La citoyenneté

Jean-Luc Spinosi

La présentation que nous allons effectuer du thème concernant le citoyen procède d’une réflexion de la philosophie politique. Qu’est-ce à dire ? C’est une branche de la philosophie, mais qui va dépendre de la raison pratique en tant que recherche des principes qui guident l’action, au niveau collectif cela correspond à la politique et sur le plan individuel nous l’appelons morale ou éthique. Les deux sont loin d’être dissociés, surtout à l’époque des fondations, lors de ce que l’on nomme la cité antique. Notre intervention se situe dans la « contrée » des questions fondamentales et non des réponses établies. Ainsi nous parcourrons l’objet même de la philosophie politique en tant que réflexion sur les conditions de possibilité de la citoyenneté. Il ne s’agit donc pas de science politique, ni de courants idéologiques, cela est l’affaire du politique en tant que tel, non du philosophe. Dans un premier temps nous évoquerons la fondation « organique » de la cité ; ensuite la notion de pacte social, enfin l’aboutissement de la citoyenneté comme engagement des consciences libres et responsables.

Toute fondation est difficile à envisager, l’origine nous échappe, nous n’y sommes plus et peut-être n’y avons-nous jamais été. Ainsi c’est dans le mythe que les anciens posaient le commencement, pour les grecs c’était l’âge d’or, le temps de l’éternité pour les Dieux Bienheureux. L’on pose ainsi une hypothèse comme un « Big-bang » originel qui échappe à notre compréhension. De cela s’établit une sortie de l’état de plénitude et les hommes se retrouvent dans des conditions où il faut constituer les bases nécessaires de la vie. C’est sur ce constat très simple que Platon et Aristote vont se prononcer pour élaborer leur recherche. Nous devons vivre ensemble parce que nous n’avons pas le choix, seul un Dieu ou un animal peuvent s’isoler et se passer de la société. Notre nature est fondamentalement portée à l’association, ne serait ce que pour la survie, de plus le langage qui est notre particularité propre est un fait communautaire. Mais Platon retient qu’il y a une dimension idéale, qui est le modèle de la manifestation en général. Cette notion renvoie à l’Idée d’universel, à la grande unité, l’approche est organique, c’est-à-dire que nous sommes dans un Cosmos, où nous devons être le reflet d’un ordre exemplaire et harmonieux. Nous dépassons ici la notion de survie pour être les représentants dans le visible de la dimension intelligible.

Ainsi nous allons bâtir la POLITEIA, c’est-à-dire la République sur la base d’abord des besoins, donc de la nécessaire entraide, de la solidarité, guidé par des idéaux dont le plus important est la justice. Comme chacun a des talents différents, une juste hiérarchie est établie pour que soit bâtie une Cité apte à représenter les grandes vertus que sont la Sagesse (Phronesis), le Courage, la Tempérance et bien sûr la Justice. La Cité représente un cosmos, une harmonie où le Devoir, l’honneur de servir l’emporte sur les intérêts individuels qui ne sont que passagers ; la Cité, elle, se veut perpétuelle. Ce qui importe ici c’est que la Politique est dirigée par la Vertu, cela guidera la réflexion et l’engagement de l’Antiquité mais nous la retrouverons à l’époque des lumières avec Kant, Rousseau, et dans la modernité avec Hannah Arendt et Léo Strauss.

Arrêtons-nous sur ce qu’est la vie en tant que mode d’existence pour un homme de l’antiquité. Nous visons ici l’Unité ; l’Universel ou le tout pour ne pas tomber dans la dispersion, l’isolement qui condamnerait l’homme à n’être qu’un atome en danger de par la dislocation de la Cité. C’est l’espace public qui a la prédominance, pour une raison de sécurité bien sûr, mais bien plus pour une vocation beaucoup plus haute qui est celle de la Réalisation par la Liberté et donc nous le verrons par le risque, c’est l’engagement par l’action et par la Parole, ici le citoyen est l’homme libre, débarrassé de ses intérêts personnels. La citoyenneté est une œuvre qui se construit dans l’espace désintéressé de la sphère publique, la sphère privée quant à elle recouvre la dimension économique, celle de la nécessité ou encore de ce que Hannah Arendt nommera le cycle biologique.

