Le franchissement du dualisme
Jean-Luc Spinosi
Introduction
Comment franchir le dualisme et y-a-t’il possibilité d’effectuer ce dépassement ? La question fut soulevée à maintes reprises car elle constitue l’épreuve de la quête de l’Absolu. Le dualisme évoque la séparation, la perte de l’unité originaire tant sur le plan mythico-symbolique que métaphysique. Constitué par la structure exclusive de la négation d’exclusion, mode disjonctif radical dont la logique aristotélicienne montre sa vocation linéaire, l’héritage qui en découlera semble correspondre à cette métaphysique de l’étant qu’évoque Heidegger comme forme déceptive d’une pensée de l’Etre. La tension provoquée mènera à des tentatives de franchissement tant en occident qu’en orient, ce qui indiquera par là même que limiter la philosophie en tant que quête de l’Universel, à une culture particulière est aussi contradictoire et mensonger qu’identifier une partie avec le tout. Nous aborderons dans un premier temps le problème du dualisme en tant que tel, puis présenterons une approche non-duelle orientale et terminerons sur la manière dont Jan Patocka tente de résoudre la question.
La question du dualisme
Eric Voegelin se pose la question de la contrainte quant à la conversion. Prenant appui sur l’allégorie de la caverne, la difficulté repose sur l’initiative de la modification qui intervient. Un ordre symbolique se manifeste amenant la conscience à se mettre en œuvre. Cela s’effectue en relation avec la réalité, deux champs se configurent donc. Voegelin énonce que les idées sont des éléments de la réalité que cependant la conscience déploie. Il s’agit de trouver une solution et c’est vers la notion d’inconscient collectif que Voegelin se tourne. Il sera intéressant pour la suite de se rappeler cette référence. L’abandon de ce thème nous semble procéder de deux instances, la première est que la psychanalyse ne constitue pas un support suffisant pour les questions gnoséologique et ontologique (nous retrouvons reposées ici deux dimensions), la psyché n’étant pas apte à se confronter aux apories spéculatives. La seconde est que la notion d’inconscient collectif renvoie à la somme des inconscients individuels, peut-être Carl Gustav Jung, a-t-il fait un effort pour atteindre une dimension autonome, cependant elle reste tributaire des facultés individuelles. Il aurait été envisageable de convoquer ici une pensée beaucoup plus ancienne, celle d’Avicenne posant une imagination agente, à la manière de l’Intellect Agent, déployant une perspective où les facultés du sujet ne sont pas constituants mais où ce dernier agit en tant que réceptacle d’un champ noétique projetant ses images et ses symboles. Un chemin est néanmoins envisagé dès lors qu’un travail de philosophie comparée se met en œuvre. Il s’agit non seulement de rendre compte de ce qui est, mais de se demander si ce qui le fait être n’est pas lui-même distancié de ce dont il fait la présentation. La conséquence propre à la mise en scène de la conscience, ou plutôt de la subjectivité est qu’elle provoque le dualisme. Le propre même de cette rupture s’origine chez Descartes posant deux substances, la pensée et l’étendue, le résultat de cette dichotomie sera que le premier s’affirmera « comme maitre et possesseur » du second. Des courants de philosophies de l’esprit et philosophies de la nature se confronteront par la suite amenant à des tentatives de dépassement. Des philosophies transcendantales et des sciences de la nature comme mouvements empiristes face à des courants idéalistes auront des ramifications jusqu’à nos jours. La question qui se pourrait posée est que depuis Kant, l’idéalisme n’aurait-il pas à partir d’une rupture plus ancienne, celle de l’abandon de la métaphysique intégrale qui pose l’Etre en tant qu’être, été le partenaire d’un positivisme dévastateur qui avait toutes les opportunités de pourfendre ce qui n’était en fin de compte que la dérive onto-théologique d’une science de l’étant suprême ? Schelling ne s’y trompe point qui va chercher comment franchir le dualisme, thème essentiel de son œuvre, en quête d’une philosophie de l’Identité qui ne rompt pas avec la diversité des perspectives mais au contraire les assume. Il serait intéressant de comparer la notion « d’Etre imprépensable » de sa dernière vision avec celle d’Etre en tant qu’être comme non-étant de Heidegger et par la suite de ce qui s’affirmera comme Ereignis, préparant la comparaison avec d’autres aspects de ce que nous nommerons la « présence » entraperçue comme Logos, Tao mais aussi car cela s’affirme dans le même sillage : Dharma, Tathata, ce qui nous resituera au niveau de la donation tant du « Es gibt » heideggerien, de l’apparaître de Jan Patocka et plus récemment de la pure donation de Jean-Luc Marion.
