Le legs de la philosophie grecque à l’occident chrétien par les commentateurs arabes

Jean-Luc Spinosi


Introduction

Dès que l’on aborde une thématique en philosophie nous entrons dans la dimension philosophique de plein pied, quel que soit le sujet abordé. L’opportunité de porter notre regard sur les sources de la restitution faite à l’occident par les traducteurs et commentateurs arabes, aura outre l’avantage de satisfaire notre curiosité sur les événements de l’histoire, celui essentiel de faire réfléchir aux concepts fondamentaux de cette science difficile à définir (car son objet excède toute définition) que l’on nomme la philosophie. Deux précisions importent, la première est que nous nous intéressons à la philosophie en tant que science, celle qui s’affirme soit comme métaphysique (science des principes universels), ontologie (science de l’Etre), ou encore philosophie première (protephilosophia), philosophie transcendantale (conditions de possibilités) ou système de la science absolue (Schelling, Hegel), nous nous apercevons déjà de l’étendue et de la complexité de la forme théorique envisagée. Ceci pour dire qu’en aucun cas nous n’aborderons la philosophie pour ce qu’elle n’est pas : manière de voir, ensemble d’opinions personnelles ou vision du monde, ce qui ressortit à l’idéologie. Ces précisions sont nécessaires afin de comprendre que l’enjeu fondamental est celui de la rationalité et donc des rapports d’intelligibilité ouvrant ou tentant d’accéder à la dimension de la réalité. C’est ainsi que l’ont abordé les philosophes arabes, dans un contexte où il en allait de la convergence possible (ou difficile) entre deux paradigmes (modèles théoriques) ceux de la révélation et de la raison.

Nous aborderons dans un premier temps le plan des événements historiques, sans pour autant entrer dans des détails qui ne sont pas de notre ressort. Ensuite nous tenterons de présenter la particularité du commentaire dans la philosophie arabe, et enfin une approche de la problématique conceptuelle.

A) Histoire

Deux contextes et deux dates vont permettre de rendre compte de la disparition de la philosophie en Europe au VIème siècle. A la fin de l’empire romain qui se scinde en orient et occident, prenons tout d’abord le second. Sur les décombres d’un empire qui vient de se démanteler règnent les tribus germaniques. Un empereur goth, Théodoric Ier est sur le trône de Caesar, comme ses compatriotes, il est de confession chrétienne, mais disciple d’Arius (hérésie arianiste), là semble s’arrêter l’emprunt culturel à la société qu’il vient de conquérir. Les derniers représentants de la philosophie, Symmaque et Boèce, dernier grand héritier de l’Académie de Platon sont les témoins de ce crépuscule de civilisation. Boèce, figure emblématique, nous livrera un ouvrage admirable intitulé « La consolation de la philosophie », ce sera son dernier car outre un des plus beaux textes sur ce qu’est la vie philosophique, il y est en fait démontré ce que c’est « qu’apprendre à mourir », selon une des définitions socratiques de la philosophie mais de façon bien réelle. Boèce compose ce texte alors qu’il est emprisonné et condamné à mort, en 526. Nulle postérité institutionnelle ne lui fera suite. Eparpillées dans des monastères isolés, les influences de son œuvre ne seront pas décisives. En orient, l’Empereur Justinien à Byzance ne réservera pas meilleur sort à l’enseignement de la philosophie, il la mettra aussi symboliquement à mort comme étrangère à la religion. L’école philosophique est fermée à Athènes en 529, nous remarquerons la proximité des dates entre cette fermeture et la mort de Boèce. La démarche politique fondamentale de Justinien est de rétablir l’empire en s’appuyant sur la christianisation, cela implique une définitive éradication des courants philosophiques et notamment néo-platonicien ainsi qu’un effort de reconquête territoriale qui le mènera jusqu’en Italie. L’on pourrait s’étonner de l’hostilité qui est dirigée contre la philosophie ; la théologie chrétienne, ayant trouvé plus tard en elle une servante (la formule consacrée était Philosophia Théologia ancillae), mais pas toujours docile comme elle pourra le constater, puisque des « propositions philosophiques » l’église a toujours dressé des listes d’incompatibilité. La raison majeure de cet ostracisme justinien, est que ce que propose la religion quant à l’élévation de l’âme humaine, l’atteinte de la vie divine, la purification de l’Etre ou encore l’illumination contemplative, tout cela la philosophie le proposait déjà selon son propre chemin. Le philosophe qui atteint le degré ultime de son ascension, après avoir purifié son âme des déficiences mondaines devient un Kosmotheoros, un contemplateur de l’Univers, il devient immortel, vivant dans la pensée (pensée qui se pense elle-même), « il n’est que vision » dira Plotin, et s’il s’intègre à la vie divine, il n’a pas pour cela recours à la foi, mais bien plus considère celle-ci, (la pistis) comme une étape inférieure, du même registre que l’opinion, considérée comme peu fiable. Or la philosophie ne meurt pas à cette époque, elle qui vise l’immortalité, c’eut été un comble. Elle se déplace, quitte la Cité qu’elle avait un jour voulut édifier en référence à la République de Platon et devient nomade vers des terres plus favorables où elle continuera de s’épanouir.