Pour les anciens il y avait trois niveaux de mode de vie, le plus haut comme (Bios Theoretikos) la vie pour la pensée, le second la vie politique, et au plus bas degré le monde des affaires. Il n’y a pas de confusion entre privé et public. Précisons que, et nous suivrons ici Aristote, le but de la cité est la vie en tant que telle, mais orientée vers le Bien (ce qui répond chez un être à sa propre nature) que nous verrons donc assimilé au Bonheur (à ne pas confondre avec le bien-être), pour la politique ce sera donc la Vie Bonne. Qui est citoyen d’après Aristote, c’est celui qui participe à la constitution, sont donc niées les légitimités d’origine, l’hérédité ou la naissance. Un autre thème qui nous parait essentiel est la défense de la cité, comme la citoyenneté est le fait de la Parole, de la Raison, ce qui menace est la déraison donc la violence, la barbarie. Il convient de protéger donc le cosmos contre le chaos, le citoyen protège au péril de sa vie la communauté contre les périls extérieurs mais aussi intérieurs.

Nous ne ferons pas l’histoire de la politique à travers les âges. Notons qu’à partir de Machiavel s’introduit une autre approche, celle de la stratégie où la recherche d’efficacité l’emporte sur la notion de vertu. La légitimité du souverain mise en question par les ruptures d’avec l’ancien régime (et pas seulement en France, mais en Angleterre et aux États-Unis entre autres) fera que la fondation du pacte social devra s’appuyer sur une autre idée que celle d’un cosmos, d’un ordre cosmique ou divin. Nous passons aux « Lumières » et à la recherche par la raison naturelle des appuis nécessaires à la fondation. « S’extraire de l’état de tutelle », comme l’indiquera Kant est le grand principe de ce changement. Avant lui Rousseau qui sera cependant le seul à conserver la vertu comme principe essentiel, va séparer le modèle théologique du modèle politique et considérer que la liberté est ce qui constitue fondamentalement la citoyenneté. Le Souverain, c’est le peuple, la volonté générale, sur cette base se fonde le contrat social, cependant pour ce faire il faut qu’il y ait participation active de chacun, sinon nous retomberions dans un pacte de soumission. La base est toujours l’entraide, l’amitié et non comme Hobbes la crainte. Le principe moral est de poser autrui comme source de son action, la personne publique ainsi constituée est une République où chaque associé prend collectivement le nom de peuple. Il y a délégation bien sûr, à l’Etat mais sur la base de la volonté générale. Rousseau indique dans le contrat social que seul un peuple de Dieux pourrait se gouverner démocratiquement. Cela rejoint les anciens où ce régime est considéré comme surhumain par Platon et comme le moins mauvais par Aristote. Kant énonce trois principes a priori, nous sommes par la liberté des hommes, par l’égalité des sujets et par l’autonomie des citoyens. Ces trois moments nous les alternons. Une distinction est donc faite entre l’homme et le citoyen, c’est ce que nous retrouverons dans la déclaration de 89. Il y a des droits naturels qui ne peuvent être discutés ou enlevés sous peine de tyrannie, les quatre droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Il est insisté comme dans la cité antique, que le but de la déclaration est le maintien de la constitution et le bonheur de tous. Nous pourrons à la lecture du texte majeur de la modernité nous apercevoir que plusieurs courants de pensée se rencontrent (Rousseau, Hobbes, Locke) et qu’il s’agit d’un accord qui est le fruit de nombreuses discussions, oppositions et remise en question. En fin de compte nous noterons que le moteur essentiel de ces contributions fondatrices restent des idéaux, des convictions et non des intérêts individuels. A ce titre, cependant, nous constaterons que la liberté individuelle est à partir de la modernité affirmée comme essentielle, ce qui n’était pas le cas dans la cité antique. L’on pourrait même indiquer qu’une certaine tendance à l’individualisme allait y prendre sa source, notamment de par la reconnaissance de la propriété privée. C’est le danger qu’avait constaté Benjamin Constant dans son Discours de 1819, le problème de la liberté antique est qu’elle nuisait aux droits individuels. Celui de la liberté moderne, par l’indépendance privée et ses jouissances, fait renoncer à la politique au profit d’intérêts particuliers. Rappelons que Constant est un Libéral et n’est pas favorable à la renonciation à la modernité, l’avis ou la mise en garde parait bien sérieux.

