes, le Sthaviravada donnera naissance au Kasyapiyas qui à son tour verra se séparer de lui le Dharmaguptaka. De cette dernière école viendront le Caitaka, l’Apara Saila et l’Uttara Saila.

D’autre part du Sthaviravada s’affirmeront les Dharmarucis et les Jetavaniyas.

Le Caitaka cité précédemment produira les Rajagirikas et les Siddharthikas, enfin du Sarvastivada seront créées les écoles Sautrantika, Samkrantika et Mulasarvastivada.

Toujours du Sthaviravada apparaitra un groupe nommé le Mahisasaka qui sera un concurrent important.

Des travaux de méthodologie et de logique seront établis sous la forme de traités et même si les écarts interprétatifs en devinrent plus larges, un enrichissement et un approfondissement considérables de la doctrine s’effectueront qui permettront au Bouddhisme d’atteindre des hauteurs insoupçonnées.

Toujours est-il que les tendances transcendantalistes vont éclore, l’école Andhra opte pour cette vision en ce qui concerne propres du Bouddha.

Les Siddharthikas et les Rajagiriska pensent que les principes mentaux sont illusoires, le Bouddha est la réalité ultime qui est partagée par les disciples. Ainsi la distinction des personnalités bouddhiques évolue vers un principe caché et sublimé, ce que le lokottaravada appuiera dans ses développements ainsi que le Bahusrutiyas.

Le Bouddha historique est une émanation de quelque plan plus vaste universel. Le Bouddhisme japonais plus tard, notamment avec Shinran confirmera les différences d’appréhension par les notions de Tariki et de Jiriki où les voies peuvent être établies soit comme une polarisation à partir d’un principe supérieur déjà établi soit comme le départ propre de l’individu dans son immanence vers le plus haut.

Ainsi l’être peut-il être favorisé par son propre travail de volonté intérieure ou encore s’établir dans la foi d’un principe qui l’attirera inévitablement vers le haut.

Il nous semble que, d’autre part, l’évocation des multiples possibilités de chemin répond à la diversité naturelle des voies traditionnelles, d’un autre côté les écoles bouddhiques auront souvent la fâcheuse habitude (par désir d’efficacité et d’adaptation) de privilégier tel ou tel côté de la pratique.

En fait ces divergences se résolvent à certaine hauteur, celle de la coïncidence des opposés du point de vue non-dualiste que la dialectique bouddhique et notamment nargarjunienne va développer, ainsi que le tantrayana Indo-Tibétain.

Le bouddha était-il lui-même transcendant ou recevait-il les indications d’un principe ultime, le Bahusrutiya et le Lokottaravada se séparent sur ce point de vue, d’autres écoles vont suivre les différences d’interprétation.

Contrairement à l’opinion reçue le Sthaviravada, élèvera l’Abbidharma à un ensemble de réflexions métaphysiques et logiques. Il ne se contentera pas d’un simple regard sur le rituel mais passera au niveau de l’herméneutique. Les dharmas ou principes seront répertoriés selon les niveaux des skandhas, le Rupa Dhatu et l’Arupa-Dhatu (monde des formes et monde au-delà des formes y sont présentés).

Toujours sur le plan des topiques, les conditions sont énumérées et possèdent une structuration qui débouche sur la logique. Rappelons que ce terme équivaut à ce que dans la Tradition Hindoue l’on nomme un Dharsana et que les implications dépassent le cadre d’une logique formalisante et linéaire, mais sont bien plutôt le fait d’une dialectique noétique et servent de support et non de finalité.

Les conditions sont au nombre de vingt-quatre, mais ce sont plus des états (avec leurs combinaisons) que des catégories, d’ailleurs les notions de principe et de topique dépassent nettement ce cadre.

Les dharmas, par définition sont ici ce qui possède sa propre nature, les développements ultérieurs du Mahayana seront très évocateurs dans les notions de quiddité (Tathata) et de Dharmadhatu où se voit la multiplicité dans l’unité.

Suivront des regards sur les questions de la connaissance où celle-ci rejoint l’intellection et la sagesse illuminante, ce que le Mahayana appellera la Prajnaparamita sagesse transcendantale ou vision de l’autre rive.

Nous avons déjà évoqué plus haut le courant du Sarvastivada qui allait produire le Sautrantika lors d’un autre schisme. L’Abbidharma de ce courant allait élargir son investigation de la même manière que les autres écoles d’importance.