Réfugiés en Perse, puis revenant dans l’empire byzantin mais non à Constantinople, un groupe important de philosophes dont Damascius et Simplicius s’installent à Harrân, leur enseignement continuera à s’effectuer lors de la période islamique du royaume de Bagdad qui intégrera cette région à son influence. A cela il faut ajouter l’exil de Byzance de communautés chrétiennes déclarées hérétiques, nestoriens et monophysites, s’installant en Syrie et allant se retrouver par la suite dans l’orbite de Bagdad. Ces chrétiens avaient parmi eux des détenteurs d’œuvres d’Aristote et par la même des commentateurs. Un personnage particulièrement important Denys l’Aréopagite en Syrie adapte le néoplatonisme à la révélation chrétienne.

Pour en finir avec le paysage décrit, notons que l’école d’Alexandrie n’avait pas été fermée grâce à un texte de réfutation de la pensée du néoplatonicien Proclus. Tout cela, l’islam du Khalifat des Abbâsides de Bagdad allait le recueillir, permettant ainsi l’essor d’une envolée culturelle à travers le travail de traduction et de commentaire.

Lors de la reconquête chrétienne des territoires de l’Espagne musulmane, les transferts d’une civilisation élaborée, détentrice d’un savoir étendu concernant la médecine, l’astronomie, les sciences et les mathématiques, allaient pouvoir permettre à l’occident de rattraper progressivement son retard. L’on peut établir le rétablissement effectué de l’Europe à partir du XIIIème siècle. L’autre lieu de rencontre est situé en Italie du sud et en Sicile, la ville de Salerne étant un site privilégié. Sur la base de ces contacts, de ces passages d’hommes et de connaissances, la philosophie allait trouver son véhicule et permettre non seulement la restitution des œuvres oubliées mais la confrontation à une pensée vigoureuse.