La citoyenneté n’est pas un acquis administratif, un état de fait, c’est un engagement pour un droit qu’il faut à chaque fois conquérir, soit contre un environnement, soit contre soi-même. Comme le dit Emmanuel Le Roy Ladurie, « il ne faut substituer le Droit au fait ». Il s’agit d’un idéal qui se poursuit sans jamais s’achever. A cet égard nous devrons discerner plusieurs moments qui se détachent dans l’espace public pour la constitution d’un monde commun où l’intérêt collectif reste la réalisation ultime. Nous citerons Kant qui éclairera cette approche : « Le principe qui préside à sa fondation… est une union de ces mêmes hommes qui soit elle-même une fin ». Deux éléments se présentent à nous, le principe et la fin. Le principe c’est un idéal, Kant dira une « idée de la Raison », celle-ci consiste en la visée de l’universel, en l’unité qui rassemble et dépasse les particularismes. Ainsi l’intérêt commun, n’est-il plus au niveau de l’intérêt mais de l’idéal. La fin quant à elle, est la réalisation de cette union où chacun se voit engagé comme participant à l’unité communautaire. Une véritable république sera dès lors instituée lorsque chaque membre partagera les finalités avec les autres associés, sinon si la communauté des fins fait défaut, c’est que l’union n’est pas réalisée, et que ce qui s’y substitue pose, nous dirons, une difficulté. A ce sujet nous préciserons que certaines confusions peuvent se remarquer dans notre « surcivilisation » technologique qui confond souvent l’ordre des procédures mécaniques et le champ de la pensée comme dimension de l’intelligible. Les ratifications de séquences ne sauraient remplacer les réflexions de la conscience. Dans cette orientation d’une rationalité quantificatrice et instrumentale, nous évacuons les questions fondamentales et les fins de l’action, pour se concentrer sur des planifications d’objectifs chiffrés qui ne font bien souvent que justifier des appareils au lieu d’aboutir à la réalisation des fins. Le danger est que plus que de lutter contre les déficiences, l’action soit tournée contre les déficients, ce qui aura pour effet de se tromper d’orientation et par exemple de s’en prendre aux pauvres plutôt qu’à la pauvreté. L’objectif n’est pas la fin tant que l’on n’aura pas éclairci cette évidence, l’on confondra la carte et le territoire. La rationalisation est à la rationalité, ce que l’égalisation est à l’égalité, c’est-à-dire que la raison c’est fourvoyée. La politique n’est donc pas du domaine de la technique mais de l’ordre des valeurs, des initiatives, pas plus qu’elle n’est l’affaire d’une gestion (comme technique d’organisation) mais du niveau des intentions. Tocqueville déclarait qu’à un monde nouveau était nécessaire une politique nouvelle. Ce qu’offre la cité, c’est l’ouverture d’un monde. Qu’entend-on par cette notion ? Un monde, c’est le champ d’apparition des possibilités de la vie, ce n’est pas une armature fonctionnelle, mais l’expression des perspectives multiples où chacun émerge à l’existence active en relation, dans le monde commun qui est à bâtir, avec chaque participant de la rencontre mutuelle au sein de la communauté. Cela n’est possible qu’à partir de ce que Habermas définit comme l’activité communicationnelle, c’est-à-dire le dialogue constant à tous les niveaux, constituant ainsi l’espace de la démocratie qui n’est jamais définitivement acquis définitivement mais toujours à construire.

Pour en finir, nous insisterons sur le fait que la cité est un monde commun issu des volontés multiples engagées par un idéal et pour celui-ci. Nous n’avons pas le choix pour ce qui concerne notre nature grégaire, le langage suffit à en faire la démonstration. Par contre nous avons l’obligation du choix pour décider de notre mode de vie, soit nous acceptons l’état de tutelle et nous restons enfermés dans un cycle biologique et bientôt mécanique, soit nous nous extrayons de toutes les formes de passivité et d’aliénation et devenons ce qu’est fondamentalement un citoyen par son engagement, un homme libre, ce qui signifie préférer la liberté au confort anesthésiant d’une sécurité neutralisante.