De l’expérience mystique à la gnose transcendantale

Stéphane Rialland

L’expérience du dualisme et l’esprit de la non-dualité

« Je reconnais qu’il y a quelque chose d’essentiel que je ne peux traduire en paroles… Il est très difficile de trouver une forme d’expression qui rende exactement ce que l’on vit soi-même. Tout ce que j’écris dans ce livre est lié à la problématique torturante de l’esprit. …je revêts mes questions troublantes d’une forme à la fois affirmative et cachée et je pose des problèmes sous forme d’affirmations. » Nicolas Berdiaev, Esprit et liberté.

« Ce n’est pas de l’extérieur que Dieu vient à l’âme. C’est au plus profond du centre de l’âme… (…) Cette venue se devinera, se reconnaîtra par une certaine spiritualisation, pneumatisation de nos puissances et facultés, une illumination nouvelle de notre intelligence… En première approximation, l’on pourrait même considérer cette venue comme une imprégnation de plus en plus forte et totale de notre être par la Présence essentielle du dedans ; » Henri Le Saux, Intériorité et révélation – Essais théologiques.

« La connaissance la plus profonde de soi-même est la prise de conscience intégrale de l’essence supra-individuelle de l’âme ; cette essence est identique au « Soi » qui embrasse toute réalité. La connaissance de l’Essence implique pour la conscience sa totalisation ou « ipséification » : c’est la transformation spirituelle de la conscience distinctive et fragmentaire du « moi » en la conscience une et infinie du « Soi ». » Leo Schaya, La doctrine soufique de l’unité.

Table des matières

Avertissement : la vanité ou l’inconséquence d’un discours théologique singulier ?

Introduction : La philosophie éternelle, l’ésotérisme, l’initiation et la gnose.

De la légitimité des deux voies de l’esprit : la foi et la raison.

Le long chemin vers l’éveil. L’initiation comme pivot de renversement et d’accomplissement de la vie spirituelle.

La transformation intérieure : dépassement de l’individualité vers la non-dualité.

La philosophie éternelle et la tradition ésotérique

Là est le centre universel de la vie de l’Esprit : la gnose éternelle.

De la métaphysique à la gnose transcendantale.

I – La foi, la tradition et la recherche spirituelle.

I-1) Premières approches de la religion : le sacré et le profane

I-2) Quelques définitions de la foi religieuse

I-3) L’itinéraire de l’âme et l’intériorisation de la recherche spirituelle

I-4) Qu’est-ce qu’une Tradition spirituelle vivante ?

I-5) Le passage du profane au sacré dans la communauté traditionnelle

I-6) Les différents âges de la vie spirituelle

I-7) Une connaissance gardée secrète

I-8) Le principe et la nécessité de la transmission initiatique.

II – La vie de l’esprit comme voie de l’intériorité

II-1) Le sens de la vie personnelle dans l’itinéraire spirituel - La nécessité absolue de l’intériorisation de l’expérience religieuse

II-2) Le problème stratégique de la personnalisation : le paradoxe du monothéisme

II-3) L’initiation et la conversion spirituelle comme appropriation de l’autorité traditionnelle : inversion de la relation à une transcendance extérieure.

II-4) L’aporie liée à l’inachèvement de la quête spirituelle

II-5) L’expérience intérieure du mystique face à l’autorité traditionnelle : les rapports de continuité et de conflit entre la tradition et la singularité de l’esprit.

II-6) La tradition demeure vivante parce qu’elle se renouvelle.

II-7) Les étapes décisives du retour spirituel de l’homme en Dieu : les morts successives et la réintégration de l’inspiration originelle

II-8) Le paradoxe et la singularité du monothéisme par rapport à la perspective de la métaphysique éternelle : la naissance de Dieu dans l’âme.

II-9) Le problème de la « naissance spirituelle » : nouvelles réflexions.

III – De l’expérience mystique à la gnose transcendantale

(ou l’intériorité du gnostique face à l’autorité traditionnelle).

III-1) La gnose métaphysique et la voie de la réintégration : pour un dépassement non-dualiste du dualisme de la foi et de la raison, ou de l’Absolu et de la vie spirituelle dans le monde.

III-2) La gnose se distingue donc de l’ésotérisme métaphysique séparé, et constitue la voie de résolution des impasses du monisme et du dualisme.

III-3) Les formulations inadéquates ou dérivées de l’esprit de la gnose

III-4) L’incertitude et la faillibilité de la démarche métaphysique du gnostique

III-5) Le dogme métaphysique se perpétuant en s’éloignant du souffle originel de l’Esprit : les résurgences souterraines du gnosticisme manichéen.

III-6) La cité céleste et la cité terrestre : la situation problématique de René Guénon. Sur la confusion dangereuse et les incompatibilités entre la perspective métaphysique pure et la stratégie anthropologique ou cosmique.

III-7) De la mystique à la gnose : l’intégration de toute divinité extérieure et la réalisation de la vie de l’Esprit comme transformation du sens du monde.

III-8) Quel accomplissement serait conforme à la vie de l’esprit ?

III-9) La réalisation spirituelle n’est pas une fuite hors du monde mais une conversion intérieure et une métamorphose existentielle

Avertissement : la possible vanité ou l’inconséquence d’un discours théologique.

« Il appelle peur la soumission des dévots, et connaissance la soumission des saints. Mais il n’y a encore jamais eu de saints sur la terre. » Raymond Abellio.

Nous devons commencer par aborder de front une objection de poids qui pourrait d’emblée invalider ou rendre inopérante et inutile toute notre recherche. Dans la mesure où nous tentons ici d’introduire à, et de mettre en œuvre, une méditation philosophique et théologique, le lecteur est en droit de se demander à partir de quelle connaissance peut-on prétendre se prononcer sur des sujets aussi difficiles. Et même, plus radicalement, de quel droit tenir un discours ou proposer une réflexion d’ensemble sur les jalons d’un itinéraire spirituel ? Comme le rappelait en différentes occasions Ibn’Arabi, les perspectives et les doctrines religieuses divergent en fonction des expériences et des regards des esprits qui les portent. Car chaque personne « n’adore et ne professe que ce qu’elle a amené à l’existence dans son propre cœur. Elle n’a donc amené à l’existence qu’une chose créée, et non le Dieu réel. (…) Tout ce qui est autre que Dieu est fabriqué, et les dieux des croyances sont fabriqués. Absolument personne n’adore Dieu tel qu’en lui-même. Il n’est adoré qu’en tant qu’il est fabriqué. » (dans Les Illuminations de la Mecque) C’est pourquoi, en accord avec des tels éclaircissements, tout discours « personnel », nécessairement limité, court le risque de n’être que le déploiement d’une idolâtrie, d’un point de vue borné…

Donc, pour prévenir par avance et lever les ambigüités, précisons qu’il ne s’agit dans ce qui suit que d’un point de vue parmi d’autres, qui ne prétend aucunement imposer une vision ou détenir la vérité. Il s’agit de proposer des éléments de réflexion dans le cadre d’une recherche commune, par principe toujours ouverte sur de possibles évolutions ou rectifications. Mais comment pourrait-il en être autrement ? La prudence est de rigueur, il est naturellement incertain et problématique d’aborder l’expérience et la connaissance que l’être humain peut avoir de Dieu. Nous nous trouvons en quelque sorte en terrain inconnu, et même sur un terrain glissant. Car au fond il demeure indécidable, et au-delà de l’entendement, de savoir ci cette Réalité nous est accessible. De plus, concernant l’expérience mystique proprement dite, chacun n’est-il pas seul avec soi et ne doit-il recevoir de confirmation ou de légitimation de sa démarche que de « Dieu », de la réalité spirituelle dont il vit l’expérience ? Cependant, si notre propos n’est pas de définir ou de fixer l’accès à une connaissance de la réalité divine, ce qui encore une fois serait la marque d’une désolante idolâtrie dogmatique,- attitude qui est à la source de toutes formes de fanatismes religieux - nous tentons pourtant de poser des jalons ou des repères sur le chemin d’une approche plus lucide de ces questions.

Lors d’une conférence donnée à la Société nantaise de philosophie en 2003, Jean-Luc Marion avait exposé les éléments d’une problématisation du phénomène de Dieu : « Dieu comme événement. » La substance de cette intervention avait alors été présentée dans un compte rendu incluant les éléments du débat qui avait suivi, débat partant de la thèse finale et centrale du propos, qui fait « de Dieu un événement réel qui échappe à toute saisie humaine possible, aussi bien discursive qu’empirique, et aboutit à déterminer Dieu comme étant l’impossible… ». Interrogeant le fond de cet exposé, Joël Gaubert demandait alors si « la théologie négative ainsi que l’expérience mystique ne témoigneraient pas, tout de même, de la possibilité d’une saisie humaine de Dieu, qui échapperait alors à la fois à la métaphysique positive (le théisme rationnel) et à la physique négative (l’athéisme empirique). »

Or, c’est précisément à propos de cette possibilité d’une expérience effective de l’absolu que Natalie Depraz prenait position, et se prononçait quelques années plus tôt lors de la publication des actes du colloque intitulé La gnose, une question philosophique. Nous ne pouvons que rejoindre et reprendre à notre charge les arguments qu’elle avait alors exposés, en ajoutant qu’à la différence du mystique qui se tait, le gnostique prend le risque de s’exprimer. En effet, le défi et l’ambition singulière qui animent notre projet reposent sur la conviction qu’ « une telle qualité d’expérience de l’absolu n’est pas inexprimable, n’est pas irréductiblement séparée de nous – sinon elle ne nous serait pas donnée comme une expérience possible… A la différence de l’expérience mystique qui, le plus souvent, s’impose à celui qui la reçoit et se donne sous le signe de la pure passivité, l’expérience gnostique implique un travail, un exercice… » (p. 12). Un travail d’élucidation de sa propre expérience et de prolongement de la foi, par la connaissance de ce qui la motive ou la fonde. C’est pourquoi la mise à jour et le parcours de cet itinéraire reviennent à envisager le passage de l’expérience mystique à la gnose transcendantale.

Nous pourrions dans un premier temps définir la situation gnostique comme le moment où l’esprit se ressaisit et se retrouve lui-même, où il se comprend et intègre toute manifestation extérieure dans son mouvement d’élucidation et d’intériorisation du sens des événements. C’est la nécessité de l’éveil de l’esprit qui motive le passage de la métaphysique séparée à la gnose transcendantale, et la nécessité d’une réalisation spirituelle effective qui fonde le retour du sujet dans le monde, sa réintégration et sa concentration au cœur de la vie. Le gnostique ne peut pas demeurer à l’écart, mais doit revenir dans le monde, pour y vivre pleinement le nouveau mode d’existence inspiré par la sagesse. En ce cas, le « sacré » est-il une dimension séparée, extérieure à l’homme, ou bien la plus intérieure qui soit au fond de l’homme : s’agit-il de s’éteindre dans la présence divine ou de se trouver comme esprit ? La fonction décisive de l’initiation n’est-elle pas l’éveil de la vie de l’Esprit, seule condition pour une participation et actualisation effective et quotidienne de l’Absolu ?! L’esprit ne peut percevoir ou manifester la dimension du sacré hors de soi que parce qu’elle est d’abord essentiellement au fond de lui.

Car le sens transcendantal – irréductible à toute détermination finie et par là-même « absolu » -, se manifeste à travers l’intériorité du sujet humain, dans le présent effectif de sa vie intentionnelle ou spirituelle. Or, une telle perspective sur la destinée humaine suppose toujours que la subjectivité humaine puisse y participer, et donc que la conscience de chacun des hommes puisse s’éveiller de sorte à devenir active dans ce projet de destination supérieure de l’existence. Cependant, le cœur problématique de toute notre exposition, la situation stratégique à partir de laquelle nous pensons pour esquisser une réponse plus universelle eut égard à la quête de sens -, est au fond la nécessité de traverser l’expérience de la finitude subjective : nécessité non pas du point de vue de l’absolu, puisqu’elle lui demeure relative, mais principalement du point de vue des conditions d’accès de l’homme au sens de cet absolu. L’enjeu central sera la libération du sujet à l’égard du dualisme intra-mondain.

Introduction :

La philosophie éternelle, l’ésotérisme, l’initiation et la gnose.

« La fonction la plus élevée qui puisse être donnée à une institution ou à un art humain : celle d’éveiller la conscience… » René Daumal

« Il y a autant de conceptions du salut qu’il y a de degrés dans la connaissance spirituelle. » Aldous Huxley

De la légitimité des deux voies de l’esprit : la foi et la raison.