B) LE TRADUCTEUR ET LE COMMENTATEUR

C’est ici que nous allons rencontrer le cœur du sujet sous la figure du commentateur Arabe. Peut-être se fait-il que la séparation entre traduction et commentaire est moins nette qu’il n’y parait. Prenons dans un premier temps la traduction. S’aidant des chrétiens en terre d’Islam, notamment en Syrie, une monumentale masse d’ouvrages est traduite du grec en arabe. Al Kindi que l’on peut repérer comme le premier « Falasifat » est à l’œuvre, à travers ce que l’on nomme une herméneutique ou art de l’interprétation, répondant à des règles. C’est, en reprenant un titre de Deleuze, là que se joue différence et répétition, comment éviter que la traduction ne devienne trahison. Averroes (Ibn Rush) est très conscient de l’enjeu, car pour lui Aristote clôt le cycle de la pensée philosophique, l’on ne peut rien y ajouter, là se situe la vérité, ce qui reste donc au philosophe, c’est le commentaire. D’ailleurs Averroes aura le mérite selon les courants aristotéliciens de la philosophie scolastique d’avoir expurgé Aristote des apports platoniciens mobilisés surtout par Avicenne. Al Farabi de même, considère Aristote comme l’achèvement de la philosophie, bien qu’il ait conçu une concordance des enseignements d’Aristote et de Platon, titre d’un de ces ouvrages fondamentaux. Or si nous ne pouvons ajouter ou retrancher, il convient d’expliquer, d’enseigner et bien plus faire traduire la plupart des œuvres d’Aristote en incorporant aussi des livres néoplatonicien dont une méprise « la théologie d’Aristote » en fait partie des Ennéades de Plotin , sous l’appellation de Liber de Causis (livre des principes) bien souvent amené dans les débats de la philosophie médiévale, qui est en fait une série de propositions écrites par Proclus, disciple de Plotin. Cet apport néo-platonicien aura une influence décisive sur des penseurs comme Al Farabi, autre grand nom de la philosophie islamique, mais aussi et surtout sur Avicenne (Ibn Sinna) qui en tirera les éléments d’une hiérarchie céleste. La traduction pose déjà une difficulté, on ne passe pas d’une langue indo européenne tel que le grec à une langue sémitique comme l’arabe sans risquer des mésinterprétations voire des contresens .Déjà s’effectue l’exercice philosophique qui consiste à reconduire la pensée à sa signification profonde. A cet exercice le penseur islamique est déjà préparé, de la même manière que sont indiquées dans le Coran les notions d’extérieur et d’intérieur (Zahir et Bâtin), le texte philosophique possède un niveau littéral et un autre relevant de strates plus profondes. Il s’agit donc pour le commentateur de rendre compte avant tout d’une attitude, le commentaire est un exercice redoutable qui ne peut qu’échouer s’il devient paraphrase ou pétition de principe, n’oublions pas que les termes grecs n’ont pas d’équivalents strictes, ni en arabe, ni en latin. Il est par exemple intéressant de voir les exemples qu’Annah Arendt prend pour indiquer ces différences (Aléitheia et Véritas, Logos et ratio, etc.), une pensée est à l’œuvre dans le langage, il s’agit de la faire s’exprimer, donc de faire éclore un sens. Le commentateur va t’il voir ici sa tâche s’accomplir ? En fait il va dans son travail excéder la teneur du sens qu’il dévoile et devenir un créateur. Nous voyons donc que bien que tenant à une certaine répétition, celle-ci se dépasse en différence. Nous ne verrons pas ici une défaillance mais bien la preuve que la pensée, l’activité théorique suprême pour les anciens grecs, est à l’œuvre. Il faut préciser que l’œuvre d’Aristote présente souvent la particularité d’être aporétique (c’est-à-dire confrontée à des impasses qui fait revenir en arrière) où l’on aurait tort d’y voir un simple discours apophantique, celui qui se conterait du mode binaire oui ou non, vrai ou faux, car pour le Stagirite la Vérité n’est pas un processus de vérification, mais bien une quête de l’Etre. Ainsi même Averroès qui est le commentateur le plus fidèle ne saurait être tenu pour défaillant dès lors qu’un apport de sens s’effectue, car le fait que l’Aporie (l’impasse aporos = sans porte) chez Aristote permet des ouvertures pour la pensée est une indication. Outre la traduction, le commentaire, le problème est celui de l’intégration. L’on ne peut transférer dans son contexte des notions conceptuelles nouvelles sans les rendre en quelques sortes assimilables, et l’occident latin fera de même. Ici la rencontre des verbes (Logos grec et révélation coranique) doivent selon les philosophes non cohabiter mais relever d’une dimension commune. Averroès tiendra que la philosophie permet de découvrir les vérités du Coran, Al Farabi qu’elle est la vérité du livre et Al Kindi que le Coran est le réceptacle de la sagesse philosophique. Il faut comprendre le texte du Coran, trouver le sens qu’il contient, tâche de la philosophie, mais en même temps le Coran incite à la connaissance du monde, tâche encore de la philosophie. La théologie latine, prendra en compte ces données pour son propre compte mais pas toujours sans mal. Questionner donc enfin la philosophie, lui permettre d’élargir la dimension fondamentale du sens comme vérité de l’Etre (expression d’un philosophe contemporain) c’est mettre en œuvre un commentaire et une traduction qui ne relèvent pas d’un simple « transfert de compétences », car il s’agit d’une véritable réflexion.

C - LES CONCEPTS – APPORT FONDAMENTAL

Nous n’aborderons pas comme c’est devenu parfois le cas dans une philosophie de comptoir, les banalités de base pour reprendre l’expression de Vaneigheim. Il s’agit du passage de concepts métaphysiques fondamentaux, de l’Islam philosophique à l’occident latin, permettant ainsi à l’activité théorétique de retrouver le chemin de sa destinée, peut-être européenne comme semble l’indiquer au XXème siècle Edmond Husserl. Nous nous tiendrons à une approche simplifiée des éléments conceptuels introduits dans la philosophie latine, et bien que procédant à une réduction, il va sans dire que cela n’éliminera pas toutes les difficultés.

