La référence hölderlinienne du sacré dans la pensée de Heidegger
Jean-Luc Spinosi
Le sacré dans l’appel de la Pensée comme guise de l’Etre, nul doute que nous sollicitons ici la méditation de Heidegger, est l’œuvre d’un voyage ou plutôt d’une quête. Pour que la Terre Natale devienne enfin une terre promise, il faut passer par l’exil, ce n’est qu’à travers le lointain que le proche se dévoile. Les moments ou les tournants, peut-être les tourments, nous apparaîtront au sein de trois évocations, celle du Rêve, de la Nature et enfin de la détresse, les trois instances sont ici considérées comme les épiphanies du Sacré.
Le rêve et le sacré
« Le Rêve est le poème du Sacré ». Arrêtons-nous sur ce propos de « Approche de Hölderlin ». Si par ailleurs il était dit que le penseur disait l’Etre et que le poète nommait le Sacré, nous passons ainsi de la discursivité a l’éponymie, du Logos à l’epos. Les paroles jaillissent, ouvrant un espace où se répand l’Etre qui en même temps se retire, ce retrait qu’en est-il ? Pouvons-nous même l’envisager, c’est à dire lui donner un visage ? La seule posture reste un dit, une parole qui prend la responsabilité d’attendre un éclair. Se retirer laisse l’horizon se profiler sur le possible qui est ici plus haut que le réel, celui-ci n’étant qu’un des domaines de la possibilité. Le possible se disait auparavant essence, principe de ce qui est, l’existence n’étant qu’une suite, ou plutôt l’effectuation empirique était une conséquence, parfois un accident.
Le possible, le retrait, indiquent une différence, un écart, là s’entrevoit le Sacré comme rupture d’espace. Ainsi le rêve, dimension des possibilités qui se trouvent devant soi, a venir pour certains, plus haut que le réel, égal au penseur, à la pensée qui trace des sillons dans l’aire de l’Etre, convie à une demeure sur une cime. Si le Sacré comme poème d’un rêve, peut être ainsi nommé, c’est parce qu’au plus profond de l’Initial, de l’origine et de la source, prêt du retrait, s’énonce déjà une œuvre à venir, un monde qui se découvre. Le rêve est un songe, une méditation et une prière sur le registre de l’Etre qui permet sa venue et s’efface à son éclosion. Le rêve du Sacré est plus encore proche de la vérité que le discours, peut être plus encore que la pensée de l’Etre, si la vérité est aussi non-vérité dans sa profondeur, c’est à dire pas encore éclose mais à venir ou possible, parfois impossible, mais aussi comme « Un Possible », Unique et Simple qu’annonce non plus l’Etre mais l’événement majeur, l’Ereignis. Car de l’Etre surgit le Sacré, le Divin et le Dieu à venir qui est comme cela n’avait pourtant pas besoin d’être dit le plus ancien, celui qui est « le premier et le dernier ».
Le rêve enfin nous rapproche du Divin, des formes pures lestées de la pesanteur du sensible. L’eidos, les formes intelligibles dans un visage, un paysage ou se répand l’esprit dans une histoire infinie, qui se répète et s’installe dans une dimension où le Beau est l’éclat du Vrai. L’imagination comme image en action ouvre un monde, le rêve et le chemin de ce domaine où pareils aux anges, la pensée s’ancre dans un autre mode pour un autre monde. A cette question théologique « que voient les anges dans le crépuscule ? », qui est beaucoup plus sérieuse pour une conscience éveillée que les préoccupations malsaines des visions mercantiles du monde, cette question donc renvoie à un intellect infini, brillance souveraine où même les ténèbres sont lumineuses pour le « regard qui porte la lumière ». Un rêve plus haut que le réel, le Sacré y prononce les paroles suprêmes, la plus haute étant imprononçable. Le Sacré est l’instance sublime de la différence, perceptible au sein de celle du pli de l’être, vérité ontologique, elle assume bien sûr l’écart de l’étant, mais plus encore dans l’éclat de l’avènement. L’Etre se dépasse, suppose son Seigneur, les paroles passent d’un penseur à l’autre, du poète au conteur.
La nature et le sacré
La nature, il ne s’agit pas de la matière, mais du plus profond de ce que les anciens nommaient physis. La réduction sémantique de ce terme nous livre comme parole, la croissance et le règne. Nous ne rencontrerons pas la nature dans les expériences des laboratoires, ni dans les perceptions du sensible à vocation esthétiques, ce ne sont que des effets, ou représentations. Seul au détachement cette parole des profondeurs de l’Etre et de l’Unique peut s’adresser, ainsi Heidegger dans le « déploiement de la parole » indique comment s’écoute la source de l’initial, l’Inaugural, antérieur à tout commencement, ce en quoi consiste le sacré et le cœur éternel au dessus des dieux et des hommes. La source dont il est question est l’origine, tant d’un fleuve que de l’Esprit. « Le sacré est l’être de la nature », car la nature et aussi l’Initial qui permet l’ouverture et sa fulguration, son immédiateté où réside l’Eclair de l’orage de l’Etre.
