Le principe d’individuation et son renversement

Jean-Luc Spinosi

La rupture épistémologique provoquée par le principe d’individuation est la conséquence d’une révolte anti-métaphysique. A l’origine, Aristote s’est rebellé contre Platon, son maître, considérant que son enseignement ne concernait que des choses vides. L’on peut s’interroger sur les conséquences majeures de cette nouvelle orienta­tion et plusieurs d’entre elles apparaissent nettement comme étant à l’origine d’une coercition. Le principe d’individuation en tant que tel servira de pivot aux diverses modalités d’appréhension que nous développerons, mais, et cela ne pourra que paraî­tre antithétique, il ne saurait être nié dans le cadre d’une métaphysique soucieuse de se remémorer la doctrine des états multiples de l’Etre.

Le Père Paul Florensky nous rappelle ce qu’est le principe d’individuation, reprenant les classes de la scolastique médiévale, lesquelles consistent en la reprise de termes aristotéliciens. Les classes s’articulent donc en genre, espèce et nombre (Generice, Spe-cifice, Numerice). Citant en outre cette phrase très révélatrice de Nuntius Signoriello : Ce qui constitue une unité numérique s’appelle principe d’individuation, l’intérêt de la dé­monstration réside dans les conséquences du statut auquel nous allons aboutir. Il s’agit, puisque nous allons passer de classe en classe selon un mode dégressif (ou plutôt réducteur), d’une totale contraction, l’identité se révélant, dans sa singularité, n’être qu’un status contractionis. Ceci résulte bien sûr d’un processus à vocation purement conceptuelle où, par la constante d’un principe d’élimination de ce qui ne constitue pas l’être choisi, l’on va restituer l’individu, par une négation d’exclusion de sorte qu’il apparaîtra non dans son unité interne mais dans une unité purement extérieure.

Tout ceci est le produit d’une approche que l’on peut qualifier de réification car la saisie effectuée par des schèmes statiques et des concepts ne peut envisager l’anticipa­tion d’une parole vivante. Est-ce à dire que la logique ou les logiques seraient destituables de par ces applications particulières bien qu’elles constituent la trame heuristique de l’Occident attendu que cela met en cause les approches du réel procé­dant par confrontation rationnelle ? A ce stade, il convient d’entreprendre la lecture de la sixième lettre du Père Florensky intitulée La contradiction, lettre qu’on trouve dans Lu colonne et le fondement de la vérité. La vérité est présentée comme antinomique, du moins faut-il préciser qu’il n’y a pas là d’emprunt à la philosophie kantienne, même si son fondateur a pressenti, dans son système, l’expression d’une réalité propre à notre condition. L’antinomie de Kant pose des termes qui sont de toute évidence en situation de contradiction mutuelle, mais elle s’enferme pour terminer dans un système abou­tissant à un constat d’impossibilité métaphysique. Il n’y a là qu’une simple continuation clans le processus de la révolte contre la perspective transcendentale. Bien qu’une antinomie n’apparaisse pas dans les débuts de la philosophie occidentale, elle est malgré tout supposée à la base des démarches dialectiques et elle rompt avec le principe exclusif des classes tel qu’Aristote l’avait envisagé, sinon l’on ne pourrait se permettre d’énoncer la moindre coïncidence des opposés bien qu’elle intervienne dans la dimension de l’Anyphothétique Principe Suprême de Platon ou de l’Un Ineffable.

Le Père Florensky constate que les antinomies de Kant ne sont guère réussies, cepen­dant le mérite a été de poser celles-ci. Regrettons seulement que l’esprit de système ait empêché toute forme de dépassement d’un conflit inscrit dans la nature même de la détermination. Bien que la mise en œuvre d’une thèse n’implique pas l’inexistence de l’antithèse, et que l’ensemble dès lors ne se présente pas sous le rapport d’une « non-vérité », l’antinomie apparaît. Cependant, ce sera malgré tout une approche logique, et, ce faisant c’est grâce à elle que sera effectuée la conciliation ultime, en Dieu (Métaphysique présentée comme Ontothéologie) ou dans l’abscondité principielle (Surontologie et non science de l’Etre en tant qu’Etre selon Aristote).