La “logique” bouddhique est un exposé fort complexe et long; il faut savoir que nous y rencontrons des dichotomies et des trichotomies, où les principes s’établissent par couple dans la première structuration et par tiers inclus dans la seconde. Ces éléments peuvent se combiner entre eux et les différentes classes s’interférer, ainsi les dualités et les triades s’articuleront dans un même support structurel.

Tout ceci ayant comme nous le disions précédemment des implications différentes de la logique linéaire du concept. Les sarvastivada allaient emprunter la voie d’un approfondissement dans ce sens.

Les principes (dharmas) sont énoncés au nombre de cinq, la matière, la pensée, la non-pensée (dont la vie, la libération, la naissance et 1′ impermanence), les principes mentaux et l’incréé.

Afin de donner plus de cohésion à la doctrine une assemblée fut appelée qui ne manqua pas de se régler par un nouveau schisme : Le Sautrantika. Des options importantes furent rejetées par ce dernier groupe, les principes mentaux ne sont pas pris en compte comme Dharma, et ne sont pas différents de la pensée, d’autre part il est nécessaire de s’appuyer sur les sutras.

Ainsi le Sautrantika établissait un courant où le besoin de référence aux textes se faisait sentir. La notion du sutra perdu intervint, tels les Veddas oubliés dans le Brahmanisme, qui dut jouer un certain rôle dans les tendances ésotériques d’un bouddhisme plus métaphysique qui trouvera son fondement lors des grandes assemblées.

De multiples textes et questions sont effectivement perdus, mais la perspective métaphysique s’ouvre sur des terres immobiles même si elles ne nous sont pas connues.

Ce que nous avons perdu ce sont en fait des formulations et non des solutions, d’ailleurs dans l’optique bouddhique la véritable solution ne peut qu’être question telle l’absence en tant que présence.

L’étude de ce que nous pouvons savoir des débats du bouddhisme ancien à la valeur d’une indication sur la richesse d’une spiritualité qui tire son enseignement des sources profondes de l’origine. Les discussions ne sont pas toujours le fait d’hommes cherchant la vérité par vocation, mais au sein de multiples ruisseaux qui s’agitent parfois se trouve un fleuve profond d’où retentissent des appels terribles vers l’extinction.

Aperçus sur l’investigation doctrinale

Le passage de l’aspect relatif du monde à l’Absolu comporte de multiples modalités qui correspondent aux diverses voies existantes. Les dimensions que l’Inde nous présente comme le Jnana, la Bakti ou le Karma-Yoga sont des affirmations immédiates des itinéraires correspondant aux degrés intellectif, affectif et actif (ou volitif) répartis en intensités variables mais inévitablement présents dans chaque être. Ainsi, les données de départ, par un effort de la conscience mais surtout grâce à l’appel qui retentit au sein de la finitude, permettront d’anticiper l’Instant Suprême, celui de l’éternel présent, en s’appuyant sur ces instants qui s’enfuient.

Notre propos demeurera purement indicatif et portera sur l’environnement propre à la progression vers la perspective transcendantale. L’itinéraire ne s’effectue pas en évitant les apories mais au contraire en les dépassant tout en les contenant. Le dégagement progressif permet à l’être d’être ravi et de le restituer à son intensité suprême, dimension non-duelle où l’Absolu est seule réalité. Cette absoluité ne tolère pas l’ai tenté à côté d’elle, celle-ci est en elle-même, d’où le paysage d’une multidimensionalité cependant fidèle à l’unité foncière de cette perspective.

L’antinomie n’est un paradoxe que pour la raison qui veut trouver en soi son propre soutien, elle est un des principes ainsi que l’indique Georges Vallin d’une ” logique du non-dualisme ”avec les données spécifiques de la perspective métaphysique tels l’apophase, la coïncidence des opposés ou encore le rapport d’identité où ne joue pas une négation d’exclusion de type aristotélicien mais un principe d’inclusion.

L’on aura compris qu’une appréhension de la logique et de ses diverses modalités s’avérera nécessaire, elle restera cependant une simple échelle mais se parera des vêtements de l’ultime splendeur spirituelle dès lors qu’elle en recevra l’éclairage et la reconnaissance essentielle de sa source.

L’investigation du Dharma (Dharmavicaya) est un des sept facteurs d’éveil, il s’agit de ce qui ressort à la réflexion et d’une façon générale à la méditation sur des sujets d’ordre doctrinal. La méditation s’effectue sous plusieurs formes, c’est-à-dire que plusieurs modes de raisonnements (innombrables disent les Écritures) se manifesteront pour rendre compte du réel à la conscience qui s’investit.