« Nous ne pouvons embrasser par des paroles tout ce qui est en Dieu, et c’est pourquoi Dieu est l’ineffable et l’incompréhensible, mais pourtant il y a beaucoup de choses en Dieu ou touchant Dieu que nous pouvons atteindre par l’esprit et exprimer par des paroles, et même beaucoup plus que sur n’importe quelle autre chose, et c’est pourquoi il est le plus Connaissable et le plus Exprimable. » René Descartes (Lettre à Mersenne du 21 janvier 1641).

Nous partons du principe que l’universalité de la quête de la « philosophie éternelle » empreinte des chemins si différents qu’ils peuvent sembler au premier abord inconciliables. A ce titre, il est absurde et inefficace d’opposer et de radicaliser les modalités orientales et/ou occidentales de la recherche métaphysique. Si les origines ou les modes de manifestations et le langage de ces univers symboliques, et les réalités des civilisations en lesquels ils s’inscrivent, paraissent sans rapports possibles, en réalité leur finalité transcendante ou absolue est essentiellement partout et toujours la même. Or, nous pourrions précisément prolonger et singulariser cet état d’esprit, ou plutôt cette loi caractéristique de la vie de l’esprit, à propos des rapports potentiellement conflictuels ou de surdité réciproque entre l’homme de foi et le rationaliste.

Les attitudes du croyant et du philosophe - ou les chemins de la mystique et de la gnose -, constituent en quelque sorte deux chemins parallèles ou rigoureusement inverses, qui se croisent mais parcourent en sens inverse l’univers transcendantal, par des itinéraires symboliques divergents ou antinomiques en apparence, mais devant approprier et traverser pour les intégrer l’ensemble des manifestations de la vie de l’esprit. Mais ce n’est qu’au terme de leur parcours, et même tout à la fin de l’accomplissement de l’initiation métaphysique, que chacun des deux peut découvrir et rejoindre la positivité ontologique et la légalité transcendantale de l’autre « position ». Plus simplement, cela signifie que les points de départ ne correspondent pas aux mêmes présupposés, l’un partant d’une transcendance irréductible à l’humanité et l’autre d’une immanence de la raison irréductible à toute puissance extérieure.

Par exemple, en schématisant dans un premier temps, si l’existence d’un Dieu transcendant n’est envisageable que si elle est compréhensible pour une intériorité subjective qui peut donner sens à la vie humaine personnelle, cette existence individuelle n’est tolérée ou acceptée que si et parce qu’elle est un mode de manifestation de l’Absolu. Ce n’est qu’avec l’effectivité de l’initiation que ces distinctions commencent à disparaître, à se dissoudre, à partir du moment où le sujet sort du monde binaire de la vie anthropologique. La notion de « seconde naissance » de l’homme est ce qui distingue alors vraiment la vie spirituelle mystique de la sagesse philosophique orientée vers le monde de la vie.

Pour confirmer et illustrer la possibilité de ces deux chemins, c’est-à-dire l’interdépendance réciproque que nous pouvons supposer entre la vie divine et la vie humaine : Maître Eckhart et la communauté d’être du fond de Dieu et du fond de l’homme. « Nous pensons qu’il s’agit ici nécessairement d’une identité de type ontologique (au-delà de toute étantité) et non point seulement de type opératoire. En effet, une identité fonctionnelle révèlerait d’abord un parallélisme des activités humaines et divines… (…) Certes, si Dieu s’affirme comme Esprit absolu, l’âme spirituelle ne peut pas lui être étrangère. Toutefois, cette connexion reste insuffisante, car, pour que l’âme agisse comme Dieu, elle doit être reliée à lui autrement que de manière accidentelle dans une sorte d’imitation intellectuelle aristotélicienne. Il est nécessaire qu’elle soit liée à l’Absolu par un rapport constitutif de son être, sans quoi l’identité opératoire devient extrêmement contingente. Cette relation doit être ontologique pour se poser comme structurante et constante… (…) Or, nous avons montré que Maître Eckhart développe une métaphysique de la préexistence de toutes choses dans le Verbe. Entre toutes les créatures, l’homme, en tant qu’être spirituel, se situe au maximum de la connaturalité avec Dieu-intellect par son Verbe générateur des essences principielles… » Pierre Gire, Maître Eckhart…, p. 338.

Rigoureusement dans le même esprit, le cheminement spirituel du mystique aboutissant à la naissance de Dieu dans l’âme est rigoureusement équivalent et parallèle au processus de détachement, qui par l’épochè phénoménologique aboutit à l’émergence du sujet transcendantal. C’est pourquoi ces voies se rejoignent et même se présupposent mutuellement, puisqu’elles suivent des parcours complémentaires inverses, pour ainsi dire de l’autre côté de l’Etre : l’une la voie de la transcendance et l’autre celle de l’immanence. Par exemple, au cours d’une méditation portant sur les rapports de la théologie et la philosophie selon Karl Rahner, Jérôme Alexandre exposait l’esprit de cette conjonction dialogique : « La vérité que l’homme recherche, celle qu’il tente indéfiniment de construire, et celle qui le précède et l’appelle, sont la même vérité. Que l’achèvement de la raison philosophique soit cela même que découvrira la foi parvenue à la pleine intelligence de son objet… Qu’en l’autre sens, l’achèvement de l’adhésion de foi… soit la claire vision en Dieu de ce pourquoi la créature a été voulue comme être doué de raison… »

Cela dit une telle approche implique que la recherche elle-même, en tant que processus de genèse de la vie de l’esprit, devra traverser par certaines étapes décisives incontournables et rencontrer à un moment donné l’autre versant de la recherche métaphysique : l’horizon de la foi et celui de la raison en quelque sorte se présupposent et s’appellent réciproquement. Karl Rahner va loin dans la description de l’interpénétration et de la corrélation implicite entre les deux attitudes : « La profondeur insondable de l’homme qui est, de mille manières le thème de la philosophie, est déjà l’abîme que la grâce de Dieu a ouvert et qui s’enfonce dans les abîmes de Dieu lui-même, précisément quand et où l’homme qui philosophe ne peut pas réfléchir exactement ce fait de son existence spirituelle… » (Philosophie et théologie) Mais cela est également compréhensible en particulier du fait que l’événement qui est à l’origine de la recherche du sens, que cette recherche se formule dans les termes de la philosophie ou dans les voies de la théologie, cette expérience fondatrice originaire est la même pour les deux modalités, mais du fait d’une disposition particulière ou d’un penchant de l’esprit la nécessité de la résolution s’oriente plutôt de telle manière que de telle autre.

Le long chemin vers l’éveil. L’initiation comme pivot de renversement et d’accomplissement de la vie spirituelle.

Pour commencer, l’initiation a la signification d’une conversion spirituelle, d’une modification du regard, et aussi le sens d’une transformation intérieure de l’homme dans son ensemble et d’une véritable métamorphose existentielle. Si la notion d’initiation se rapporte tout d’abord à la vie religieuse, elle concerne au fond la subjectivité humaine… « La pure expérience de l’éveil nous est certes interdite. Nous ne pouvons nous rendre présent à notre naissance. Nous rouvrons toujours les yeux sur des réalités déjà connues et déjà interprétées… Le réveil ne fait que partiellement mémoire de l’éveil absolu, il en fait toutefois mémoire avec assez de précision pour nous autoriser à parler des choses en mettant entre parenthèses tout ce que nous avons déjà préjugé ou pressenti à leur égard, et à parler aussi de nous-mêmes en mettant entre parenthèses ce que nous sommes devenus que nous n’étions pas au commencement. (…) » Jean-Yves Lacoste, Le monde et l’absence d’œuvre, p. 86.

Maintenant, le principe de l’initiation est de provoquer l’éveil de la conscience de l’homme, ou de faire naître au fond de lui l’étincelle de la vie de l’esprit, de sorte que cette lumière lui permette de voir plus clair dans la réalité. Un problème auquel René Daumal s’intéressait tout particulièrement, comme en témoigne par exemple ces mots : « Je ne puis que suggérer aux hommes des méthodes pour lutter contre l’inertie du sommeil. Il est impossible de montrer à chaque homme le chemin de sa libération ; mais j’espère lui fermer le plus grand nombre possible d’issues ; il se heurtera brutalement à toutes les portes qui mènent au sommeil, à l’esclavage, à la mort spirituelle. » (Tu t’es toujours trompé, p. 166.) Certains propos de Charles Juliet énoncent un état d’esprit et une direction similaires : « L’aventure de la quête de soi est longue, douloureuse, épuisante. Elle entraîne remises en cause, ruptures, bouleversements, et elle ne peut se vivre que dans la solitude, une fois abandonnés tout appui, tout repère, tout modèle. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Chaque individu est singulier. » (Une lointaine lueur, p. 12).

Il s’agit donc de susciter et de développer chez le disciple un nouveau regard. Alors, au moyen de quelle faculté ou de quelle ascèse intérieure l’homme pourra-t-il prétendre être en contact avec le principe ou le fondement de son être ? Dans un article de son recueil Georges Vallin définit rigoureusement la nécessité et la possibilité d’une expérience personnelle de l’absolu, ce qui est décisif. Ainsi, dans son texte « Essence et formes de la théologie négative », Vallin insiste sur le principe de l’expérience, et une expérience paradoxalement non objective : « Le principe, en vertu même de son immanence radicale, qui n’est pas immédiate, rappelons-le, mais corrélative d’une transcendance intégrale, est en un sens objet d’expérience. (…) s’il est au-delà de toute nature, de toute essence et de toute existence, il n’est pas au-delà de toute expérience. » En quoi consiste donc la connaissance métaphysique ? Vallin nous répond que le médium stratégique déterminant est ce que Mircea Eliade a nommé l’enstase, pour la différencier de l’extase. « Enstase donc, pour reprendre l’expression d’Eliade,… expérience du « retour » ou de la « réminiscence »… Car il est clair que le gnostique ne sort pas de lui-même, il faut se rappeler qu’en un sens il n’y était jamais entré, puisque l’ego n’est pas saisi ici dans ses limites existentielles… (…) L’absence de « sortie hors de soi » ou d’extase signifie simplement ici réintégration de l’ego dans ce qui apparaît comme son Soi, comme son Essence qui est au-delà de toute essence… »

Voilà donc le problème central de la situation gnostique. Si l’esprit de l’homme peut à la fois participer à une destination spirituelle authentique, et être par ailleurs en rapport avec la totalité d’une existence humaine contingente, c’est que « bien qu’il soit au monde, dans le monde, le gnostique n’est pas du monde, il ne lui appartient pas, mais qu’il vient, qu’il est d’ailleurs », comme l’indiquait H.-Ch. Puech dans ses études sur la gnose. Or, Mircea Eliade expliquait que la spéculation philosophique indienne présente une position semblable : « Le Soi (purusha) est par excellence un « étranger », il n’a rien à faire avec le monde. (…) Le gnostique… a déjà été puni pour le « péché » d’avoir oublié son véritable Soi. Les souffrances qui constituent toute existence humaine disparaissent au moment de l’éveil. L’éveil, qui est en même temps une anamnèsis, se traduit par une indifférence à l’égard de l’Histoire, surtout à l’égard de l’histoire contemporaine. Ce n’est que le mythe primordial qui est important. Ce ne sont que les événements qui ont lieu dans le passé fabuleux qui méritent d’être connus ; car, en les apprenant, l’homme prend conscience de sa nature véritable – et s’éveille. » (Aspects du mythe, p. 167-8).

C’est pourquoi encore Natalie Depraz définissait explicitement le gnostique comme « celui qui connaît, qui a accès, à qui est donnée une telle expérience de l’absolu, c’est-à-dire de l’absolu comme expérience première et dernière, et qui peut la transmettre, c’est-à-dire en rendre compte, en témoigner, en dernière instance la faire partager. En effet, une telle qualité d’expérience de l’absolu n’est pas inexprimable, n’est pas irréductiblement séparée de nous – sinon elle ne nous serait pas donnée comme une expérience possible… » (Introduction à l’ouvrage collectif La gnose, une question philosophique.)

La transformation intérieure : dépassement de l’individualité vers la non-dualité.