Pour en revenir à Schelling, la césure est éloignée en faveur de l’Absolu dont la Raison est cette Idée et même lorsqu’elle s’exprime dans le sujet, procède de l’anéantissement de toute subjectivité « est-il dit dans les Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature ». Nous pouvons observer qu’ici la « philosophie de la nature » s’énonce sur le mode de la plus haute transcendance. Nous appartenons à la Raison et non l’inverse, ce qui ramène à l’ancienne tradition du Logos Souverain des platoniciens et des stoïciens, qui n’est pas une faculté individuelle comme l’entendement, mais une dimension principielle. « La plénitude de la Raison » dira Schelling mais d’où va surgir l’entendement, ce qui nous rappelle l’épisode hiéro historique de l’Ange Déchu. Ainsi l’unité est-elle Absolue, originaire, nous nous rappellerons ici le chemin spéculatif de la transcendance de l’Un comme au-delà même de l’Etre chez Plotin et Proclus permettant les rayonnements eidétiques les plus audacieux qui nous rapprochent d’un orient sans césure, car non-dualiste, voire émanationniste. Le tournant axiologique de la métaphysique s’effectue à partir de Kant, l’axe de celle-ci se caractérise par une prédominance de l’Instance spéciale (metaphysica specialis) à savoir les conditions de possibilité de la connaissance. La dimension transcendante se subordonne à la sphère transcendantale. Ainsi la métaphysique se refonde sur la base d’une critique. C’est ce que reprendra Husserl pour la constitution de la phénoménologie, il énonce clairement cette position dans « l’Idée de la phénoménologie ». A l’épreuve de cette approche, nous ne pouvons que constater l’intérêt de retrouver une hiérarchie de niveaux de conscience et de dimensions, un axe vertical qui est restitué en direction de la quête des visions eidétiques ou d’Essences invariables. Nous ne reprendrons certes pas ici l’œuvre considérable, mais constaterons cependant une confirmation de la subjectivité toute puissante. Remplaçant le sujet face à l’objet par le dualisme de la Noèse et du Noème, la tension ne semble pas résolue, ni le problème de la priorité de la réduction et de la donation. La configuration s’appuie sur une enquête faite sur la logique, Heidegger dans « Qu’est-ce que la métaphysique » pose une question fondamentale sur la base de la Négation, la logique n’y résiste pas, semble t-il. Entendons cependant que la logique dont il s’agit est non celle constituée en théorie des formes de la pensée, ce que sera la science de la logique chez Hegel, mais logistique ou formalisation mathématique du langage. A cela s’ajoute que pour Heidegger la logique formelle reste une structure d’appel, donc de la logique transcendantale et des contenus et que comme pour Schelling une voie s’offre vers les formes de l’Etre Pur, dont nous avons les indications dans sa thèse d’habilitation sur les catégories de Duns Scot. Retenons que la logique impliquée dans le débat est celle de la réduction analytique qui fait qu’à la fin des subdivisions atomiques en termes élémentaires, toutes distinctions individuelles, conceptuelles et ontologiques sont révoquées dans l’engloutissement de l’ordre numérique, ce qui en somme correspond au désastre associé au règne instrumental. Cette Négation, ce Néant comme Non-Etant est l’Abime de cette pensée qui liée à l’entendement limité ne peut aspirer à la subsomption sotériologique qui empêcherait l’agonie dans ce marécage du scepticisme qui ne laisse comme option offerte que l’agnosticisme positiviste ou la crispation dogmatique des croyances intolérantes.