Pour en finir avec cet exposé concernant l’antinomie, outre que tout ceci soit fort éloigné des allégations de Hegel, ou encore de la « cohérence antagoniste » de Stéphane Lupasco, nous ne saurions trop insister sur le fait qu’une mise en système constitue la plus grave méprise au sujet du déploiement dialectique inhérent à toute approche cognitive. Paul Florensky décrit l’avantage ontologique de l’antinomie en indiquant que pour elle, la thèse et l’antithèse sont chacune vraies à leur façon. Cela nous rapproche des logiques énoncées au travers des Dharsanas hindous, où il ne s’agit pas d’établir des exclusions mais de partir d’énoncés tel que sous un certain angle telle chose s’avère…, ou encore, selon tel autre, telle différence apparaît (il s’agit bien sûr d’une sché­matisation).

L’hypertrophie ontologique a pour résultat de poser une auto-affirmation de l’iden­tité sous une forme tautologique assez « crispée ». Ainsi, la fermeture s’est effectuée sur des limiter cristallisantes ayant abouti à la constatation d’un « vide» car le rapport A = A a évacué en fait le fondement de l’équation, tout cela parce qu’on avait oublié le contexte même de l’approche, celui du relatif déterminé, c’est-à-dire du conditionné. La relation vers la Vérité est à la fois une intuition, un rapport immédiat avec l’Infini et un discours, c’est-à-dire la compréhension des suites intégrées de la thèse vers son unité, c’est-à-dire son fondement. Ici , on observe que le discours, le logos, est la désignation de la logique, cependant la méprise interviendra dès lors que l’on fera évoluer la parole vers ce qu’elle n’est pas et nous entendons par là le passage de la véritable parole qui est révélation à celle qui n’est que communication. A chaque étape correspondant à un franchissement d’un des états de l’Etre, un autre discours intervient qui n’est pas une simple conceptualisation mais un déploiement ainsi que l’indique le moine Nagasena dans les Questions de Milindd1.

La logique formelle effectue une approche qui demeure limitative. La surface des choses ou plutôt le mouvement y est décrit, cependant et en dépit des déclarations du Cercle de Vienne dont le but était de casser définitivement le lien avec le « présupposé » métaphysique, il est une autre amplification de l’énoncé rationnel que l’on situe au niveau de la logique transcendantale. Ici nous pensons bien plus à un chercheur comme Husserl qu’à Kant malgré les apparences revêtues par la quête de ce dernier. Effecti­vement, le présupposé métaphysique dont il est question a finalement été discerné par un auteur comme Wittgenstein en tant qu’implication nécessaire.

Il est donc un stade où le discours ne se satisfait nullement des simples juxtaposi­tions et l’on peut s’en remettre à l’approche de Gilbert Durand en continuité avec Henry Corbin, lequel, hors d’un structuralisme froid et quantificateur nous convie à la redécouverte des formes énergétiques, c’est-à-dire des figures dont le privilège est de pouvoir nous parler. Ainsi, une « topologie » s’avère nécessaire car celle-ci s’inscrit dans le paysage immédiat des états multiples de l’Etre. Outre que la logique est le discours propre, elle est aussi l’énoncé de la validité de la connaissance, encore fau­drait-il préciser que cet énoncé affirme sa spécificité en fonction de chaque niveau d’appréhension. Ainsi, la notion identitaire d’Aristote, même si nous constatons ses insuffisances, nous permettra cependant de décrire une certaine modalité, de même que la notion de catégorie logique irrationnelle de Nicolas Hartman anticipe sur une certaine réalité, sauf qu’à notre sens ce serait plutôt le terme de surrationalité qui conviendrait en l’occurrence.

De la parole révélée à la parole mutilée

L’on est passé de la Parole, traduite entre autres par le mythe, en tant que véhicule d’inspiration qui porte le sens, à une parole fonctionnelle qui s’insère dans un langage purement codifié où les termes n’ont de validité que dans les rapports qu’ils entretiennent horizontalement les uns avec les autres. A cela, la transposition de la raison aristotélicienne qui s’appuie sur des syllogismes où le processus est établi sur la valeur de la proposition n’y est pas étrangère. Le construit y trouve son point d’appui, les universaux sont renversés, destitués, au profit d’une saisie limitative conduisant à la spatialisation du réel. Il s’agit là du refus de la transcendance et des universaux en tant que tels, ainsi la vision réaliste d’Aristote enferme la parole dans l’Etre et ne peut échapper à la révolte anti-métaphysique. La dépendance effective, dans cette approche, de l’Etre vis-à-vis de l’acte (entéléchie) ne pouvait qu’instituer les discours dits terministes ou nominalistes qui allaient, à cause de Guillaume d’Occam, définitivement entériner cette mutilation du réel. Ne cherchant plus à atteindre la vérité, il fallait la construire, puisque la recherche des premiers principes s’effectuait dans le discours aristotélicien par la saisie des causes secondes. Ici le « Premier moteur » n’est qu’un prétexte commode, tout comme chez Descartes qui a besoin de Dieu pour « lancer » le mouvement de la Réalité. L’incapacité à la métaphysique, c’est-à-dire à l’Universel, a mené à se rabattre sur le général, et, de là, à franchir le pas qui fera qu’on ne s’intéressera plus qu’au particulier. Dès lors, il. ne pouvait plus se produire qu’une solidification.