Comment alors revenir effectivement à l’origine, avant l’état de séparation entre soi et le monde phénoménal ? Dans La puissance du serpent, une somme de référence inégalée sur l’esprit du tantrisme hindou, Arthur Avalon expose à sa manière une telle perspective : « L’homme, en vertu de sa constitution, croit fermement à une existence objective en dehors et indépendamment de lui-même. Et une telle objectivité existe aussi longtemps que, étant l’Esprit incarné, sa conscience est voilée ou contractée par Mâyâ. Mais dans l’ultime objet de l’expérience, qui est l’Esprit suprême, la différence a disparu, car là sont unis en un tout indifférencié l’expérimentateur, l’expérience et l’objet de l’expérience. (…) Cet Etre-conscience est Béatitude absolue, qui se définit comme « repos dans le Soi ». Il est Béatitude parce qu’étant le Tout infini, rien ne peut lui manquer. » (p. 37). Plus loin dans son ouvrage, l’auteur examine comment l’homme peut progresser vers cette situation unifiée de l’Etre-conscience, par quelles étapes il doit passer pour avancer vers sa libération. C’est là qu’intervient la fonction décisive de l’éveil de la conscience : si chaque humain est lui-même le lieu de manifestation de la divinité, ou plutôt est un médium par lequel l’esprit présent dans la nature devient conscient, le rôle de l’éveil est la possibilité d’une participation active de l’homme à la réalisation de soi par l’esprit. « L’opération du Yoga est un mouvement de retour à la Source, l’inverse du mouvement créateur parti de cette Source. » (p. 83).

« La doctrine orthodoxe distingue en Dieu l’essence incommunicable et imparticipable, des énergies incréées qui lui sont inséparables et en lesquelles elle se manifeste (sans sortir de sa non-manifestation) pour opérer la déification du créé… : « même si on l’appelle métaphoriquement connaissance, une telle union est au-delà de toute connaissance. » « L’essence de Dieu est incommunicable et pourtant, dans un certain sens, elle est communiquée ; nous y participons sans, en même temps, y participer… ». (…) « Cependant, lorsque ceux qui en sont dignes reçoivent la grâce et la force spirituelle et surnaturelle, ils perçoivent par les sens aussi bien que par l’intelligence… » (Saint Grégoire Palamas). » (…) « …comment saisir, comment tracer, dès lors, le portrait du « libéré vivant par l’esprit » sinon en « négatif » ? Lui, qui réside au-delà de l’être, apparaît nécessairement comme « celui qui n’est pas » ; s’il goûte, au-dedans, à la transfiguration,… quelque part, il garde caché, un nom nouveau gravé sur un caillou blanc, que nul ne peut connaître, hormis celui qui le reçoit. » Citations d’André Scrima, dans « L’Apophase et ses connotations ».

Pour aller plus loin dans cette direction, et approcher d’une autre façon la possibilité d’un éveil intérieur de l’homme, voyons par quel chemin étonnant un des grands maîtres du bouddhisme zen propose de nous présenter l’illumination. Dans le premier tome de ses Essais sur le bouddhisme Zen, D. T. Suzuki expose ainsi une nouvelle approche de la vérité : « L’essence du Bouddhisme Zen consiste dans l’acquisition d’un nouvel angle de vision sur la vie et les choses. Je veux dire par là que si nous désirons au plus profond de la vie du Zen, nous devons abandonner toutes les manières habituelles de penser qui gouverne notre vie quotidienne, et voir s’il n’existe pas une autre façon de juger… Mais, bien entendu, cette acquisition est en réalité le plus grand cataclysme mental qu’on puisse traverser dans la vie. Ce n’est pas une tâche facile, c’est une sorte de baptême de feu… (…) Le satori – « Illumination » - peut être défini comme un regard intuitif dans la nature des choses, par contraste avec la compréhension logique ou analytique. Pratiquement, il signifie la découverte d’un monde nouveau, inaperçu jusqu’alors dans la confusion d’un esprit formé au dualisme. (…) Quoi qu’il en soit, pour ceux qui ont acquis un satori, le monde n’est plus ce qu’il était auparavant… En termes de logiques, toutes ses oppositions et contradictions sont unies et harmonisées en un tout organique et cohérent. » (p. 270).

La philosophie éternelle et la tradition ésotérique

Antoine Faivre, dans le souci de se donner le moyen de penser clairement et rigoureusement le phénomène en question, définit des caractéristiques qui permettent de déterminer l’ésotérisme : « Il est peut-être artificiel, mais méthodologiquement utile, d’appeler « ésotériste » le penseur – chrétien ou non – qui met l’accent sur trois points : analogie, théosophie, Eglise intérieure… loi d’analogie, selon laquelle il existe entre les choses et les êtres des rapports nécessaires, intentionnels, qui ne sont pas obligatoirement temporels ou spatiaux. (…) La théosophie, qui donne tout son sens à la loi d’analogie oscille entre la recherche des chiffres, l’interprétation profonde des Ecritures et la mystique pure. (…) La mystique spéculative donne au théosophe la certitude de recevoir la connaissance en même temps que l’inspiration… (…) Qu’est-ce enfin, que l’Eglise intérieure ? Pour l’ésotériste, les barrières confessionnelles n’importent guère, car il insiste sur des notions… peu développées par les Eglises. (…) La théosophie chrétienne se fait volontiers médiatrice, par définition et pour des raisons évidentes liées à la nature même du Christ ; mais elle ne supporte guère la fixation, ni la médiation des hommes. L’âme humaine, parce qu’elle est d’origine divine, peut s’approcher de nouveau de Dieu ; le centre où Dieu réside, c’est cette âme même, si bien que l’union est immanente en l’homme. » Article intitulé « L’ésotérisme chrétien du XVIe au XXe siècle. », dans l’Histoire des religions dirigée par Henri-Charles Puech, tome II, p. 1304-1306.

Dans une anthologie de l’ésotérisme occidental, intitulée Qu’est-ce que l’ésotérisme ?, est exposée une approche originale et tout d’abord surprenante de la pensée ésotérique, car elle rompt d’emblée avec toutes les idées fausses véhiculées habituellement sur le sujet : une doctrine mystérieuse devant demeurer secrète, et par principe opposée à toute divulgation rationnelle. Au contraire, donc, Pierre A.Riffard insiste sur le fait qu’il s’agit en réalité d’une voie vers la connaissance, qui ne se distingue de la pensée naturelle accessible à tous – la vision exotérique – que parce qu’elle exige une telle expérience intérieure et une telle ascèse intellectuelle qu’elle est de fait difficile d’accès, et la connaissance proprement dite n’est donc effectivement pratiquée ou praticable que par ceux qui possèdent des qualités spirituelles particulières. Il faut donc renverser les idées que l’on se fait de l’ésotérisme pour pouvoir percevoir la véritable intention et la rigueur de la pensée qui s’y affirme. Alors, le problème de l’élitisme apparent renvoie à la capacité de compréhension de l’esprit qui reçoit le message transmis. Car, « en droit, l’ésotérisme condamne ce que le Bouddha appelle le « point serré », le refus d’aider, le recel des connaissances. L’ésotérisme n’est pas le refus de communiquer mais l’art de ne pas vulgariser. (…) Ainsi l’ésotériste veut dévoiler mais refuser de déchirer le voile. »

Au contraire, il s’agit dans l’ésotérisme de promouvoir et de communiquer la possibilité d’une connaissance salvatrice, par la compréhension de l’ordre universel, la méditation sur les fondements méta-physiques de la réalité et de l’existence. Riffard présente de manière générale l’ésotérisme comme un processus ou une logique de renversement de la pensée : l’ésotériste « ne s’oppose pas à la pensée ordinaire, il pousse sa propre pensée jusqu’au retournement. Il la parcourt entièrement. Il circule totalement dans sa propre pensée… (…) On a vue que la clef de l’herméneutique, de l’exégèse ésotérique donc, est réversion, puisque après le détour de l’interprétation, le sens le plus haut (le sens anagogique) rejoint le sens le plus bas (le sens littéral), puisque l’image contient le mystère, le mot cache le secret, la vision finale recoupe la perception première. » (…) « l’ésotériste se représente le monde comme un ensemble à la fois gradué et circulaire, où tout est en interaction, où la gradation n’est pas une hiérarchie ni la circularité une répétition… Le plus spirituel devient le plus matériel : l’image de l’esprit le plus subtil se trouve dans la matière la plus dense, le diamant. Gnoséologiquement, ce qui est pensé au plan de l’herméneutique est réalisé au plan de la perception, c’est-à-dire que le sens profond correspond avec le sens spirituel. Le plus mystérieux est le plus visible : l’ultime mystère gît dans la première apparence. Le manifeste en dernier ressort est l’occulte, comme l’occulte en dernier ressort est le manifeste. » (p. 381-386). C’est pourquoi, par exemple, « Puisque nous avons pour but la connaissance qui monte de l’extrémité inférieure des êtres à leur extrémité supérieure, (…) nous pourrons, après avoir compris la similitude qui existe entre les deux extrémités, arriver par ce qui est visible à la connaissance de ce qui est caché. » (Salomon Ibn Gabirol, La source de vie, II, 2)

Mais pour quelle raison fondamentale la connaissance doit-elle se présenter ou même ne peut par essence que se manifester de manière voilée, elliptique, symbolique ? Pourquoi ne s’expose-t-elle pas en langage rationnel immédiatement perceptible et praticable ? Justement, précisément parce que la réalité dont il est question, le type de vérité qui est à découvrir ne sont pas de l’ordre de la réalité immédiatement praticable, ne sont pas formulables dans les termes de la science du monde. Si la vérité est difficile d’accès, c’est que l’esprit doit d’abord s’élever, se dégager des illusions, découvrir et apprendre à s’exercer rigoureusement, de sorte qu’est nécessaire tout un cheminement, voire une métamorphose intérieure. Car la vérité est au fond tout intérieure, et si intérieure que tout point de vue extérieur à la pensée, serait absolument faux et pourrait être détourné de son sens par la divulgation. Le détournement de vérités inaccessibles au commun des mortels, et ensuite la constitution d’organisations sectaires malsaines visant à la manipulation, l’exercice d’un pouvoir sur les autres êtres : tout cela résulte d’une profonde dégradation de l’esprit de l’ésotérisme, sa dispersion et sa dissolution à travers le développement de l’occultisme.

Cependant, il faut bien distinguer au milieu de toutes ces recherches mystérieuses, entre ce qui correspond à une véritable quête spirituelle dont l’expérience et les fondements métaphysiques sont compréhensibles, et le charlatanisme ou les écoles de pensée occulte. L’occultisme est un corps hétérogène de doctrines ayant longtemps circulé en marge, moins en raison d’une volonté de l’Eglise qu’à cause du mystère qui les entoure. Tel qu’elle se présente en Occident depuis l’Antiquité gréco-romaine, la pensée occulte prolonge l’hermétisme, c’est-à-dire la science égyptienne. Codifié plus ou moins à Alexandrie, l’occultisme chemina parallèlement aux écoles philosophiques et aux ordres religieux. Il semble qu’il y ait trois manières d’envisager l’idée de « Tradition primordiale » - tradition que toute recherche métaphysique a pour fonction de rendre à nouveau vivante dans l’esprit de l’homme. D’après Antoine Faivre, auteur d’un Accès de l’ésotérisme occidental, l’esprit de la Tradition peut être approché « soit sur le plan vertical uniquement, sans référence à l’Histoire ; elle serait alors un Orient spirituel vers lequel nous tentons de nous orienter… ; Soit comme un trésor effectivement confié à des hommes dans des temps reculés, mais lui-même d’origine non humaine ; soit enfin comme les deux à la fois – ce qui paraît correspondre à la pensée d’Abellio - qui écrivait, dans La fin de l’ésotérisme que : « La tradition primordiale a été donnée aux hommes d’un seul coup, tout entière, mais voilée. Ou plutôt les hommes qui l’ont reçue ne disposaient pas encore des moyens intellectuels nécessaires pour la traduire en notions claires. ».

« …Il y avait dans l’ésotérisme un noyau indestructible de vérité, un corps de doctrine réellement traditionnel présent dans toutes les religions comme centre vivant et caché, mais au-delà ce noyau s’enveloppait de franges, de constructions extérieures… (…) Pour l’ésotérisme, l’axiome de départ est clair : on y reconnaît la possibilité, en tant qu’acte vécu, dans l’homme et dans l’Etre, d’une unité primordiale, ou en tout cas de la non-dualité en tant qu’état de communion active, la possibilité entre tous les êtres d’une influence spirituelle unifiante… C’est cette influence dont le passage dans un être crée l’état de communion, d’illumination… De cet axiome découle, comme dans l’Ethique de Spinoza, un certain nombre de connaissances nécessaires, une métaphysique. C’est cela le noyau central. Mais au-delà, la tradition s’est encombrée de gloses et de constructions innombrables qui ne découlent pas du tout nécessairement des principes de base, des constructions qui sont des produits de l’histoire, et que pourtant la plupart des ésotéristes reproduisent pieusement. René Guénon a été le premier, à l’époque contemporaine, à mettre un peu d’ordre dans ces constructions et à tracer des lignes de partage. (…) Or il faut arriver à la critique interne, c’est-à-dire à revivre réellement l’enseignement ésotérique, et même finalement… le remplacer par un véritable acte re-créateur. Les doctrines fondamentales se trouvent trop souvent dénaturées par les épigones et tournent au dogmatisme. » R. Abellio, Entretiens avec Marie-Thérèse de Brosses, p. 165-167.