Deux méthodes fondamentales de réflexion s’imposent, l’une analytique, l’autre stabilisatrice ou synthétique. Il ne s’agit nullement de l’application d’un processus de découpage aveugle telle la méthode adoptée dans le contexte scientifique occidental, mais de la continuité d’une appréhension déjà effectuée qui s’impliquera alors dans les diverses articulations du domaine à saisir.

La saisie des significations essentielles ne peut avoir lieu sans le parcours des champs aporétiques, cela signifie qu’une investigation intellectuelle se basera sur un procédé de progression graduelle rendant suspecte la perspective du contexte de l’éveil subit. Il n’y a pas à douter que deux entrées dans le monde de la saisie transcendantale peuvent se concevoir, cependant il n’est pas admissible de se prévaloir d’un véhicule d’illumination spontanée qui dispenserait du travail de préparation. L’éveil immédiat est en fait la saisie de l’intuition intellectuelle (non au sens de Bergson car délaissant toute présupposition d’ordre psychologique) qui provoque la réalisation du champ de la non-dualité où le connaissant, le connu et la connaissance ne font plus qu’un dans l’identité absolue du connaître et de l’être. L’atteinte de cette dimension découle de l’assistance d’un environnement théorétique mis en place pour assurer les méthodes et les échelles destinées à l’accomplissement cognitif. Les relations d’un véhicule graduel et d’un véhicule de réalisation subite sont à comparer avec les données des voies métaphysique et mystique, l’élan d’énergie existant dans la seconde nous ramène à un paysage familier de la réalisation spontanée.

Cela n’implique nullement une assimilation exclusive des véhicules en question avec les voies présentées, d’autant plus que la graduation peut se voir enrichie de l’élan mystique propre à la démarche spirituelle du postulant et que celui-ci ne pourra véritablement préserver que par la garantie du soutien du Tathagata ainsi que le déclarent maints Soutras du Mahayana.

La doctrine de l’éveil fait-elle place à la notion de grâce ? Marco Pallis a déjà répondu à cette interrogation par l’affirmative, ce qui au travers de cette évidence nous amène à nous demander si les interrogations posées ne relèvent pas tout simplement d’un manque de discernement d’autant plus que des phases d’absorptions sont par là mises dans le musée des connaissances acquises mais non réalisées ? La grâce doit forcément être présente au départ et, à l’obtention du chemin de l’éveil, la voie de la connaissance ne peut s’établir à l’origine que par la présence d’un acte de foi qui est là pour identifier le regard premier du relatif vers l’absolu. La confirmation de la perspective non-duelle implique l’intégration des données de la certitude (adhésion par la foi) et de l’évidence (connaissance réalisée).

Ceci nous amène à constater la pluralité des termes concernant les voies, c’est-à-dire la multiplicité des nuances répondant en fait à une multidimensionalité étayant la réalité unique et absolue. La non-dualité contient l’ensemble des formes sous un angle de dépassement qui n’annihile pas mais intensifie l’essentiel dans le sens d’une distinction sans séparation. Ainsi, les voies mystiques et métaphysiques n’ont nullement une vocation d’exclusion mais bien au contraire de confortation.

Nous allons ainsi évoquer en deux temps non opposables ce qui est exprimable au point de vue de l’unité Absolue, puis de l’aspect multidimensionnel de cette même Réalité.

L’absolu est l’ensemble des possibilités ce qui renvoie à la Réalité, les possibilités constituent les idées, les essences des choses, manifestées ou non-manifestées, manifestables ou non-manifestables.

L’aspect connaissable intelligible de la réalité se rapporte à la vérité qui est l’adéquation de la connaissance à celle-ci, sa réalisation essentielle. La connaissance est identique à l’être dans la non-dualité de l’absolu, de l’infini. L’aspect intelligible de la réalité comme sagesse éternelle ou Doctrine Incréée énonce provisoirement sur le plan relatif (l’absolu contenant cette sagesse tout en y étant identifié) le corps de doctrine en philosophia perennis ou en theosophia perennis. Deux aspects qui se déploieront en formes passagères par le contenu métaphysique exprimable ou la transposition des termes symboliques. Au niveau de la dualité religieuse l’expression, quant à elle, s’effectuera par l’intervention d’un principe de personnalisation. Ces perspectives se traduiront dans les formes traditionnelles et religieuses en théophanies et théogonies, cosmogonies et cosmologies, ainsi qu’en mythes et symboles avec les rites leur correspondant. Les voies constituent les chemins qui permettent la remontée vers le Principe, elles sont diverses et correspondent aux aspects intellectif, affectif et volitif de l’être humain, reliées aux hypostases de la Réalité Suprême : Connaissance-Etre-Béatitude (Sat-Chit-Ananda).