Nous voudrions faire remarquer que ce n’est pas la distinction du relatif et de l’Absolu, de l’Idée et du sensible qui allait provoquer le cheminement dualiste de la démarche linéaire observable dans la progression de la logique des classes selon Aristote. Platon avait distingué non une opposition (nous ne parlerons même pas de complémentarité tant cela nous semble vain) mais une participation des dimensions où le relatif ne peut avoir d’existence que grâce à l’Absolu, sachant que pour ce dernier, effectivement, le premier n’était nullement une condition.

La « cassure » allait intervenir par le principe d’individuation en tant que « principe d’identité » impliquant comme cela est connu, celui de non-contradiction et du tiers exclu. Toute détermination étant négation, c’est le choix d’une altérité exclusive qui allait ouvrir une « porte logique », celle du « ou bien … ou bien ». Ici, le dualisme est sur un terrain propice car il est bien connu que la résultante de son processus mène à un monolithisme (ou monisme) de fait.

La systématisation qui est à l’œuvre induit la généralisation d’une négation d’ex­clusion, insistant sur le caractère d’opposition de termes relatifs et s’interdit ainsi toute approche de l’unité de l’Etre et à fortiori toute compréhension de la perspective non-duelle du Principe Suprême nommé, par commodité, Sur-Etre. Dès lors, il nous semble que c’est le déplacement ontologique qui va provoquer la rupture par une réduction du Sur-Etre à l’Etre, rupture qui permettra ainsi des distinctions définitives et des cassures dans une perspective dualiste. On ne peut nier qu’une dimension éidétique, celle de l’Essence ou des Possibles, c’est-à-dire des Intelligibles, là où figure le connaissable dont l’Intellect établit l’adéquation totale, va pouvoir ordonner un hiatus provisoire entre la dimension du transcendental et du relatif. Mais la confusion restreignant la transcendance à l’ontologie, l’Etre comme première détermination, donne naissance à une logique d’oppositions entre un monde idéal et un autre matériel. Cette rupture mettant en œuvre, comme l’a indiqué Georges Vallin, la négation ex­clusive, amorcera l’élaboration de systèmes propres à l’Occident. La mentalité de systématisation n’intervient pas de façon aussi passionnelle en Orient car les différentes perspectives s’y intégrent les unes aux autres. Les « catégories schizomorphes », pour employer l’expression de Gilbert Durand, opèrent sur cette rupture, non pas sur le plan essentiellement archétypal, mais sur le sens de l’appréhension intellective en général. De solidification en solidification, la parole ne représente plus que des schèmes creux, où la validité fera progressivement place à l’efficacité. Nous pourrons observer que depuis des millénaires, la situation n’a guère changé quant aux implications. Socrate combattait le vice des sophistes pour qui la parole se devait avant tout d’être un argument, mais de même la modernité nous offre une quantité de techniques de manipulations constituant un véritable carcan où l’on étouffe la vie dans des cadres asservissants. La parole fut mutilée, mais celle qui reste n’offre désormais que le visage de la rationalité destructrice, telle que l’avait, avec profondeur, démasqué l’Ecole de Francfort,