Là est le centre universel de la vie de l’Esprit : la gnose éternelle.

En quoi consiste donc l’essence de cette connaissance cachée, de cette sagesse métaphysique qu’il importe de préserver, qui ne doit être divulguée et partagée que dans un cercle restreint et selon certaines conditions très précises ? Nous devons rappeler rigoureusement, présenter et définir un peu les principes essentiels de la doctrine ésotérique, les caractéristiques vivantes de la tradition métaphysique. La Gnose n’est pas séparée mais intégrative, elle est essentiellement une et non dualiste, et nous pourrions même dire qu’elle consiste peut-être principalement en la réunion des contraires, la réduction de toute opposition dogmatique et abstraite, pour mettre en œuvre un nouveau regard et un mode d’existence harmonieux entre tous les êtres. Aussi la connaissance métaphysique est incompatible avec toutes les formes de manichéisme ou d’intégrisme idéologiques, est aussi éloignée que possible d’une attitude de rejet du monde physique au nom du Transcendant, de négation de la vie corporelle au nom de la pureté de l’âme, ou de l’existence terrestre au nom d’une vie paradisiaque après la mort. Au contraire, sont réunis dans une même vision intellectuelle et une sagesse intérieure conséquentes le transcendant et l’immanent, le même et l’autre, l’avant et l’après. C’est pourquoi une telle voie de réalisation métaphysique inclut en elle des correspondances et des communications dynamiques entre les différents ordres de l’être, ou les différents niveaux de conscience, suppose et établit toujours une continuité essentielle sous les apparentes oppositions ou contradictions.

Nous pouvons ajouter à cette présentation rapide, à la fin du dix-neuvième siècle, dans son ouvrage sur Les grands initiés, Edouard Schuré déclarait : « L’esprit est la seule réalité. (…) La gnose ou la mystique rationnelle de tous les temps est l’art de trouver Dieu en soi en développant les profondeurs occultes, les facultés latentes de la conscience. » La gnose repose donc à la fois sur une doctrine métaphysique accessible à l’intelligence, sur une transformation intérieure et une conversion réalisable, et sur une expérience existentielle de participation infinie à la vie du monde. Dans le même sens, quelques définitions apportées par Georges Vallin, dans le recueil Lumière du Non-dualisme, permettent de mieux comprendre cette possibilité : « La gnose métaphysique ou non-dualiste, c’est la connaissance de l’identité intemporelle, verticale ou essentielle du fini et de l’infini, au-delà de toutes les formes de dualités que l’on peut poser entre Dieu, le monde et l’homme. La réalité vers laquelle tend cette connaissance et avec laquelle le gnostique aspire à s’identifier, est littéralement infinie, et à plus forte raison supra ou trans-personnelle. »

La connaissance ainsi conçue n’est pas séparée de son opération consciente et entière par un esprit vivant. C’est une expérience vécue de l’incarnation de l’esprit, de la venue de l’esprit dans la réalité du soi de l’homme. Par conséquent, il y a une résistance de ce savoir intuitif à sa divulgation dans des livres. Cet apprentissage se fait sur le long terme, par étapes et genèses successives. La découverte du Soi est intérieure, et non pas empirique, elle n’est pas objectivement constatable et extériorisable au sein du monde de la vie. La réalisation finale de cette recherche est une existence non dualiste, non opposée : harmonie entre tous les êtres ici et maintenant. Mais il faut à présent distinguer entre deux courants bien distincts de la recherche traditionnelle : la quête spirituelle qui a lieu à l’intérieur d’une tradition métaphysique théologique, et la recherche ésotérique qui correspond à une démarche liée à la pensée occulte.

De la métaphysique à la gnose transcendantale

Par ailleurs, à l’occasion d’un article portant sur le manichéisme, dans l’Histoire des religions publiée aux éditions de La Pléiade sous sa direction, Henri-Charles Puech proposa une présentation synthétique de la gnose. « Qu’est-ce en effet, que la Gnose, sinon – comme le signifie, en grec, gnôsis -, la « connaissance », la Connaissance au sens absolu du terme et, plus précisément, en l’occurrence, une… connaissance simultanée, réciproque, de soi en Dieu et de Dieu en soi et permet, par là même, à celui qui la possède, au « gnostique », de se sauver, l’assure qu’il peut être sauvé, qu’il le sera, ou même qu’il l’est déjà ? Qu’est-ce qu’une gnose, sinon un savoir qui n’est pas seulement tout entier tourné vers la recherche du Salut, mais qui, découvrant l’homme à lui-même et lui dévoilant pleinement le secret et la signification de toutes choses, lui apporte, lui procure le salut, est lui-même, par lui-même, salut ? (…) Comme toute gnose, le manichéisme est né de l’angoisse inhérente à la condition humaine. La situation où, en conséquence de sa génération, de sa « venue au monde », il est ici-bas jeté, est éprouvée par l’homme comme étrange, insupportable, foncièrement mauvaise. Il s’y sent asservi au corps, au temps, au monde, à un devenir qui le voue à la mort, mêlé au mal, constamment menacé et souillé par lui. D’où son besoin d’être délivré. Mais, s’il est capable d’éprouver ce besoin, s’il a le désir de trouver ou de retrouver (car c’est une nostalgie) un état où il s’appartiendrait à lui-même…, c’est que, dans son être, dans son essence véritable, il est réellement supérieur à sa condition actuelle et étranger à ce corps, à ce temps, à ce monde qui l’entourent et l’enserrent. » (p. 553-554.)

« Une première distinction est portée par les termes de « gnose » et « gnosticisme », ce dernier désignant la gnose historique, tandis que le premier peut selon le cas recouper l’approche théologique péjorative de la gnose comme « Gnose éternelle », ou au contraire signifier positivement la gnose dans son acception étymologique, la connaissance (gnôsis). Une deuxième distinction passe par la distinction de l’hétérodoxie et de l’orthodoxie : du point de vue de celle-ci la gnose est rendue équivalente à l’hérésie, alors même que gnoses chrétienne, en les théologiens Clément d’Alexandrie ou Origène, ou ismaélienne, avec Ibn’ Arabi ou Sohrawardî, sont, du moins pour la première, parfaitement intégrées dans le corpus de l’orthodoxie. Une troisième distinction se soutient de la différenciation, promue par René Guénon, entre théologie et métaphysique : les enseignements gnostiques qui, du point de vue théologique, relèvent immanquablement de l’hétérodoxie, ou sont au mieux appréhendés comme chez Henry Corbin à travers la mystique du soufisme, ne reçoivent leur pleine teneur principielle que sur un plan proprement métaphysique, à la fois affranchi de théologie mais également de mystique. La gnose contraint par conséquent à une démarcation ferme de la théologie par rapport à la métaphysique, lieu de la connaissance des principes, seul lieu où elle peut être abordée dans toute sa rigueur, mais aussi à une différence d’elle-même par rapport à toute mystique, même ésotérique. » Natalie Depraz, « Le statut phénoménologique du monde dans la gnose : du dualisme à la non-dualité », Laval théologique et philosophique, Volume 52, 3, p. 627-628.

Jean Borella recoupe et prolonge certains aspects de cette présentation, dans un long et très dense article écrit pour le Cahier de l’Herne consacré à l’œuvre de René Guénon : « Gnose et gnosticisme chez René Guénon ». Borella y expose l’histoire des différentes formulations de la notion de gnose, et de ses implications ou conséquences doctrinales. Or, au cours de cette synthèse très documentée, il propose une définition qui permet de situer les unes par rapport aux autres toutes les formes secondaires ou dissidentes, moins intégrantes. C’est en partant de la définition apportée par Saint Paul que cet exposé synthétique nous est amené : « Toutefois, il ne faudrait pas considérer la gnose chez S. Paul sous son seul aspect charismatique et intérieur. C’en est assurément la dimension la plus profonde et la plus décisive, mais non l’unique. Comme son nom l’indique, la « gnôsis » paulinienne est aussi une connaissance, au sens premier du terme, qui implique donc une activité proprement intellectuelle, capable éventuellement de se formuler et de s’exprimer de façon claire et précise. (…) « parler en gnose », qui utilise les articulations signifiantes du langage, pour transmettre un savoir, une doctrine, et, par conséquent, pour « édifier » la communauté. » (…) « La gnose est à la fois ineffable et intérieure, un état spirituel, et aussi formulable et objective, un corpus doctrinal. De ce point de vue, elle est transmissible et peut être l’objet d’une tradition. Allons plus loin. La spécificité de la gnose réside précisément dans la conjonction de ces deux aspects. Elle n’est, la gnose véritable, ni théorie abstraite, conceptualité vaniteuse et qui se contente illusoirement de ses propres formulations, ni mysticisme confus, facilement retranché dans l’incommunicable. On comprend à l’évidence l’importance que ce terme ne pouvait manquer de revêtir aux yeux des premiers chrétiens… En lui se formulait quelque chose d’irremplaçable et d’infiniment précieux : l’affirmation d’une sorte de « vérification interne » de la doctrine extérieurement révélée et crue… » (p. 100).

Une telle définition peut nous faire penser à une autre approche, à une conception beaucoup plus moderne de la connaissance de Dieu, celle qui apparaît chez René Descartes. Par exemple, dans sa Lettre à Mersenne du 21 janvier 1641, Descartes écrivait : « Nous ne pouvons embrasser par des paroles tout ce qui est en Dieu, et c’est pourquoi Dieu est l’ineffable et l’incompréhensible, mais pourtant il y a beaucoup de choses en Dieu ou touchant Dieu que nous pouvons atteindre par l’esprit et exprimer par des paroles, et même beaucoup plus que sur n’importe quelle autre chose, et c’est pourquoi il est le plus Connaissable et le plus Exprimable. » Cette déclaration de l’auteur des Méditations métaphysiques peut paraître étonnante, voire annonciatrice ou spécialement inspirée, lorsqu’on la compare à la gnose dont Borella expose la signification. Mais c’est que Descartes n’est pas exclusivement le fondateur ou l’inaugurateur du développement futur de la science moderne. Il a également découvert, ou plutôt repensé pour en renouveler la signification, la notion augustinienne d’Intériorité : or la méditation sur le fait que l’esprit vit en moi, que je suis doté au fond d’une forme de vie intérieure indépendante, me permet justement de percevoir de façon irréductible que « je suis » en me dégageant de la relation aux réalités « extérieures ». Si le Cogito ergo sum peut être à l’origine d’un développement infini et prométhéen du sujet individualiste et de la rationalisation objective de la nature, à l’inverse et en creux, en-deçà des apparences, s’y affirme la possibilité d’un futur renouvellement de la « métaphysique » la plus rigoureuse et la plus authentique.

Husserl reprendra ce mouvement de la pensée, cet élan originaire vers une élucidation du sens de cette présence en moi d’une forme de vie « transcendantale » irréductible, qui constitue en réalité la condition même de la relation avec toutes les transcendances. Mais cette activité « intérieure » du sujet n’est pour autant pas non plus réductible à une pure immanence, que cela soit l’immanence de la nature dont elle serait mystérieusement tributaire et dépendante (empirisme) ou l’immanence de sa propre activité substantielle ou inertie symbolique (idéalisme), ce qui rend dans les deux cas incompréhensible toute possibilité de rapport à soi et de rapport à autre chose que soi-même : toute vie et toute pensée. Curieusement, nous trouvons par ailleurs chez Jean Wahl une description parfaitement en accord avec cette conjonction, au croisement des mouvements d’immanence et de transcendance. Ce n’est pas un hasard si Kierkegaard développe la pensée d’une singularité absolument irréductible pour se démarquer de l’absolu logique hégélien : c’est par ce mouvement qu’il réintroduit en réalité le rapport à la Transcendance à l’intérieur de l’immanence subjective. « Mais cette subjectivité elle-même… prend sa valeur, sa réalité, du fait qu’elle se trouve en présence d’un autre, de l’autre absolu, de l’absolument différent, du transcendant. (…) Cet autre, nous ne pouvons évidemment le définir. Mais nous pouvons du moins dire que nous en avons conscience par le rapport où nous sommes avec lui. Et c’est là encore un nouveau paradoxe. Cet Autre, c’est au fond l’Un de la première hypothèse du Parménide, qui est absolument sans rapport avec quoi que ce soit ; et pourtant cet un sans rapport, il n’existe que par le rapport dans lequel nous nous trouvons avec lui. C’est qu’en effet le rapport le plus interne est le rapport, pour Kierkegaard, avec quelque chose d’extérieur, et que le transcendant absolu ne se révèle que par ce rapport absolument immanent avec l’individu. » Jean Wahl, « Subjectivité et transcendance »…, dans le recueil d’articles L’un devant l’Autre.