La voie négative
La voie négative déjà connue en occident par la mise en évidence que la surdétermination de l’Absolu empêche l’attribution prédicative à quelque niveau que ce soit, permet d’explorer un autre paradigme dont l’exemplarité nous parait s’affirmer dans l’école Idéaliste du Vijnavadin, lui-même inscrit dans le Mahayana. Ici s’ouvre le royaume des inconcevabilités, comme dépassant l’œuvre de la discrimination dianoétique invalidante pour ce qui ressortit de la dimension de la transcendance.
Les concepts sont ici irréductibles aux démarches empiro-analytiques. Contrairement à Aristote la plénitude conceptuelle de la logique n’est pas située dans l’Universel Affirmatif (le A), mais dans le E, l’Universel négatif. La syllogistique qui existe aussi mais sous la forme du Tétralème, ne se constitue pas comme structure SMP, mais sous celle d’un prédicat négatif universel, en situation de synthèse plus que d’inférence, avec un point d’Instantanéité qui constitue la Réalité « En Soi » donc le Noumène, où la position « d’Absence présente » en mode d’évanescence s’accorde à une modalité aléthique, ce dont est incapable la logistique cybernético-aristotélicienne. Le sujet disparaît, il est une construction, « il n’y a pas de penseur derrière la pensée » dira Walpulha Rahula, moine du Theravada, donc pas de soi, Anatta et pas d‘Ame. Cela remet en question nos adhésions les plus profondes. Qu’est-ce qu’il y a ? La question que nous posons classiquement en occident depuis Leibniz « pourquoi y-a-t’il quelque chose plutôt que Rien ? » n’est pas ici en vigueur, il vaut mieux demander « pourquoi n’y-a-t’il rien plutôt que quelque chose ? ». Mais de ce Rien, il y a, « Tathata », non né, incréé, « asamskrita ». La difficulté conceptuelle est que l’Ousia d’Aristote, l’Essence suprême du Réel a été traduite en latin par Subtantia ce qui nous ramène à une matérialité ; Heidegger traduira ce terme par Présence ce qui l’amènera aux notions ultra ontologiques de Anwesen (entrée en présence) comme moment de l’Ereignis ou Avènement, décèlement qui s’accompagne de l’Octroi (Reichen) du temps. C’est le tournant heideggerien de Zeit und Sein où se « tourne » d’une manière axiologique la pensée de l’Etre de l’Etant vers la pensée de l’Etre comme génitif et non accusatif. La doctrine de l’éveil, le Buddha Dharma, déclare D.T Suzuki « énonce que l’esprit agit au moyen de l’Inconscient », car l’Esprit c’est l’Inconscient et l’Inconscient l’Esprit. Rappelons que dans le Hirdaya Sutra, la proposition fondamentale est : la forme est le vide et le vide la forme (Cunyata rupam, rupa cunyatam). Nous nous appuierons sur un regard porté sur le Vijnavadin qui pose une totale asubjectivité dont le principe renforce cependant la toute puissance de la Pensée ou de l’Esprit (Citta). L’approche est ne l’oublions négative dans le sens méontologie, ou la négation opère sur deux niveaux : une ontologie négative que l’on peut traduire en logique par F (~X) et une négation ontologique par ~(Fx). L’absolu est négatif, il correspond à un Absconditum mais sans oublier que comme dans le paradigme théologique occidental, celui-ci est non une simple disparation mais le Sans-Fond (Abgrund) sur lequel repose le fond originel (Urgrund). De l’absconditum dépendra l’apparaître du Revelatus. Ce que l’on nomme le Nirvana, est extinction, mais de ce qui n’est pas en tant que tel, or dans la dimension conditionnée, rien n’est réel au sens d’uns substantialité qui perdure. L’extinction s’effectue sur la finitude, la limitation. Le Vijnavadin va poser six acceptions de l’Absolu, il est intéressant de les énoncer. L’akasa, que l’on peut traduire par Espace ou