Dans un premier temps nous proposerons un survol des quatre penseurs principaux qui vont constituer ce bagage de transmission, où l’on s’apercevra de l’itinérance des formes théoriques platoniciennes, aristotéliciennes et néoplatoniciennes, en insistant sur le fait que l’héritage est dominé par Aristote.

Un rappel sur les différences entre l’enseignement de Platon et d’Aristote est nécessaire .Brièvement l’ascension platonicienne de l’âme s’effectue progressivement par une voie dialectique, en s’élevant au-dessus du sensible pour atteindre la Réalité Absolue des Idées Souveraines régnant dans le ciel. La dialectique est un chemin qui de tension en tension entre les diverses notions permet de s’extraire de l’individuel pour accéder à l’universel .

Aristote , bien qu’élève de Platon, effectue une démarche analytique et empirique , l’expérience prévaut mais la pensée souveraine est atteignable même pour peu de temps pour les humains.

La dialectique existe aussi pour Aristote, sous un statut ambiguë, parfois il insiste sur le fait qu’il ne s’agit que de probable, de l’opinion, mais il reconnaît paradoxalement que la Sagesse, la Sophia, s’atteint par son moyen. Une autre notion concerne l’Ame, elle est constituée de trois facultés, nutritive, sensitive, intellective. C’est la dernière qui retiendra notre propos. De plus l’intellect se répartit entre deux phases comme toute l’ontologie aristotélicienne, la puissance et l’acte, l’acte est l’accomplissement, la puissance la privation. Contrairement à Platon où c’est l’état de l’Essence (l’essence comme Etat soustrait au devenir), qui est le niveau de réalisation absolue, Aristote voit dans le mouvement le mode propre de l’accomplissement, ainsi Dieu bien que moteur immobile est acte pur de la pensée qui se pense elle-même.

Un accord est recherché cependant entre les deux penseurs par les néoplatoniciens, l’accent est mis sur une hiérarchie ontologique (Aristote) et une insistance sur l’Un (le principe suprême) qui est au-dessus de tout, secondé par l’intellect comme dimension, une intelligence cosmique, l’Ame du monde (trois hypostases) et enfin l’univers du multiple dont nous faisons partie, sur le fond de la Matière ou Nature comme ténèbres nécessaires.

Voilà en gros ce qui a constitué le bagage hellénique des philosophes arabes. Al Kindi le premier au IX, bénéficia d’un travail de traduction considérable et légua une œuvre en latin nommée liber de intellectu où la distinction sur l’Intellect est transmise, de même ce qui allait devenir la célèbre querelle fondatrice des courants de philosophie médiévale, à savoir les Universaux. Al Farabi quant à lui apportera une autre distinction, celle de l’Essence et de l’Existence, (une prédominance platonicienne est à remarquer) cette distinction permettra à St Thomas d’élaborer sa doctrine en réaction à Al Farabi. Avicenne et Averroès restent cependant les deux noms déterminants de l’influence décisive sur l’occident latin. Avant cela nous indiquerons que l’enjeu essentiel fut celui de la constitution de la métaphysique (science des principes premiers et universels) mais de cette métaphysique spéciale (en opposition à la métaphysique générale, la frontière fut théorisée par Kant) qui se rapporte à trois objets = Dieu (théologie rationnelle), l’Ame (psychologie rationnelle) et le Monde (cosmologie rationnelle). Nous nous occuperons principalement de l’Ame, à travers la notion d’Intellect. Si c’est apport n’avait pu se produire, il est clair que la face du monde philosophique eut changé, l’université médiévale ayant comme consigne de ne se préoccuper que des sept arts (Trivium = grammaire, rhétorique, dialectique), (quadrivium : arithmétique, musique, géométrie, astronomie), la métaphysique n’y apparaît pas, elle allait cependant traverser grâce à cet héritage, le domaine des arts de la faculté où les philosophes peuvent s’exprimer non sans péril, comme par exemple l’application de la dialectique (logique) aux mystères de la foi. Quand un évêque déclare qu’il n’est que folie de « disputer avec des servantes sur Dieu », nous savons qu’au niveau de l’héritage, Ghazali y avait aussi participé mais pour faire des émules dans les entreprises de liquidation.