C’est manifestement dans cette direction que Natalie Depraz, par exemple oriente ses recherches, lorsqu’elle écrit, dans l’avant-propos à l’ouvrage collectif publié aux éditions du Cerf en 2000, La gnose, une question philosophique ? : « En ce sens, le gnostique est précisément celui qui connaît, qui a accès, à qui est donnée une telle expérience de l’absolu, c’est-à-dire de l’absolu comme expérience première et dernière, et qui peut la transmettre, c’est-à-dire en rendre compte, en témoigner, en dernière instance la faire partager. En effet, une telle qualité d’expérience de l’absolu n’est pas inexprimable, n’est pas irréductiblement séparée de nous – sinon elle ne nous serait pas donnée comme une expérience possible -, mais elle peut faire l’objet d’une donation intuitive… (…) A la différence de l’expérience mystique qui, le plus souvent, s’impose à celui qui la reçoit et se donne sous le signe de la pure passivité, l’expérience gnostique implique un travail, un exercice, en d’autres termes une praxis au terme de laquelle, certes, quelque chose comme une grâce peut être donnée. Pourtant, là encore, il ne s’agit pas d’un appel qui serait purement subi mais d’une connaissance à assimiler et à exercer. C’est pourquoi, l’expérience du gnostique consonne si fortement et si étroitement avec l’effort et la discipline qu’exige la méthode phénoménologique de la réduction, dès lors, toutefois, que l’on cesse d’y voir simplement une méthodologie théorique et formelle de justification apriorique du savoir, et que l’on prend la mesure de la pratique concrète qu’elle implique… » (p. 12).

*

Première partie :

La foi, la tradition et la recherche spirituelle.

I -1) Premières approches de la religion : le sacré et le profane

Les travaux de Mircea Eliade montrent que la voie de la réintégration de l’homme peut se développer et s’affirmer, à l’intérieur de l’Europe chrétienne, en dehors des cadres classiques de la vie spirituelle : du fait que l’esprit de l’initiation et de la transmission de la connaissance se manifeste et se réactualise, en quelque sorte par essence, par-delà les institutions et les dogmes officiellement institués. C’est ainsi que, aussi étrange que cela puisse paraître, au cours de l’histoire du christianisme, ce n’est pas comme en Islam à l’intérieur d’une chaîne de transmission initiatique que les plus grands mystiques ont émergés, mais au contraire souvent par opposition à la formulation officielle du dogme et à l’orientation de l’Eglise. Par conséquent, il est important de procéder à une extension et une relativisation symbolique de la distinction entre le sacré et le profane. Car si cette distinction est constitutive et fondatrice de la vie religieuse, et si elle permet au croyant de se situer et de se repérer autant par rapport au monde profane que par rapport à sa propre démarche spirituelle – allant en un sens du plus profane au plus sacré -, nous devons développer et même transposer cette distinction dans une perspective plus large que le seul cadre de l’observance religieuse.

En effet, un homme ne pratiquant pas la religion, et vivant en apparence dans le monde sur le mode profane, peut par ailleurs développer des aptitudes et une ouverture d’esprit, ou encore une rigueur morale et une compréhension éclairée de l’existence, qui sont parfaitement en accord avec les principes et les valeurs de la vie spirituelle développée au sein de la religion - en l’occurrence du christianisme. Et inversement, il se peut bien qu’un homme se réclamant de la foi, pleinement investi dans la pratique religieuse de sa communauté, adopte parallèlement des attitudes dogmatiques ou fanatiques en complet désaccord avec la vie de l’esprit. C’est le cas en particulier dans tous les détournements idéologiques et les crispations intégristes qui jalonnent l’histoire du monothéisme abrahamique des trois religions du Livre. Un homme peut donc se réclamer du sacré et se comporter en profane, et inversement.

Cela dit, que signifiera alors l’extension de la notion de sacré au-delà du cadre des apparences ? Qu’elle se produise ou s’affirme en rapport avec une pratique religieuse ou non, qu’elle soit pleinement consciente de cette signification symbolique ou non, qu’elle aie pour but la félicité terrestre ou la recherche et la connaissance de la vérité, une attitude humaine pourra être déterminée comme étant « sacrée » chaque fois qu’elle sera réellement en accord avec les valeurs de la vie spirituelle, et donc au service de l’unification, de l’élévation et de la libération de l’être spirituel de l’homme. Bien évidemment cette définition englobe alors des approches et des recherches parallèles, mais en correspondance étroite et essentielle avec l’esprit universel de la religion. Et inversement, une attitude devra donc être considérée et jugée comme « profane » toutes les fois qu’elle semblera contrevenir ou s’opposer au développement de la vie de l’esprit à l’intérieur et à l’extérieur de l’homme. Cela englobe donc toutes les orientations au service de la puissance qui visent la division, l’aliénation et la destruction de l’intégrité de l’homme, et qui par conséquent accélèrent ou provoquent la dispersion du sens et les conflits généralisés.

I – 2) Quelques définitions de la foi religieuse

L’homme croyant est toujours en chemin, il renouvelle chaque jour l’épreuve d’une approche du salut jamais aboutie, son attente de l’absolument Autre à la fois absent et présent. Le croyant ressent au fond de soi la relation avec une présence ou puissance spirituelle qui le dépasse et l’appel à se réaliser, est habité par la nécessité de se destiner toujours au-delà de ce qu’il est déjà pour accomplir sa vocation humaine. « La grâce de Dieu éveille la conscience finie à elle-même, à son péché, et à la conscience de la liberté qui l’avait éloignée de Dieu. Ce n’est pas tant un savoir endormi qui s’éveille, qu’un sujet qui s’apparaît à soi-même comme sujet déficient, manquant d’être et manquant de savoir, conscient d’être en défaut de lui-même et de Dieu… Pour le chrétien – Augustin -, il s’agit… d’aller à la recherche de Dieu absent, transcendant, dont la seule trace est sa recherche même. Le sujet advient à lui-même en se libérant de soi, en prenant conscience d’une absence qui est le mode d’être de la présence de Dieu et qui constitue l’être-sujet du sujet. », résumait à ce propos Gilbert Kirscher, dans son essai sur La philosophie d’Eric Weil, p. 30.

Cependant, « les actes religieux peuvent devenir une pure recherche de soi ou enfermer le dynamisme spirituel dans des images de Dieu indépassables. Mieux, ils possèdent le pouvoir de pervertir le rapport de l’homme à Dieu, par les affects multiples dont ils chargent l’âme. Ils restent dépendants, pour une large part, de la psychologie individuelle où ils ont leur retentissement émotionnel. Il est impossible qu’ils puissent fonder… l’union mystique, en raison même de leur rapport à la subjectivité humaine, génératrice d’illusions. Fondée sur leur accomplissement, l’union manquerait totalement d’objectivité, d’universalité et de nécessité. Elle perdrait sa nature transcendantale en se réduisant à la seule expérience rituelle ou liturgique. », explique Pierre Gire : Maître Eckhart et la métaphysique de l’Exode, p. 325. C’est pourquoi donc il importe de relayer l’expérience de la foi par des exercices spirituels, et plus précisément par un travail de méditation et d’intériorisation de sa propre relation à la foi pour en approfondir le vécu et apprendre à y orienter l’esprit.

C’est en ce sens que « la conversion spirituelle montre ici sa profonde différence d’avec la conversion religieuse. C’est que la foi peut saisir l’homme d’un coup, comme une grâce, et transformer sa vie, en l’engageant dans la voie religieuse active. Au contraire, la conversion spirituelle est l’inauguration d’un travail qui est, comme le dit Platon dans La République, un long détour. L’illumination philosophique ne vient, si elle vient sous la forme de l’intuition intellectuelle, qu’après un labeur de pensée qu’on peut appeler légitimement dialectique. Le Dieu verbe de Malebranche est le Dieu des laborieux. Il y a une absolue nécessité du travail de la méditation pour accéder à la vue claire de la vérité. L’évidence seule éclaire parfaitement l’esprit, et elle déborde largement le cadre des vérités de foi. », concluait Jean-Louis Viellard-Baron, dans un article portant sur la gnose et l’idéalisme, en contribution à l’ouvrage collectif La gnose, une question philosophique, p. 154.

Par conséquent, il est indispensable que la foi soit relayée et renforcée, qu’elle ne puisse être intériorisée et réfléchie qu’à travers une expérience spirituelle plus conséquente, pour pouvoir justement se concentrer et évoluer vers une forme plus accomplie, un mode de relation plus authentique et plus pur envers la Transcendance. Nous devons alors distinguer entre plusieurs niveaux de l’expérience religieuse, entre les attitudes qui procèdent de la foi entière et spontanée, purement extérieure et sans distance à l’égard de soi, que l’on pourrait dire totalement obéissante et dépendante, et les modalités de la vie spirituelle en lesquelles le croyant apprend à se connaître lui-même et à méditer sur son expérience, de sorte qu’il devient capable de réfléchir et de partager la vie spirituelle qui le porte. Il existe pour ainsi dire une histoire de la vie religieuse personnelle, un itinéraire contenant différents âges ou différents niveaux de maturation et d’accomplissement de la foi. A partir de la pratique rituelle ou liturgique remplissant les obligations ou les actes de foi quotidiens les plus élémentaires, se distinguent le degré de la vie ascétique ou purificatrice, visant l’impassibilité par la rigueur morale, puis le degré de la contemplation des œuvres de Dieu et de ses attributs ou ses qualités et modes de manifestation essentielles, qui « transcende le sensible et s’élève à la connaissance des intelligibles et de la puissance divine », et enfin « l’expérience purement mystique, une perception par le sentiment de la présence de Dieu dans l’âme. » (selon Paul Evdokimov, L’orthodoxie, p. 109.)

I – 3) L’itinéraire de l’âme et l’intériorisation de la recherche spirituelle

Une légende de la tradition hébraïque met en scène le dévoilement des différentes couches successives de la réalité spirituelle - comme des poupées russes. Cette histoire métaphorique repose sur les écorces successives que constituent les vêtements, le corps, l’âme, et la dimension la plus intérieure de la Tora. En confirmation et en continuité avec cette approche, il existe manifestement dans le soufisme turc une doctrine mettant en images également un enchaînement et un processus d’élévation progressive de la vie de l’esprit. Thierry Zarcone, qui s’interrogeait récemment sur la possibilité d’une gnose soufie, a exposé à cette occasion la doctrine distinguant quatre états de la connaissance, sous le nom de la doctrine des « quatre portes » (dört kapï). D’après cette tradition, le sommet de la connaissance théologique serait « l’état appelé « marifa » - la connaissance divine, le savoir divin. La marifa viendrait à la suite de trois autres états de connaissance inférieurs : la sharia (la Loi religieuse), la tariqa (le soufisme et ses règles extérieures), et la Haqiqa (la Vérité). Nous aurions ainsi un ordre chronologique et hiérarchique d’évolution, en fonction des aptitudes ou des niveaux de conscience du croyant, allant de la pratique la plus simple et la plus abstraite ou anonyme – l’application et la répétition de la Loi -, à la pratique la plus intérieure et la plus universelle – la connaissance du mode d’Etre divin.

Il y a donc quatre grands modèles d’attitude spirituelle, ou plutôt quatre étapes décisives et quatre formes d’accomplissement sur le chemin de la vie spirituelle. Une autre légende très connue de la tradition hébraïque expose et compare ces situations, à travers l’aventure des quatre rabbis qui voulurent entrer dans le Pardès. Cette légende est instructive car elle délivre à la fois des leçons existentielles et des significations symboliques. Les différentes attitudes des rabbis se prolongent par des niveaux de lectures et d’interprétation de la Tora : les attitudes adoptées correspondent à des degrés de connaissance. D’après la légende, parmi les quatre rabbis engagés dans une quête mystique, qui tous pensaient pouvoir prétendre approcher les secrets divins, lorsqu’ils sont entrés dans le Paradis (l’arbre de la connaissance du bien et du mal), « l’un vit et mourut, l’autre vit et devint fou, le troisième dévasta les jeunes plantations (c’est-à-dire perdit la foi). Seul Akiba entra sain et sortit sain. » A partir de là, explique à nouveau G. Scholem dans son essai, l’important pour nous est que cette histoire a été repensée par des esprits spéculatifs, qui ont dégagé quatre interprétations du sens de la Tora : « Peshat, le sens littéral, Remes, le sens allégorique, Derascha, l’interprétation talmudique, Sod, le sens mystique. » (p. 70.)