Ether, il ne s’agit pas d’une forme à priori de la sensibilité comme chez Kant. Viennent ensuite la pratisankhya-nirodha et l’apratisankhya-nirodha, respectivement l’extinction par connaissance et celle par cessation des passions sans passer par la connaissance. Nous avons ensuite l’immobilité ou Acalanirodha, la samjna-vedagitr-nirodha ou suppression des représentations et enfin, la Notion Principielle Fondamentale que est l’Ultime Eclair de l’Eveil : Tathata. Cela, le pur quod qui est dit Jankélévitch un nescioquid. Tous ces termes constituent des renvois multiples du Même sans altérité. Nous sommes ici au sein des « vagues comme océan » ce qui traduit la nature du multiple identique à « l’océan comme vagues » de la Nature Essentielle ou Tathata, pour reprendre les évocations brillantes dues à René Grousset. Le vijnavada fait intervenir trois types de conscience qui sont l’Alayavijnana, la Manovijnana et la Pravitti-vijnanas. La première qui est la plus importante est à l’origine du mouvement cosmique. Elle est un réceptacle de germes et possibilités qui engendrent le karma. La conscience est ici indéterminée, elle n’a pas d’objets empiriques et ne pose pas l’altérité, c’est une pure conscience mais créatrice et dont partent cependant les futures configurations. A cet égard, il existe une conscience totalement pure dont n’émanent par d’entités limitées, il s’agit de l’Amalavijnana. Souvent associée au Tathagatagarbha, l’alayavijnana est considérée comme la matrice des Bouddhas mais aussi de tous les êtres.
Le Lankavatarasatra déclare que « le domaine du Tathagatagarbha-alaya-vijnana est immaculé ». L’expression associe les deux termes, le garbha ou matrice est pur et franchit la distinction du fini et de l’infini. L’Amalayavijnana est l’alayavijnana purifiée des illusions transcendantales.
Une harmonie originaire est posée qui va faire s’extraire une pluralité de déterminations à partir d’un mouvement. La conscience devient les déterminations des entités intérieurement mais reste extérieurement indifférenciée. Il n’y a pas ici de séparation entre un sujet et un objet. La Klista mano-vijnana ou seconde conscience fait intervenir la dualité. Le mouvement de détermination s’effectue par le manas, procédant de l’indétermination initiale de l’Alaya vers le déterminé qui correspond aux pravitti-vijnanas où l’univers est identique aux contenus de la conscience. La propre du manas est de constituer des catégories, de rendre possible les déterminations par Noèse. La transition s’effectue de la pure contemplation et de la pure forme vers les formes multiples. Cette conscience active constitue une médiation entre le niveau transcendantal de l’Alaya et celui empirique des pravitti, niveau des formes et des catégories. Ici intervient la notion de sujet dans deux acceptions, elle est le mode nécessaire de réception de la connaissance mais dès lors qu’il y a constitution d’un ego par réflexivité, une construction artificielle s’effectue. Les implications d’une telle approche sont nombreuses, le sujet n’est lui-même qu’un point de vue, il n’existe qu’en tant qu’il ne prétend pas à la subjectivité. Ainsi a-t-il sa réalité de conscience active dès lors qu’il ne se pose pas comme entité auto-constitutive. La troisième conscience ou Pravitti-vijnanas correspond à l’univers manifesté, constitué de six consciences en deux groupes, intérieurs et extérieurs. La conscience intérieure s’énonce comme mano-vijnana et signifie la connaissance des idées, à la différence de la Klista mano-vijnana qui procède des idées des objets empiriques alors que la première est transcendantale. La conscience extérieure est en relation avec les sens.