L’on conviendra qu’il est difficile de séparer ces temps ou plutôt ces noms d’invocation, l’Epos ici devance le logos par des traits de feu qui font jaillir la lumière et la déchirure de la nuit par les éclairs de l’Initial. Ainsi que l’on nomme la Source, la Nature, le Sacré, le même appel retentit que le poète ici comme prophète, celui qui entend la voix du Divin, s’efforce de célébrer.
La Nature est un règne, ce qui nous renvoie à ce terme énoncé dans « Temps et Etre », figure du tournant, de Reichen. L’articulation bien particulière de l’Ereignis, avènement en tant que tel, fulgurance, s’effectue dans le don, celui du temps comme règne, permettant la venue en présence, l’Amvesen de l’Etre. La biffure de ce dernier annoncé suite à la réponse à « Unter die linie » de Jünger, nous convie à ne voir enfin de l’Etre qu’une stase, ec-stase ou peut être hypostase existencialisée. L’Avènement, le don comme Règne, la physis nous le pro-pose à chaque instant, ici sera le salut, Heil qui résonnera dans son appel au sauf, Heile vers la « plus haute sphère », Heilige, le Sacré.
Heidegger relève dans une considération rapide sur Anaxagore une conception cosmologique naïve quant à la multiplicité des mondes, non parce qu’il n’y aurait qu’une seule sphère, unidimensionnelle mais qu’il manquait une clé explicitant cette pluralité. La clé en question est la notion de Possible, Heidegger l’emprunte et cela lui permet de reprendre à son compte la hiérarchie des états multiples comme l’indique les citations capitales de Hölderlin à cet égard. Le possible ouvre les mondes, comme les monades les univers, tant en logique qu’en cosmologie traditionnelle, la diversité est affirmée sur cette base, elle est ce projet du Sacré comme ouverture et physis.
A travers la notion de Nature s’énonce une puissance, la dimension du merveilleux qui ne s’arrête pas au réel mais s’affirme jusqu’au divin. Il s’agit d’un Règne, de la hauteur du ciel à la profondeur de l’abîme, elle « captive et délivre », offrant au sein de l’union des opposés l’essence même du Beau, essence de la Présence qui rassemble, omniprésence qui est bien sûr en même temps Absence. La Nature est plutôt la Physis, la croissance en tant qu’épanouissement, ouverture, c’est ainsi la « Parole Initiale », la Source, l’Idéa en tant que vue, éclair de lumière, l’Eidos, visage ou forme de ce qui est, l’origine platonicienne ici indiquée, pur idéalisme de l’idéel au-delà du réel mais qui le rend possible est indéniable. Il y a donc une subtilité à déceler dans cette pensée de l’Etre et de l’Au-delà de celui-ci où une approche de l’Idée convient comme lumière et forme, mais se dégrade dans la confusion tentante du fabriqué.
La Nature est donc le lien de la lumière, du Feu. Le Poète est responsable de cette Parole; la nomination comme epos, entre mythos et logos et nomme enfin la Nature. Le Sacré, celui-ci comme Parole du poète est pressentiment et annonce la Pensée. Le Sacré plus ancien que les Temps, que les dieux d’orient et d’occident est l’Etre même de la Nature. Dans son œuvre, elle inspire Tout, elle est l’Esprit, les pensées par lesquelles tout s’établit, et qui sur le mode de l’inspiration constitue l’Eveil. L’esprit traverse tous les secteurs de l’ouvert, de l’enfer à l’Abîme, où toutes choses se renvoient leur « éclat spirituel ». Arrachée du chaos sacré, La Nature hors de la béance de l’ouvert, s’offre en Initial où se situe le Sauf (Heile), mais elle rend vaines les tentatives d’approche du médiat par son mode effrayant. Mais la Nature se dit aussi la Vie, le Salut (Heil) du Sacré (Heilige) en tout. Toute chose n’est que par la manière dont le Sacré demeure présent, voie du silence, la spiritualité est recueillie car la « présence effrayante repose dans la douceur de l’âme du poète ». Effrayant l’Ouvert peut l’être car s’il est médiateur de toutes choses, lui-même est l’Immédiat, le Sacré, est éclair et feu, parole de l’éclat. La Nature ou le Sacré est le Règne essentiel qu’un entendement discursif et analytique ne peut comprendre, il faut se taire et contempler comme le déclarait Plotin.