Alors, si l’on établit des correspondances entre les tragédies vécues par les trois rabbis et les niveaux de connaissance dont ils disposaient, il devient évident que plus un croyant s’en tient aux apparences et à l’interprétation littérale ou objective et immédiate, moins son esprit et sa foi sont solides, intègres et autonomes, et qu’inversement plus l’homme de foi se rapproche de la connaissance du principe et du sens ésotérique de la réalité divine et plus il est fondé et soutenu en retour par la présence éternelle qui vit au fond de lui, et n’est donc plus attaché prioritairement à sa propre existence individuelle terrestre.

I – 4) Qu’est-ce qu’une Tradition spirituelle vivante ?

Une Tradition spirituelle ne peut demeurer vivante que si elle se renouvelle. Or, elle ne peut se renouveler que si et parce que des hommes ont été formés et initiés à cette tradition, s’ils ont effectivement vécu l’expérience et la méditation des principes et l’existence communautaire inspirée par ces valeurs qui y est liée. Mais au-delà de la seule conformité de l’existence et des attitudes spirituelles individuelles au principe métaphysique de la Tradition, il ne peut y avoir renouvellement et même plus simplement une appropriation effective de l’esprit de la Tradition religieuse que si l’homme se comporte comme un sujet : capable de prendre de la distance par rapport à ce qui lui est transmis. Car ce n’est qu’à la condition de se comporter en esprit autonome, possédant une intériorité active et pensant à son tour les textes et les fondements de son rapport à la transcendance, que l’homme pourra véritablement intégrer et comprendre en les vivant les dogmes transmis par l’autorité spirituelle. C’est alors seulement, lorsqu’il y a eu intériorisation effective, que l’initié peut vivre et réactualiser chaque jour autour de soi et qu’il peut renouveler la Tradition… Par conséquent, pour que la tradition spirituelle soit vraiment effective, il faut que des hommes puissent la recevoir et intégrer progressivement son message, il faut qu’ils intériorisent ses dogmes jusqu’à les relativiser et s’en détacher pour aller chercher la source vivante, l’inspiration transcendantale qui est à l’origine de leurs formulations. L’homme qui est directement en contact avec la déité n’a plus besoin de se référer aux dogmes de l’autorité traditionnelle terrestre, puisqu’il vit en amont de leur expression.

L’homme cherche l’esprit de la tradition hors de soi tout le temps qu’il n’en a pas découvert sa présence au fond de soi. Mais cherchant à s’ancrer dans des références qui appartiennent au monde des apparences, ne pouvant pas se tenir soi-même en rapport direct avec le souffle de l’inspiration transcendante, à force de s’appuyer et de s’en remettre à des autorités communautaires extérieures, il risque toujours de prendre pour manifestation privilégiée ou principale de l’Absolu des formes instituées et relatives de la vie de l’esprit. Les représentants humains de la religion, qui portent la tradition spirituelle, doivent préparer les disciples à une future conversion intérieure, mais non pas entretenir chez eux un état de dépendance ou d’obéissance stérile envers des formes provisoires et fermées de la vie spirituelle. La transmission ne peut signifier la simple répétition extérieure d’un dogme ou d’un rite dont on ne comprendrait pas le sens : il s’agirait en ce cas non plus d’une tradition spirituelle vivante mais d’une institution dogmatique dont l’esprit d’origine serait mort, dont les fondements métaphysiques ne seraient que de vieux souvenirs obscurs.

C’est pourquoi, pour qu’une perspective métaphysique demeure vivante à travers le renouvellement des esprits qui la portent en eux, ce qui est décidément déterminant pour la transmission spirituelle conséquente et authentique, c’est que les initiés découvrent en eux, puis développent et réactualisent et apprennent à manifester autour d’eux, cette présence de la vie divine au fond du fond de leur être et non plus à l’extérieur de leur propre vie spirituelle. Ce qui signifie également que le sens de Dieu est moins à chercher hors de soi et selon des manifestations historiques ou linguistiques finies, qu’à l’intérieur de soi et selon une méthode de détachement à l’égard de toutes les formes empiriques ou communautaires existantes. Mais pour accéder à cette connaissance et atteindre cet état de disponibilité intérieure, pour pouvoir vivre dans le détachement par lequel le souffle divin survient et envahit l’esprit de l’homme, il est indispensable que la personne traverse l’expérience d’un cheminement spirituel. Au cours de cette initiation, la subjectivité de l’homme transforme alors complètement son rapport symbolique à la vie intérieure de l’esprit : ce qui permet du même coup à l’homme de ne plus s’opposer à quelque réalité existentielle que ce soit et d’accueillir tout événement.

I – 5) Le passage du profane au sacré dans la communauté traditionnelle

Cependant, pour être sur le chemin d’une recherche spirituelle, pour suivre une démarche religieuse ou philosophique authentique, ne faut-il pas avoir déjà connu ou pressenti la nécessité et l’intérêt fondamental de cette démarche ? Comment un homme peut-il connaître une conversion spirituelle, sinon par le contact avec une communauté dans laquelle se transmet et demeure toujours vivante et créatrice cette recherche métaphysique ? « (…) C’est pourquoi nous croyons pouvoir affirmer que l’homme traditionnel peut partir de l’expérience du monde ou du moi ou plus précisément des contenus positifs de cette expérience, soit pour « démontrer », pour prouver, soit pour réprouver la Transcendance, afin de s’unir ou de s’identifier à elle. Certes, la « raison » de l’homme traditionnel n’est autre choses que la faculté qui permet de distinguer l’animal raisonnable des autres vivants, mais elle est spontanément orientée vers une saisie du réel qui transcende la raison, et qui englobe ou « informe » cette dernière. (…) Shankara ira jusqu’à dire, contrairement à Saint Thomas, que sans le secours de la Révélation, c’est-à-dire sans une participation plus ou moins active à l’Intuition métaphysique qui est au cœur de toute Révélation, la raison ne saurait véritablement cheminer à la recherche de l’Absolu. » Georges Vallin, Voie de gnose et voie d’amour…, p. 43.

Par conséquent, ce qui distingue véritablement et fondamentalement l’homme tourné vers le sacré de l’homme se contentant d’une attitude profane est l’éveil à cette dimension spirituelle, l’initiation symbolique… Donc, pour que la conversion aie lieu, pour que l’âme adopte effectivement une démarche spirituelle, pour que dans son existence l’homme apprenne à s’orienter en fonction de cette donnée fondamentale, par et vers une dimension qui transcende la vie humaine simplement ancrée dans le monde, il est nécessaire de traverser une forme d’apprentissage symbolique, de recevoir de la part des sages de la communauté l’impulsion d’origine ou l’élan d’une initiation aux secrets et à la vérité de la foi, du rapport à la Transcendance. C’est pourquoi ce qui distingue peut-être plus rigoureusement l’homme orienté vers le sacré du profane, c’est la possibilité effective de recevoir une initiation, la possibilité de s’éveiller intérieurement grâce à la transmission de la tradition. Cependant, nous devons insister à présent sur le fait que cet éveil, cette réception de la tradition spirituelle repose nécessairement sur la participation active du néophyte. Le principe d’intériorisation, c’est-à-dire de participation et d’intégration de la connaissance, implique une appropriation personnelle de la vérité, une expérience réelle de la vérité et une pratique de la foi étant absolument incontournables pour qu’aie lieu la maturation et la véritable progression de l’esprit.

Il faut au bout du compte que soit possible tout autant une individualisation de la connaissance universelle et une universalisation de la vie personnelle, sinon on ne voit pas comment pourraient se produire, ultimement, à la fois la conversion intérieure du sujet personnel aux vérités métaphysiques, son unification mystique avec l’être de Dieu, et parallèlement la métamorphose existentielle globale, la transformation et l’inversion des rapports de l’homme initié avec la vie singulière finie dans le monde. Si le cheminement spirituel aboutit à une conversion métaphysique d’ensemble, cela ne peut être envisageable que parce que la vie personnelle concrète et incarnée, donc l’existence singulière individuelle, s’universalise peu à peu en s’intériorisant, en découvrant peu à peu qu’elle est fondée par le Soi divin qui est aussi en elle, et inversement cette universalisation intérieure s’accompagne d’une individuation de l’universel, c’est-à-dire d’une manifestation dans le cœur de l’homme et dans son esprit de la vérité métaphysique de l’Absolu qui transcende son individualité finie. Coexistent et se développent réciproquement, constamment, les deux mouvements de transcendance et d’immanence, d’intériorisation et d’extériorisation, d’incarnation et de spiritualisation, ou encore d’individuation de l’esprit et d’universalisation de la vie.

Au cours de son cheminement spirituel, le croyant passe peu à peu d’une situation extérieure, périphérique et instable par rapport au sacré, à une situation plus intérieure, centrale et conséquente. Autrement dit, l’esprit humain est au début de son itinéraire plus proche d’une position profane, puisqu’il ne vit qu’une relation très succincte et pour tout dire presque abstraite, alors qu’au fur et à mesure qu’il avance dans sa découverte et dans l’exploration de l’essence de la vie religieuse, au fil de son initiation il se rapproche du cœur et de la vérité de la religion, en développant par rapport à la dimension du sacré une relation de plus en plus intérieure et vivante. Une description du soufisme par Martin Lings va justement dans ce sens. Dans Qu’est-ce que le soufisme ?, il rappelle « que le soufisme n’est rien sinon un mouvement de retour, un reflux, et que, de ce point de vue, les autres membres de la communauté, bien que tournés dans la bonne direction, sont stationnaires. Même dans leurs propres rangs, les soufis établissent une distinction entre les membres les plus centraux d’un Ordre, qu’ils appellent les « voyageurs », et les membres plus périphériques, qui sont relativement immobiles. » (p. 33)

Pour finir, donc, il importe d’insister sur le fait qu’il ne saurait y avoir d’opposition radicale ou irréductible entre les situations de l’homme païen et de l’initié. Il n’est pas possible d’établir une rupture définitive entre les attitudes personnelles religieuse et athée, car ce serait instituer arbitrairement deux modes d’êtres substantiellement incompatibles entre eux, et rendre dès lors impossible toute progression, toute transition, tout dialogue et par conséquent toute initiation, toute transformation et toute intégration. Car c’est uniquement par le dialogue avec ce qui est autre, par la voie de l’intégration d’une situation « opposée » que peut avoir lieu une intériorisation et une progression spirituelle effective. Pour confirmer ou illustrer ce point de vue, voici une approche de l’esprit du Bouddhisme Zen : « Le Zen, comme le remarque Merton, n’est ni jouissance de sa propre intériorité, ni retraite du monde extérieur. Ces deux dangers, qui viennent d’une fausse compréhension de dhyana et de prajna, ont été violemment combattus par les maîtres Zen qui durent exercer à leur égard une vigilance incessante. (…) Le mouvement intuitif de prajna, qui saisit l’unité dans la multiplicité des choses, qui saisit le Vide comme la source de tout, ne doit pas rester suspendu dans les airs. Il doit retomber sur le sol ferme de la vie quotidienne et s’y épanouir. Ceci est absolument essentiel à l’esprit Zen. Le Zen n’a que mépris et moquerie pour qui confond Illumination et évasion, pour qui aspire à vivre au-dessus et non au milieu des choses de la vie quotidienne. (…) C’est qu’en effet celui qui est pleinement éveillé est conscient de ce que les deux mondes, celui de la conscience ordinaire et celui de la conscience éveillée, ne sont pas distincts. Ils ne sont des mondes séparés que pour ceux qui ne sont pas encore éveillés. » Christine Young-Merllié, « La mystique des maîtres du Tch’an », Encyclopédie des mystiques dirigée par M-M. Davy, p. 293-7.