Trois vérités sont énoncées : Parikalpita, il s’agit de ce qui n’a aucune existence authentique, la fabrication des phénomènes par la représentation, ce que l’on traduit par l’objectivité en occident. Le Paratantra qui correspondrait à la dualité sujet/objet, il s’agit de la conscience dans ses différents aspects, qui sont eux réels mais uniquement en tant que formes de la pensée. Ce que la conscience imagine est irréel, mais la conscience est bien réelle, ce qui signifie que les créations noétiques sont reconnues comme authentiques, les Idées mais pas les objets, l’idée est donc illusoire quant à ses projets, mais l’illusion est donc l’Idée ou les Idées sont. Une autre approche donc d’un cogito sans ego. La vérité ultime est Parinispanna, c’est l’Absolu, pure conscience sans détermination, pur vouloir. Quand le paratantra est purifié du parikalpita, il devient parinispana. Le paratantra et le parinispana ne sont ni différents, ni identiques, ils sont Un, donc de manière non exclusive car non-duelle. L’apparition procède d’Un Néant radical qui porte les Affirmations au fur et à mesure que la pensée s’élève sur l’axe vertical d’une désurimposition, d’étages en étages où les différents champs de vision, dhyana, déploient les bhumis ou dimensions qui structurent les trois mondes (Kamaloka,Rupaloka,Arupaloka) ; à l’Ultime éveil, le Dharma-dhâtu (monde de l’Essence) est identique au Loka-dhâtu (monde empirique), chaque chose est en tant que telle, yathabuthata, vue dans son essence incréé, non-née, l’extinction du Nirvana est Prajna, gnose ultime. Des développements plus importants seraient ici nécessaires, mais nous retiendrons le fait d’une pensée non-dualiste, d’un abandon du sujet et d’une capacité à résoudre les apories de l’Etre et de la Pensée par une voie négative.
La phénoménologie asubjective de Jan Patocka
Certaines difficultés résidant dans la recherche d’une philosophie première par Husserl vont se faire jour par l’aspect égologique qui se profile, avec la notion de vécus et d’actes de la conscience, tout en maintenant la fondation d’un monde de la vie. Même si les formes de donations sont objectives, l’appréhension du réel est un mode du vécu, c’est-à-dire du moi qui saisit réflexivement au sein d’une disposition d’esprit. L’apodicticité ou l’évidence de la donation s’effectue en tant qu’appréhension en tant que vécu subjectif et s’attribue à ce dernier la vérité de la monstration du champ apparitionnel. La coordination noético-noématique sera le but atteint en termes d’universalité, laissant à la fois un doute sur ce qui risque de provoquer un dualisme, mais en outre devenir plus le problème d’une construction subjective que d’une donation effective. Comme l’indique Patocka le vécu qui est donné dans la réflexion tente de faire apparaître une transcendance du côté objectif. La sphère phénoménale n’est dans l’approche nullement autonome, les difficultés s’amplifient avec les notions de « données hylétiques », constituants de la forme et de la matière, où l’attribution oscille entre le vécu et l’objet, la noétique et le noématique. Or, remarque Patocka l’approche de Husserl, notamment dans la « Krisis » s’affirmera résolument dans la priorité de l’ego et non dans le cogito d’une noèse objective qui peut se déceler dans la réflexivité, nous pourrions ici songer à une noèse objective sans sujet tel que nous l’avions évoquée au chapitre précédent.