Les voies s’entrecroisent car la Réalité est non-duelle, contenant tous les aspects, elle n’en élude aucun, ainsi l’être humain suivra-t-il aussi cette voie de l’absolu qui permet que l’intellectualité ne soit pas exclusive du plan mystique, le Principe Sublime effaçant toute séparation dans la conversion ultime, la vacuité suprême, au-delà du dernier stade, moment de l’insaisissable éternité de l’incréé. C’est ce renversement insoutenable pour la rationalité, non l’irrationalité que nous pouvons envisager comme étant la majesté du Nom Imprononçable.

La multidimensionalité des états de l’être ou des niveaux de Réalité implique une vision à la fois unifiante et discernante. L’unification est l’expression de la Réalité une et unique qui ne tolérant pas l’association illusoire replace les termes de l’altérité par intégration. L’autre est non seulement le reflet du même, à la fois son expansion et sa raison, il est aussi son correspondant dans le sens d’une assimilation des opposés. Ici la négation n’est plus exclusive tel le mode de la manifestation qui agit par détermination dans son cadre limitatif, loin d’être diminué par une distinction, elle est intégration. L’autre devient le rayonnement du même , polarité dans lequel se contemple l’Un. L’absolu n’est comme tel qu’à partir du moment où se reconnaît la Toute Possibilité, l’altérité est comprise dans son projet, dans sa dimension. Le contenant absolu comprend par anticipation tous les modes de l’altérité, non comme production associative et limitative mais comme expression participative. Les différents étages reflètent cette loi qui bien que munie d’une réserve antinomique, justifie l’identité par l’altérité. L’on confond quiddité et altérité exclusive dès lors que l’on en reste à une approche dualiste. Le principe essentiel demeure dans la saisie de la Doctrine de l’Identité Suprême, les modes altératifs n’en étayent pas pour autant les systèmes de la négation d’exclusion ou associationnismes. Ainsi, les apories découlant de l’environnement intellectif par le hiatus effectué, portent les facultés cognitives sur des espaces de saisie immédiate car le choc dialectique est tel que seul un passage vers l’Autre Rive permet une jonction avec ce qui ne ressortit plus à un simple thème de scolastique.

Cependant l’espace théorétique s’avère indispensable pour réaliser l’amplitude contemplative de la théorie. L’altérité revêt un caractère anagogique et procède de la remontée vers le principe unitif. De même une saisie multidimensionnelle par les miroirs de la pensée sera établie grâce à un processus d’appréhension sérielle. La Réalité identifiée à l’être(en contexte ontologique et surontologique) procède par niveau, se confondant avec la Vérité, implique la conscience et la connaissance.

Ainsi à chaque niveau de connaissance se déploie une dimension ontologique, les choses étant de la nature de l’esprit selon les énoncés du yogacara,

Ainsi l’on peut annoncer une modalité cognitive, non par l’objet mais par le miroir ainsi que l’indique l’Abhidharmakosha de Vasubandhu. Cette affirmation des ” organes-miroirs ” établit une présence de niveaux de réalité d’où vont émaner les différentes structures ontologiques et logiques. La ” métaphysique existentielle ” trouve un appui sur la base de la pyramide des états de l’être. Les états par eux-mêmes sont les étages de la Réalité, constitués par les miroirs. Le renversement effectué qui est indiqué par Molla Sadra n’est pas un assentiment à une philosophie du devenir ou de l’existence manifestée, mais un approfondissement de la Métaphysique des Essences, la clef résidant dans le processus même du déploiement de l’Etre.

A chaque niveau correspond une logique, encore faut-il discerner dans ce terme une formulation approximative , il s’agit des modes de raisonnement correspondant à chaque monde, upavicara ( méthode de raisonnement ) à un loka comme l’indique Sir Arthur Avallon, des catégories de pensées mais aussi des lois, la notion de Dharma intervenant à chaque niveau implique cette donnée, d’où une intervention spécifique de saisie s’effectuant à chaque étage d’investigation logique ou ontologique.

Au stade de la Réalisation aucune opération (du moins indirecte ) n’est concevable, le mode établi n’est cependant pas illogique, mais ” sur-logique ”, ou si l’on veut d’une logique surrationnelle mais non irrationnelle, confortant ainsi la thèse de l’altérité comprise dans la Non-Altérité ( Tathata ), paroxysme insaisissable pour le mode dualiste de l’avancée discursive.