Sacré et sacralisation
La quête de l’Initial ou du Sacré, remémoration souveraine, s’appuie sur deux axes qui s’affirment conjointement, l’un concerne le domaine de la transcendance et la dimension de la Pensée, l’autre procède à une approche critique de l’instrumentalité. Cette antinomie des deux voies, entre ontologie et technologie, entre l’Un et la multiplicité numérique n’est pas un effet du hasard dans la méditation de Heidegger. La déconstruction du monde moderne dans son crédo antimétaphysique œuvre une réflexion qui par antithèse amène à la restitution ontologique. Transcendance qui se dévoile par résonance. La pensée fidèle à l’Etre ou au Sacré s’effectue sur les diverses perspectives d’orient et d’occident à travers les multiples chemins noétiques des règnes de l’esprit comme les miroirs de la spéculation. Que l’on évoque « L’Idée Intégrale » par la dénomination de métaphysique, d’ontologie fondamentale, intégrale ou d’intuition esthétique, le Même se déploie dans les symphonies de l’Etre. Une définition n’étant qu’une étape vers d’autres modes de compréhension et niveaux ontologiques, nous concevons le moment dia noétique de la raison comme nécessaire mais pas suffisant, Schelling observe que la dialectique doit précéder l’intuition.
Le constat de déclin avec son lot d’injures, de perversion et de souffrances, s’inscrit de notre point de vue non dans l’aboutissement des combats idéologiques, mais dans le cadre d’un assombrissement du monde où la lumière de l’Etre échappe au regard car celui-ci s’est détourné vers l’ordre du profane et ses illusions. A ce niveau nous raisonnerons en termes de cycles où l’enjeu cosmique dépend d’une confrontation entre Sacré et profane, sachant que du point de vue de nulle part, de l’Absolu, le profane est « sana soi ». Cette vision du monde , perspective d’un regard méditant, pose un ensemble de questions qui diffèrent totalement de la simple organisation du réel où est abandonné la science Sacré au profit d’une gestion logistique.
Dans l’ordre inversé, la sacralisation s’effectue en faveur du profane, à l’infaillibilité pontificale s’est substituée l’infaillibilité instrumentale ou le pouvoir technocratique a repris les attributions du pouvoir théocratique. Peut-être l’un cachait-il l’autre, dès lors que l’histoire en Occident comme « Surcivilisation » technologique » selon l’expression de Patocka s’est toujours accompagné de ruptures dues aux confusions de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel, comme de l’absence de distinction de l’être et de l’Etant y compris suprême, ce qui se traduit par l’oubli de la différence. Terme propre à envisage le sacré. Toujours est-il que dans un monde désenchanté, le pire est à craindre, de la transformation des traditions en folklore organisé pour l’industrie touristique aux restructurations numériques de consciences stérilisées par les technologies de communications, de la promotion de faux paradis ? Comme paramètres antiréflexifs d’imposition de normes à but de persuasion où les affirmations se substituent aux organisations et les formules aux démonstrations, pour en arriver à l’organisation massive d’une exploitation effrénée des hommes et de la nature. Le règne de l’efficacité est privatif de mondes car il est immonde, il est un sacrilège. Platon invitait à rechercher les enchanteurs, peut être ne nous reste-t-il à cet effet que des traces du sacré. Il n’est pas interdit de reconduire sa conscience vers une transfiguration dont les possibles sont à chercher au sein des profondeurs de la pensée avant que les faire briller sur les cimes de la réalité. Le sacré est en nous, dans les profondeurs les plus proches encore de nous que notre jugulaire même s’il est le plus lointain. Entre une existence se déroulant dans les séquences mécaniques qui recouvrent la prose mondaine et une quête visant à habiter l’éclair » où chacun sera foudroyé, la différence est essentielle et la décision radicale. Dans le premier car la banalité des jours quotidiens assure la sécurité, dans le second la grandeur et la liberté mais aussi le sacrifice et le renoncement. Tout poète qui n’a pas été foudroyé est un amateur, tout penseur qui n’a pas rejoint l’abîme de la raison en insignifiant ? Le rêveur des mondes, le cosmotheoros, n’est pas un dilettante, il ne fabrique pas car il crée au sein de l’ouverture initiale, du Sacré comme dimension suprême d’Univers.
Ecoutons enfin Hölderlin :
Et que faire dans l’attente et que dire,
Je ne sais, et pourquoi des poètes en temps de détresse ?
Mais ils sont, dis-tu, comme les prêtres sacrés de Dyonisos ? ,
Qui de pays en pays erraient dans la Nuit Sacrée.