Le renversement

Nous avons indiqué que le principe d’individuation menait à une rupture. Cela est vrai dans la mesure où nous nous situons sur une perspective où la multiplicité hiérarchique des états de l’Etre est oubliée. Il existe cependant une manière de saisir l’individuation qui sera fort différente, dès lors que l’on se soucie de replacer à son niveau chaque plan (étape) de la Réalité. L’Un ineffable, et non plus l’Etre, ne nous est pas accessible, la dimension surontologique est certes suprême, mais, paradoxalement, l’abscondité s’est aussi révélée. Dès lors, nous ne pouvons faire comme si aucune parole, aucune révélation ne s’était propagée ou n’avait répandu sa lumière. Outre que le plan métaphysique est celui de la non-dualité, la perspective religieuse nous invite à la dualitude. La seule parole qui puisse nous parler est celle du dialogue, pour cela se prépare, ainsi que l’énonce Jean Brun, la chose la plus importante, celle qui motive notre attente, notre quête, à savoir la Rencontre. Tel que l’indique F. Schuon, l’atteinte du plan impersonnel ne peut se faire sans le secours de la dimension personnelle. Tout cela s’inscrit dans la nature du réel, et l’on ne pourra éviter d’assumer les modalités conditionnées menant à celle de l’inconditionné. En d’autres termes, l’apophatisme ne saurait effectuer la dimension de l’Absolu, s’il n’y avait pas antinomiquement la pos­sibilité cataphatique reposant en lui. La différence dès lors entre le statut du principe d’individuation exclusif et celui du même principe mais intégral comme l’indique Henry Corbin semble évidente. Ce qui empêche que s’effectue une césure entre l’in­telligible et le sensible, sera cette dimension intermédiaire où le passage s’établira, modalité de la structure archétypale d’une Essence qui prendra forme, ce qui constitue proprement le domaine de l’image en action, celui de l’imaginai. Ainsi, cette perspec­tive de « l’entre-deux », celle de la forme et de l’image, se présente -telle comme nécessaire, sous peine de se voir contraint à une démarche duelle.

La multiplicité n’est pas, comme le déclare Avicenne, répudiée dans la sphère du sensible, elle existe aussi dans le monde spirituel, où chaque entité conserve son identité mais toutes sont simultanées, et chacune est dans chaque autre. Il s’agit de l’alam-al-mithâl, le monde de l’image, mais il s’agit de l’image métaphysique qui assume une mission théophanique. Nous voyons que ce processus s’inscrit dans une perspective à la fois religieuse et métaphysique, traduisant par la nécessaire effusion de messages divins l’intervention de ce qu’il sera inévitable de nommer les Anges comme porteurs des attributs de l’Un vers le cercle de la manifestation. L’Etre n’est plus la simple copule du discours, il est logique que s’inscrive ici la perspective de Molla Sadra qui fait intervenir la primauté de l’acte d’Etre sur l’Essence. Il n’y a pas d’être qui soit coupé de l’existence, bien sûr et il en est ainsi sur tous les plans de la hiérarchie des états multiples de l’Etre. Cependant, selon cette appréhension, la quiddité elle-même change de statut. La variation est possible et dès lors nous parlerons de l’intensification et de l’affaiblissement de celle-ci, le renversement joue en ce sens que l’on fera prévaloir une métaphysique de la Présence sur celle de l’Essence.

L’acte d’être, n’implique pas le statut de séparation de l’ontologie aristotélicienne, mais la puissance de l’essencification inhérente à l’effusion prodigieuse de l’Un comme suprême ineffable et non comme être suprême. Il faut ajouter que nous retrouverons certaines implications de ce processus d’individuation intégrale dans d’autres traditions que l’Islam iranien. Dans le Sutra du Cœur est déclaré que la forme c’est le vide, et le vide la forme. Dans le rupa loka, placé entre l’anipa et le kama loka, se situent les termes d’un intermonde, celui de la forme pure. Dans l’analyse du Dharma-Dhatu selon le professeur Suzuki, il est dit que celui-ci n’est pas un vide empli de vaines abstractions, mais est empli jusqu’au bord de réalités particulières concrètes. Plus loin, il développe l’idée de l’interpénétration, notamment proposée par Teng-Kouan et approfondie par Fa-Tsang en ce qui concerne l’identité. Les propos d’Avicenne n’y seront pas contredits, mais il ne s’agit pas de dresser une liste des comparaisons possibles, il suffit de savoir qu’en n’importe laquelle des sensibilités traditionnelles, on trouve un énoncé de la multiplicité des états de l’Etre qui ne s’en­ferme pas dans une logique des classes ou une suite de propositions qui ne peuvent évoquer pour nous qu’un paysage froid où aucune parole vivante ne saurait se révéler.

1 —Voir le chapitre sur la caractéristique du raisonnement.

Bibliographie :

Henry Corbin, Le paradoxe du monothéisme, Livre de Poche, Essais.

Vallin Georges, La perspective métaphysique, Dervy Livres

Florensky (Père), La colonne et le fondement de la vérité, L’âge d’homme.

Les Questions de Milinda ou Milindapanhas. Editions Dharma.