I – 6) Les différents âges de la vie spirituelle

Aux différents âges de la vie personnelle correspondent symboliquement des étapes spirituelles. Pour schématiser ce parcours, le premier âge est celui de la pratique religieuse, de l’acquisition de l’expérience de la foi et de l’orthodoxie, des règles communautaires à travers lesquelles l’homme intègre peu à peu l’esprit de la mythologie. Le second correspond à l’étape théologique : l’homme y prolonge et développe sa vie spirituelle par la réflexion symbolique, la méditation et l’exploration de l’univers des différents degrés de divinités et apprend à interpréter leurs fonctions dans le monde métaphysique. La troisième étape est le moment du retour à soi, c’est-à-dire de l’intériorisation de toutes les connaissances précédemment orientée vers l’extérieur. La relation à une divinité hors de soi est remise en question, ou plutôt comprise du point de vue d’une inversion totale de perspective. L’esprit renverse le sens de sa méditation : tout ce qu’il posait à l’extérieur de soi, cela doit à présent être actualisé à l’intérieur de sa propre vie, cela doit maintenant servir à transformer le mode de sa réalisation personnelle. Enfin, lorsque l’esprit a recentré toute son expérience religieuse et ses connaissances théologiques sur la vie intérieure qui leur donne sens, il peut désormais se détacher même de sa vie égologique, de toute forme de relation extérieure entre l’Etre suprême et sa réalité spirituelle.

C’est ainsi que René Daumal exposait les quatre périodes de la vie d’un brâhmane, périodes de progression à travers la possession d’un enseignement :

« 1) Dans sa septième année, l’enfant entre dans la vie sociale. Il apprend par cœur (et par tête) les hymnes du Veda…

2) Entre vingt et trente ans, en général, le jeune homme se marie et devient maître de maison. C’est dans cette période qu’il participe activement à la vie sociale. Il a fini d’étudier les Hymnes ; maintenant, il doit lire les commentaires de ces hymnes appelés brâhmanas. Le sens général de ces commentaires est liturgique et mythologique. (…) Ce solide système d’analogies… restera valable lorsque l’homme, détournant son regard du monde du dehors, le portera vers le dedans.

3) Ce retournement du regard vers soi devient explicite dans la troisième phase de vie selon la tradition hindoue. Le maître de maison, « lorsqu’il voit devant lui les enfants de ses enfants », a achevé sa tâche. Il peut alors « s’en aller dans la forêt »… Ces livres lui disent : « Ce feu qui te fait vivre, ce n’est pas le feu physique qui brûlait dans ta maison ; c’est le feu intérieur qui anime ton corps et tes pensées ; c’est le principe actif de toi-même ; c’est à lui qu’il faut offrir des sacrifices ; et le combustible qu’il demande, c’est ta propre substance. Tous les dieux que tu as adorés, ce sont des créations du langage, qui désignent tes facultés, tes activités, tes manières d’être. » (Loi de Manou). L’homme commence alors à tisser en lui-même le même réseau d’analogies que la théologie avait tendu entre les « dieux ».

4) Enfin, lorsqu’il a édifié et contemplé son monde intérieur, il est mûr pour un quatrième enseignement, celui des Upanishads, c’est-à-dire, selon l’explication hindoue du mot, l’enseignement qui tranche l’illusion. Tout ce qu’il a cru savoir, lui dit-on, tout cela n’est que mots. Le Veda même, ce n’est que mots. Les « dieux » intérieurs qu’il a nourris en lui, ce ne sont que des mots ; ils n’ont pas d’autre réalité que celle que l’homme lui confère… Tout ce que peut dire l’homme alors, en revenant de la « forêt », ce sont les mots originels du Veda, dans leur simplicité : l’homme ne peut vivre sans feu, et l’on ne fait pas de feu sans brûler quelque chose. Il n’a plus besoin de revêtir ces mots de théologie ni de métaphysique. Il peut redire les vers du Veda comme il les disait étant enfant – les mêmes mots, mais dont le sens a été nourri, développé puis absorbé par l’expérience de toute une vie. C’est cela que les Hindous entendent par le mot Vedânta, qui désigne la fin, le fond, le dernier mot et en même temps la consommation du savoir traditionnel. » (« Les limites du langage philosophique et les savoirs traditionnels », dans Les Pouvoirs de la Parole, p. 29-30).

I – 7) Une connaissance gardée secrète

Héraclite disait à propos du Logos, que les hommes, avant de l’avoir écouté comme du jour où ils l’ont écouté, restent sans intelligence. Un écrit alchimique du XVIème siècle allemand contenait des propos très clairs en ce qui concerne la nécessité de garder cette connaissance dans le secret : « Voilà pourquoi cet art le plus noble et le plus mystérieux doit être tenu dans le plus haut secret. S’il avait été rédigé assez clairement pour que le comprît n’importe quel cordonnier, il se serait agi d’une escroquerie. Cet art n’aurait plus été un mystère, mais la source de bien des maux, de bien des actes manifestement contraires à la volonté de Dieu, qui refuse que la perle soit jetée aux pourceaux. Les philosophes se sont donc adressés à leurs seuls fils, aux enfants de la doctrine et de la sagesse, à ceux qui connaissaient la lumière de la nature, les seuls à pouvoir tirer un enseignement de leurs écrits. (…) Il faut aussi avoir pour ne pas échouer, l’instruction orale d’un maître fidèle, et une longue expérience, une connaissance grande… (…) Or, ce n’est qu’oralement que nous pouvons bien spécifier les secrets…, il est impossible de les révéler d’une manière vraiment explicite. » Le secret magique. Il existe donc une différence essentielle entre une tradition transmise oralement et l’expression écrite séparée, déposée dans les livres. De même l’enseignement ésotérique remet en question toute relation statique et simple au livre : au contraire un livre n’est que le support provisoire et imparfait, qui contient les paroles et propos, les méditations des anciens sages, et il n’a d’autre raison d’être que de rendre possible un renouvellement vivant de l’esprit.

Comme nous pouvons le supposer, ce qui permet d’éviter la dispersion et l’égarement, les interprétations hasardeuses et les chemins idolâtres, le fourvoiement dans le charlatanisme, les attitudes sectaires et le fanatisme destructeur, est le cadrage et la rigueur d’un enseignement délivré par un maître spirituel guidant le disciple et l’accompagnant dans toutes les étapes difficiles de son itinéraire initiatique. « Au reste, dans le domaine de la religion, se développe, en marge de la cité et à côté du culte public, des associations fondées sur le secret. Sectes, confréries et mystères sont des groupes fermés, hiérarchisés, comportant des échelons et des grades. Organisés sur le modèle des sociétés initiatiques, leur fonction est de sélectionner, à travers une série d’épreuves, une minorité d’élus qui bénéficieront de privilèges inaccessibles au commun. (…) Mais, en dépit de cette démocratisation d’un privilège religieux, le mystère à aucun moment ne se place dans une perspective de publicité. Au contraire, ce qui le définit comme mystère, c’est la prétention d’atteindre une vérité inaccessible par des voies normales et qui ne saurait d’aucune façon être « exposée », d’obtenir une révélation si exceptionnelle qu’elle ouvre l’accès à une vie religieuse inconnue du culte d’Etat… Le secret prend ainsi, en contraste avec la publicité du culte officiel, une signification religieuse particulière : il définit une religion de salut personnel visant à transformer l’individu indépendamment de l’ordre social, à réaliser en lui comme une nouvelle naissance… » Vernant, idem, p. 52-3.

Rabbi Nahman de Braslav écrivait : « Il y a des justes cachés ; ils connaissent des visages dans la Thora, mais doivent tenir leur enseignement caché… (…) En vérité, si cet enseignement était écrit, ce serait un livre et ce livre aurait sa place dans le monde. Cependant, le monde détruit cela, et il est nécessaire de le faire disparaître » Le « juste caché », c’est « le Maître en devenir, qui ne peut apparaître, car le risque est trop grand d’être un Tsadiq Gamour, c’est-à-dire un juste fini « terminé ». (d’après M-A. Ouaknin, Le Livre brûlé) Si le hassidisme a développé une conception du « juste caché », Jean-Claude carrière fait allusion à ce qui se passe dans l’Iran chiite avec « l’imam caché », et explique : « Ces personnages tout-puissants, justifiés par l’état du monde, ont décidés de le quitter. Ils se trouvent quelque part, ils attendent leur heure. Dans le cas de l’imam caché, la métaphore nous dit clairement que le vrai pouvoir, le pouvoir juste et justifié, n’est pas visible. ». Exactement dans un même esprit, de méfiance à l’égard du risque d’idolâtrie, les maîtres zen disent couramment à leurs disciples : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le ! » Ce qui signifie : tuez celui qui se dit le Bouddha, tuez symboliquement le dieu auto proclamé, parce qu’il est en ce cas en dehors de la vérité et qu’il ne pourrait que vous égarer. Et trouvez vous-mêmes votre voix. Jean-Claude Carrière commente à ce sujet : « Miraculeusement cette attitude fondamentale s’est perpétuée tout au long de l’histoire du bouddhisme et lui a permis de résister à toute tentation de déification, de divinisation. »

I – 8 Le principe et la nécessité de la transmission initiatique.

« Au reste, dans le domaine de la religion, se développe, en marge de la cité et à côté du culte public, des associations fondées sur le secret. Sectes, confréries et mystères sont des groupes fermés, hiérarchisés, comportant des échelons et des grades. Organisés sur le modèle des sociétés initiatiques, leur fonction est de sélectionner, à travers une série d’épreuves, une minorité d’élus qui bénéficieront de privilèges inaccessibles au commun. » Vernant, idem, p. 52-3.

Par ailleurs, il faut préciser que le fait du secret, l’aspect ésotérique et réservé de la connaissance ne vient pas essentiellement des hommes qui la détiennent, ne dépend pas seulement de la volonté d’une élite spécifique cachant et entretenant son savoir pour exercer un pouvoir mystérieux sur le monde. Ce secret est fondamentalement lié à la nature de la connaissance elle-même, et plus précisément à la difficulté d’accès autant qu’à la signification de cette connaissance. Autrement dit, le contenu de la gnose n’est pas simplement extériorisable, formulable, praticable, ne peut être transformé selon le bon vouloir pour être appliqué en situations : car il concerne pour ainsi dire l’intériorité non séparée de l’homme avec l’ordre divin, il ne s’agit donc en aucun cas d’un pouvoir permettant de conquérir le monde terrestre.

Dans le cadre des religions monothéistes, seul le prophète est considéré comme inaugurateur de la transmission et garant de la tradition. Sur la base de la révélation divine, le prophète est chargé d’apporter aux hommes la Loi sur laquelle va s’établir la doctrine ésotérique de la religion. Alors que l’essence de la Loi divine révélée reste valable et inchangeable dans sa forme, l’enseignement varie en fonction des voies empruntées par les maîtres pour initier les disciples. « On ne peut faire confiance au combat spirituel mené en l’absence d’un maître, sauf en des cas très exceptionnels, car il n’y a pas un combat unique – mené contre son âme charnelle -, conduit d’une unique manière : les dispositions des êtres sont très variées, leurs tempéraments très différents les uns des autres, et telle chose qui est profitable à l’un peut être nuisible à l’autre. » (d’après Faouzi Skali).

Qu’est-ce qui peut faire que les secrets de la tradition ésotérique puissent entrer dans l’oubli, en sommeil, ou plutôt patienter et veiller souterrainement, en exil à l’écart des aléas et des désordres du monde historique profane ? Pour que ne se rompe pas cette transmission spirituelle, ne doit-on pas envisager une « chaîne initiatique » ? Rabbi Mordekhaï disait à ses disciples : « Le Tsaddik ne peut transmettre des enseignements s’il ne lie auparavant son âme à celle de son maître et à celle du maître de son maître. Alors un anneau se noue à l’autre, et l’enseignement remonte de génération en génération jusqu’à Moïse. » Dans le même sens, Eric Geoffroy insiste au cœur de son Initiation au soufisme, sur l’aspect déterminant de la transmission ininterrompue d’une influence spirituelle, et cela par le biais du rattachement à une organisation initiatique : « Le soufisme se caractérise par la transmission de l’influx spirituel muhammadien, qui vient de Dieu par l’intermédiaire de l’archange Gabriel. Les différents lignages initiatiques qui sillonnent le temps et l’espace n’ont d’autre fonction que de valider cette transmission dont tout cheikh vivant est le récipiendaire. Le maître soufi est donc avant tout un « héritier » qui fait fructifier, selon ses propres qualités, le patrimoine spirituel qu’il a reçu, au profit de ses disciples mais aussi de toute l’humanité. » (p. 230).

La source ou l’origine première d’une tradition initiatique, en principe, c’est une révélation qui est supposée être à l’origine de la science secrète. Les enseignements gnostiques font accéder à une connaissance transcendante, par initiation : le disciple reçoit, sous le sceau du secret, une science, d’un maître qui l’a reçue d’un autre. La recherche d’une filiation spirituelle secrète, assurant la continuité de la pensée ésotérique, qui remonterait jusqu’à la Révélation originaire, a semble-t-il été un souci constant : retrouver l’origine authentique de la vérité pour en transmettre le secret et pouvoir à nouveau en vivifier l’élan dans le futur.