L’ego ne fonde pas, en tant que subjectivité le champ apparitionnel lui-même en tant que sujet, il ne s’agit pas de nier ici son existence, il est inscrit comme mode de l’apparaître, c’est-à-dire comme apparaissant. S’il y a sum, ce dont il est difficile de se dessaisir, celui-ci est tributaire d’une dimension plus vaste qui le fait apparaître, donc l’apparaître en tant que tel. Le sum inclut l’ego qui surgit car le premier en tant que moment de l’être procède bien de l’apparition. L’ego lui-même est sans contenu, il se constitue comme regard sur les choses d’où surgissent des perspectives en termes de renvois. Ici l’ego comme perspective, nous retrouvons d’une certaine manière l’aspect monadique, développe un ensemble de possibilités qui comme projets peuvent se remplir. L’objet constitue pour l’ego la possibilité de se révéler et non un caractère introspectif qui ferait apparaître les modalités constitutives de l’objectivité. C’est une manière inversée d’appréhension du réel qu’il s’agit de mettre en œuvre, un travail de miroir où l’apparaître accomplit dans la multitude de ses étants manifestés la richesse infinie du champ phénoménal. Le sum est fondé ontologiquement et non psychologiquement, inséré dans le champ phénoménal, il peut parvenir à ce qui dépasse les limites de l’ego, à des structures fondatrices qui ne ramènent pas aux difficultés du dualisme. Patocka rend compte du fait que Heidegger par la mise en œuvre d’une pensée de l’Etre échappe aux risques de subjectivisme de la phénoménologie husserlienne. Lorsque s’énonce le « Da-Sein », il ne s’agit pas du simple « être-là » mais d’un là de l’Etre, insigne en ce sens qu’il s’agit d’un étant qui a le privilège d’un regard sur l’étant qu’il n’est pas, jusqu’à un autre de l’étant, un néant apparaissant en tant que voile de l’Etre. Une lecture de lettre VII de Platon par Jan Patocka est à cet égard intéressant. Il s’agit ici de mode d’apparition de l’étant, le nom, la définition, l’image qui sont considérés comme différentes choses apparaissant dans le regard, elles possèdent une teneur objective et ne sont pas le résultat d’une construction de l’esprit. L’onoma, le logos et l’eidolon sont des réalités sensibles, la doxa et l’épistémé des réalités idéelles. Il n’est pas certain que Platon aurait fait la même approche, il n’en reste pas moins que nous avons affaire dans le paradigme antique à une Raison objective où la subjectivité en contre partie peut se réduire à l’aspect dianoétique, à la « ratio » des latins, simple faculté individuelle qui aura un avenir prépondérant et désastreux en occident jusqu’à devenir l’expression de la pulsion dominatrice par excellence. Les choses apparaissent donc avec des caractères objectifs, le vécu ne constitue pas ceux-ci à moins de fabriquer une réalité illusoire. Ce qui apparaît c’est la chose même, le donné et non d’abord une perception interne. Les variations indiquent la présence de différentes choses ou d’une même chose mais recueillie au sein de diverses perspectives. « La chose n’est pas l’acte de comprendre mais ce qui est compris au travers des perspectives ». La vue de la chose est ce qui est donné dans la perspective et non le résultat d’une visée intentionnelle.
Le sujet est bien ce à quoi l’apparaissant apparaît mais il est lui aussi une chose apparaissant, il n’est plus le principe de l’apparition. L’apparaître, le champ phénoménal se structure en tant que totalité universelle, grand tout comme monde, moment premier de l’apparaître, ce à quoi l’apparaissant se montre (le sujet) et enfin manière dont ce qui apparaît se donne. Des variations s’effectuent donc, au sein de perspectives multiples, il n’y a cependant pas de noèse mais l’apparaître du champ phénoménal qui réfère au noème. Les processus ne se déroulent pas dans la conscience mais devant soi. La phénoménologie de Husserl apparaît comme une recherche aporétique qui tente de proposer des fondations ultimes, cependant les subdivisions irréductibles auxquelles elle aboutit nous semblent appartenir à la dimension des antinomies de l’entendement. Comment franchir le dualisme, la question se pose toujours, Patocka apporte une réponse, elle n’est pas définitive, il est aussi nécessaire de l’interroger, elle montre néanmoins l’importance d’une remise en question de la souveraineté de la subjectivité.
Conclusions
Nous n’affirmerons pas avoir répondu à la question mais seulement tenté d’ouvrir des chemins dans le champ d’investigation. D’une subjectivité triomphante qui se pose comme radicale de par un sujet conquérant face à un objet qui doit se soumettre ou se fabriquer, nous avons vu apparaître deux autres voies. Le vijnavada fait disparaître le sujet considéré comme illusoire et Jan Patocka l’intègre comme moment de l’apparaître. N’y aurait-il pas ouverture sur le débat entre Georges Vallin posant la forme individuelle comme origine de la négation d’exclusion et Henry Corbin affirmant qu’au contraire c’est de l’anéantissement de l’individualisation et sa défiguration qui empêche le franchissement de la solution de continuité. Comme l’indiquait Ibn Arabi, c’est entre le oui et le non que les esprits s’élèvent.