Ceci étant évoqué, les deux grands protagonistes, de l’apport essentiel à l’occident latin, ont été cités. Commençons par un rappel sur Avicenne, fortement platonisé et même néo-platonisé, son univers philosophique exprime un axe vertical de l’Etre où l’intellect et l’âme ne sont pas confondus. L’âme est une essence, une substance et ne se réduit pas à ses modes opératoires (les facultés), ceci va être extrêmement important car les scolastiques médiévaux vont moduler l’apport aristotélicien par cette notion d’une âme substantielle, et notamment Thomas d’Aquin. L’univers d’Avicenne est quasi dionysien, comme hiérarchie céleste, qui de l’Un s’émane en plusieurs intelligences et opère par théophanie, permet la reconnaissance de la pluralité et cela même dans le royaume de l’intelligible. Une notion déterminante presque incompréhensible pour un esprit cartésien est celle d’imagination agente, non comme faculté individuelle, mais comme dimension réceptive de l’intelligible et cela sur un plan ontologique. Il n’y a pas cette notion dans la philosophie occidentale ,sauf à notre état de connaissance, Kant qui l’approche avec le schématisme et l’imagination productrice et essentiellement Schelling qui la retiendra dans sa configuration. Avicenne retient néanmoins Aristote mais platonisé, l’impact sur l’occident latin sera considérable.

A cela l’autre grand penseur, Averroès réagira, et sa défense de la philosophie contre Ghazali, sera tout autant un règlement de compte intellectuel avec Avicenne. Averroès purifie de tout platonisme Aristote dont il affirme que son enseignement est « toute la vérité ». L’intellect en acte, ou agent est la faculté essentielle, c’est la Raison Souveraine, l’homme n’a qu’un intellect possible et obtient la réalisation dès lors qu’il se fond dans l’intellect agent. Trois genres de connaissance sont disponibles : 1) La foi par la Révélation, 2) la dialectique, connaissance du probable, 3) enfin la Raison, c’est-à-dire, la Démonstration, sommet de l’activité et Vérité Absolue. L’on comprendra les difficultés théoriques de la réception de cet enseignement dans le contexte théologique latin.

Trois courants sont à l’œuvre : les tertulliens qui optent pour la supériorité radicale de la foi. Les thomistes qui cherchent un équilibre entre la Révélation et la foi et un courant que nous pouvons appeler rationaliste qui privilégie bien sûr la Raison, mais là aussi faut-il faire la distinction entre ceux qui vont opter pour la Raison Souveraine, comme St Bonaventure, Sigert de Brabant et d’autres établissant une raison limitée, comme l’établira le courant nominaliste dont Ockam est le représentant significatif. Ces courants auront une importance décisive sur l’histoire de la philosophie : Descartes s’en tient à un entendement limité pour l’homme, comme Locke, Kant ; quant à Hegel et Schelling se pose l’Esprit comme Absolu, ce ne sont que quelques exemples d’un thème fondamental, puisque nous y retrouverons la question de l’Intuition Intellectuelle.

Le problème qui va se poser, surtout avec Averroès est celle de l’âme individuelle, de la responsabilité et donc de la pertinence du cadre de la Révélation affirmant le jugement dernier et la résurrection des corps.

Albert le Grand, sur demande du pape, écrit un traité « De l’unité de l’Intellect », il s’agit d’éprouver Averroès, donc Aristote au contexte de l’église. Albert le Grand reconnaît le retard intellectuel de l’occident et signifie qu’il faut se mettre à l’école des penseurs arabes pour savoir ce qu’est une science, c’est-à-dire pouvoir raisonner de manière cohérente. Acceptant Averroès quant à l’intellect agent, lumière universelle qu’éclaire l’humain, il intègre Avicenne pour indique que l’âme est une substance et qu’elle ne contredit pas le fait de posséder des facultés indépendantes du corps. L’âme est sauve, mais Albert insiste sur le concept de « possibilité » et « d’acte » reprenant Aristote où l’homme se fond dans le principe de l’Intellect Agent et ne peut ainsi expliquer l’individualité. Des hésitations constantes sont à l’œuvre la conciliation n’est pas apparente, une pléthore de penseurs vont surgir sur ce thème du conflit de l’Ame individuelle et intellective, sigert de Brabant représentant le courant Averroïste, Thomas plus complexe un Averroïsme corrigé d’éléments avicenniens. Les condamnations de l’église s’en donnèrent à « cœur joie ».

La figure emblématique de l’Averroïsme latin est Siger de Brabant, enseignant à la faculté des Arts où il était interdit de s’occuper de théologie, toutes les thèses refusées par Thomas d’Aquin sont affirmées par Siger. L’éternité du monde, l’unité de l’intellect et donc le refus de l’individualité de l’âme, thèses qui contredisent la révélation, sont proposées à titre d’exercice philosophique. Or Siger de Brabant va indiquer que les thèmes peuvent ne pas être vérifiés dans la révélation mais par la raison, ce qui n’implique pas une défaillance de la religion, mais qu’en fait comme il le dit « nous n’avons rien à faire maintenant des miracles divins, puisque nous discutons en physicien des choses naturelles ». La condamnation s’effectua dans les règles en établissant que les averroïstes enseignaient la « double vérité contradictoire de deux propositions », ce qui est du domaine soit de l’imposture de la part de l’église, soit de sa difficulté de compréhension.

Là où Thomas va chercher une conciliation c’est effectivement entre raison et foi, la première est naturelle, limitée, mais mène à un stade de compréhension supérieure dans le domaine métaphysique. S’aidant du paradigme aristotélicien et averroïste pour la configuration générale, les références à Avicenne sont constantes pour réfuter la thèse de l’unité de l’intellect, il faut que l’âme individuelle soit affirmée pour maintenir le modèle théorique de la révélation. Quand la raison contredit la révélation, c’est que son travail n’a pas suffisamment été effectué, cette position se retrouve chez un penseur juif fondamental, Maïmonide, Thomas reste pour l’essentiel aristotélicien, cependant si la connaissance est limitée, par un recours aux thèses néo-platoniciennes, la réalisation ultime est affirmée par la dimension ontologique, ceci permettra de ne pas compromettre le mystère du divin. Thomas aura une influence considérable sur l’histoire de la pensée en occident, que ce soit en approbation ou en réaction. Nous retrouverons l’essentiel des débats, sous d’autres formes dans la philosophie, l’intellect sera désigné par les termes d’entendement, de raison, interviendront des notions comme la lumière naturelle et la réflexion portera sur l’articulation de l’intellect et de la volonté. Nous pourrons au fur et à mesure de la consultation des auteurs de la renaissance où s’effectue un retour du platonisme, mais aussi de la philosophie contemporaine repérer des équivalences.

Une dernière précision : pour Frege au XXème siècle, théoricien de la logique mathématique, la pensée n’est pas liée à l’individu, Kripke philosophe analytique considère que les points de vue sont objectifs. Dans la philosophie analytique, préoccupée par le langage, la logique et les mathématiques, la querelle des universaux ne s’est pas achevée, les enjeux sont présentés différemment peut-être jusqu’au grand ordinateur de l’Intelligence artificielle défiguration du grand architecte de l’univers, où une nouvelle inquisition travaille à la mise en place de contre-paradigmes dictés cette fois par un pouvoir qui n’a plus rien de théologique, mais où la réduction technocratique semble bien avoir repris les mêmes tendances au dogmatisme et aux contrôles.

En conclusion nous aurions pu constituer un petit jeu de sondage, où chacun aurait coché des cases, et à la fin se trouver dans la colonne bien formée des averroïstes ou des avicenniens de base, ceci en mode de linéarité binaire bien sûr, c’est tellement plus simple. Et de cela un organisme de relevés d’indices d’opinions aurait pu tirer les conclusions nécessaires à une étude de marché pour rééditer Avicenne ou Averroès. Le pire dans tout cela c’est que nous ne plaisantons même pas, mais que pour ce qui est du retour de la Raison, ou du retour à la Raison, nous évoquerons Jorge Luis Borges qui dans « La quête d’Averroès » du recueil intitulé « L’Aleph » déclare « Averroès disparaît à l’instant ou je cesse de croire en lui ». Et c’est peut-être la seule croyance nécessaire en ces moments où la raison s’efface devant les cortèges de croyances que l’on nomme adhésions, et qui sont destinées à des productions bien terrestres, faisant obstacle pour des motifs de rentabilité et de pouvoir, à la rationalité critique, celle de l’examen de la pensée qui se réveille des images fabriquées par la société spectaculaire marchande. Ainsi Averroès peut-il encore être évoqué comme symbole de la condition humaine en acte et pas seulement en simple possibilité sur une échelle statistique de tendances provisoires qui détruisent tous socles de certitudes.