*

Seconde partie :

La vie de l’esprit comme voie de l’intériorité

II – 1) Le sens de la vie personnelle dans l’itinéraire spirituel - La nécessité absolue de l’intériorisation de l’expérience religieuse

Nous devons maintenant aborder de front le problème de « l’individuation » du cheminement spirituel. L’homme ne peut vivre et penser, se développer et transformer son existence qu’à travers l’expérience effective et la méditation rétrospective de cette expérience, en rapport aux êtres et aux choses du monde. Par conséquent, s’il doit dépasser ou relativiser les prétentions de l’ego individuel ou l’insuffisance des réalisations personnelles, il ne le pourra semble-t-il que par une intériorisation de soi, par l’éveil au fond de son être de la dimension de l’esprit. Car il s’agit non pas de nier ou d’abolir toute activité rationnelle, toute possibilité de méditation consciente, mais au contraire de retourner vers l’intérieur de la vie de l’esprit l’activité de la raison qui était entièrement mise au service de la maîtrise du monde objectif et de la réalisation des désirs extérieurs ou périphériques de l’ego. Il ne saurait être question de condamner comme source d’égarement toute activité de l’esprit – ni non plus par conséquent la vie personnelle singulière à travers et par laquelle l’esprit peut faire l’expérience de la réalité pour en penser le sens - car c’est uniquement par le moyen de l’éveil de la conscience, l’approfondissement et le renforcement de la capacité de retour à soi, que l’homme peut finalement se détacher de ses attaches et cautions empiriques, et se convertir à une vie intérieure en accord avec les exigences spirituelles. C’est donc selon nous en accompagnant sa foi d’une véritable activité de méditation spirituelle, que le croyant peut encore mieux intérioriser sa relation à l’absolument autre et s’approcher d’une réalisation conséquente.

Vallin, à la suite de René Guénon, a soutenu à de nombreuses reprises et développé l’idée que la cause de l’égarement et de la décadence de la civilisation occidentale reposait sur l’affirmation individuelle ou subjective de la vie humaine. Il faudrait pour s’en sortir, pour restaurer une société stable fondée sur des valeurs métaphysiques authentiques, se défaire de toute forme d’existence subjective ou individuelle. Or, comment le principe d’individuation pourrait-il être à l’origine de la décadence, la cause principale et la plus dangereuse du nihilisme européen, puisque c’est rigoureusement grâce à l’individuation psychologique et corporelle que le sujet peut faire l’expérience de la réalité du monde, être en rapport avec d’autres êtres et en devenir au sein de son existence, et qu’il peut ensuite développer par l’exercice de la raison la capacité d’une méditation critique à l’égard de sa propre singularité ? Au contraire, il semble qu’il faille retrouver et renouveler la signification fondamentale de la conception monothéiste de la personne, car, comme l’affirme à sa façon Henry Corbin, « c’est inversement la perte de ce personnalisme, l’échec et l’avortement de la personne, qui nihilise son ontogenèse », et qui rend l’homme incapable de se recentrer et de développer un mode de vie intègre, cohérent et saint, en accord avec les valeurs de l’esprit. Et Corbin expose plus loin les conséquences de son argumentation : « C’est précisément lorsque l’ego comme tel est dénoncé comme une illusion, que nous ne voyons plus très bien comment il peut encore résister à la collectivisation… »

Dans un texte où Mollâ Sadrâ étudiait le thème difficile de la connaissance de soi, il aborda pour développer sa réflexion le problème de l’individualité spirituelle. Henry Corbin expose et explique l’argumentation mobilisée pour traiter de cette question stratégique : « Il définit la réalité foncière constituant la « matière » de l’individualité humaine comme étant la qualification que Dieu se donne à lui-même pour se révéler à toi. Car Dieu seul peur connaître Dieu quant à son Essence, et pourtant le « Trésor caché », l’Absconditum veut être connu. C’est pourquoi il se choisit une qualification qui le révèle à l’homme et qui, chaque fois, correspond à chaque individualité spirituelle telle qu’elle est en son essence, différenciée de toute autre. Cette théophanie personnelle, c’est cela même qui constitue la « matière » de ton individualité spirituelle, et elle est désignée sous différents noms : acte d’être, Lumière de Dieu, tréfonds intime… C’est en bref la dimension de l’homme par rapport à son rabb, son seigneur divin personnel. Il faut donc pour connaître celui-ci que l’homme se différencie de tout ce qui n’est pas lui-même : ses œuvres, ses paroles, ses actions… Bref, il lui faut retrouver son origine, son « orient ». » Henry Corbin, Le paradoxe du monothéisme, « Nécessité de l’angélologie » p. 87-88.

Dans un ouvrage postérieur à sa thèse, en lequel il a précisé et renouvelé la signification de ce qu’il entendait par « perspective métaphysique », Georges Vallin expliquait que le cheminement de l’homme vers l’Absolu peut aussi se présenter « dans le cadre d’une voie apparemment subjective qui s’exprime essentiellement en termes de conscience et d’intériorité. La sérénité objective de la connaissance ainsi que son universalité présupposent une intériorité préalable. (…) Mais cette intériorisation, qui se veut radicale, dépasse en fait la dualité entre l’intérieur et l’extérieur… Ainsi qu’une réflexion sur le Cogito cartésien peut nous en assurer, le passage à l’absolu ne peut s’accomplir qu’à partir de l’intériorité du sujet pensant. (…) L’extériorité présuppose l’intériorité, la conscience du monde présuppose la conscience de soi… Pour passer du relatif à l’Absolu, il faut d’abord passer de l’extériorité, c’est-à-dire à la subjectivité. Ceci explique que la « preuve fondamentale de l’existence » de l’Absolu soit axée chez Shankara sur une espèce de Cogito. Il s’agit de dépouiller progressivement la conscience de soi de tout ce qui n’est pas le pur Sujet, le Témoin, le Spectateur, qu’il faut soigneusement discriminer du « Spectacle ». (…) Aussi l’intériorisation poussée jusqu’à son extrême limite aboutit-elle à une intériorité vidée de toute relation avec un « en-dehors », et même un « en dehors » qui serait situé « à l’intérieur » d’elle-même. » Georges Vallin, Voie de gnose et voie d’amour – Eléments de mystique comparée, p. 126-127.

Martin Buber a écrit un texte pour exposer et affirmer la possibilité pour un homme de suivre sa propre voie, de réaliser sa propre nécessité intérieure pour cheminer vers Dieu. Il insistait sur la nécessité de réaliser une voie absolument personnelle, au point de dire : « la toute première tâche de chaque homme est l’actualisation de ses possibilités uniques, sans précédent et jamais renouvelées, et non pas la répétition de quelque chose qu’un autre, fût-ce le plus grand de tous, aurait déjà accompli. (…) Nous sommes ici en présence d’une doctrine basée sur le fait que les hommes sont essentiellement dissemblables entre eux, doctrine qui ne vise pas à les rendre identiques. Tous les hommes ont accès auprès de Dieu, mais chaque homme a un accès différent. (…) Mais ce qui peut et doit être fait par cette personne-ci et nulle autre, ne peut lui être révélé qu’en elle-même. » Martin Buber, La Voie de l’homme selon le Hassidisme. (Revue Hermès, 1964, p. 9-10). L’homme doit donc suivre sa propre voie, et ne peut pas se contenter de suivre la tradition de manière aveugle et répétitive, ne peut se contenter d’obéir à des lois qui lui demeurent extérieures, car alors il ne s’approprierait jamais véritablement sa propre destination à l’intérieur de la foi et ne pourrait progresser en tant qu’esprit. Nous dirons que le croyant ne peut connaître un devenir spirituel effectif et par conséquent se rapprocher de plus en plus de la vérité et de la réalité divine, que lorsqu’il singularise et réfléchit sa propre démarche spirituelle, parallèlement bien sûr à l’initiation progressive transmise par les maîtres qui possèdent déjà cette connaissance.

Or, si l’homme doit vivre effectivement cette expérience spirituelle d’unité avec l’Absolu qui se manifeste en lui, si l’homme doit pouvoir connaître son être intérieur comme étant fondé et fondu dans la déité, alors cette prise de conscience ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur de l’esprit : autrement, si cette transformation se produisait hors de soi, il y aurait immédiatement dualité et séparation, et par conséquent extériorité. L’avènement ou la « naissance de Dieu dans l’âme » ne peut se produire qu’à l’intérieur de l’esprit, et non pas en dehors de l’expérience humaine. C’est ainsi que, dans un des courants ésotériques du mysticisme de l’Islam, il devient possible de penser la communauté d’être entre l’esprit de l’homme et l’ipséité divine, et de conclure que l’homme connaît son soi par le Soi de Dieu qui est en lui :

« La connaissance la plus profonde de soi-même est la prise de conscience intégrale de l’essence supra-individuelle de l’âme ; cette essence est identique au « Soi » qui embrasse toute réalité. La connaissance de l’Essence implique pour la conscience sa totalisation ou « ipséification » : c’est la transformation spirituelle de la conscience distinctive et fragmentaire du « moi » en la conscience une et infinie du « Soi », de l’Ipséité suprême. (…) La doctrine soufique de cette identité suprême… peut être résumée ainsi : Tout ce qui n’est pas Dieu, n’est pas… La connaissance de soi est celle du « Soi » divin, qui se connaît par Lui-même, en dehors de toute opposition entre un sujet et un objet cognitifs. L’homme connaît son « soi » par son « soi », sans intermédiaire. » Leo Schaya, La doctrine soufique de l’Unité, p. 95 et 98.

II – 2) Le problème stratégique de la personnalisation : le paradoxe du monothéisme

Il semble que ce processus d’autonomisation des sujets croyants à l’égard de l’autorité religieuse établie, à l’égard des dogmes de la tradition soit un aspect caractéristique et une étape déterminante de l’évolution de la conscience chrétienne, de la construction du christianisme. La longue histoire qui aboutit à la révolte de la créature, contre une conception qui ne respecte pas et ne reconnaît pas sa véritable nature spirituelle, cette insatisfaction ne date pas d’hier. Jean Mouttapa s’interrogeait au cours d’un entretien à ce sujet : « si la tradition était porteuse d’une perspective non dualiste à l’origine, comment expliquer que, même avant saint Augustin (la confusion qu’il inaugure entre le « péché originel » et « l’œuvre de chair ») les Pères de l’Eglises eux-mêmes préfigurent et préparent ces interprétations dualistes… ? Pour eux, il y a bien eu transgression d’un interdit, et le mal a une consistance telle que les gnostiques ont pu l’interpréter comme un dieu autonome. Comment les premiers grands maîtres spirituels du christianisme ont-ils pu se tromper à se point ? »

Par ailleurs, pour appréhender le problème ou le phénomène d’individuation, de manifestation identifiable en un langage, ou encore d’incarnation et d’institution de la loi dans les religions monothéistes, écoutons le processus que décrivait Jean-Pierre Vernant au cœur de la cité athénienne : « Divulguée, leur sagesse prend une consistance et une objectivité nouvelles : elle se constitue elle-même comme vérité. Il ne s’agit plus d’un secret religieux, réservé à quelques élus, favorisés d’une grâce divine. Certes, la vérité du sage, comme le secret religieux, est révélation de l’essentiel, dévoilement d’une réalité supérieure qui dépasse de beaucoup le commun des hommes ; mais en la livrant à l’écrit on l’arrache au cercle fermé des sectes pour l’exposer en pleine lumière au regard de la cité entière ; c’est reconnaître qu’elle est en droit accessible à tous, c’est accepter de la soumettre, comme le débat politique, au jugement de tous, avec l’espoir qu’en définitive elle sera par tous acceptée et reconnue. (…) …le temple, demeure ouverte, demeure publique. Dans cet espace impersonnel tourné vers le dehors…, les vieilles idoles se transforment à leur tour : elles perdent, avec leur caractère secret, leur vertu de symbole efficace ; les voilà devenues des « images », sans autre fonction rituelle que d’être vues, sans autre réalité religieuse que leur apparence. » Les origines de la pensée grecque, p. 49-50.

L’explication apportée par Vernant touche à un aspect essentiel de la conscience religieuse personnelle, le mode de médiation symbolique par laquelle se formule la relation avec la Transcendance : le langage. C’est la possibilité de nommer, et donc de se situer et d’identifier par des symboles ou des évocations de plus en plus claires le mode d’être de la divinité mythique, qui favorise progressivement le développement d’une intériorisation individuelle de ce rapport. Ernst Cassirer, dans un écrit contemporain de l’élaboration de sa conception d’une philosophie des formes symboliques, s’est intéressé de près à ce processus de genèse et de libération de la conscience religieuse. Dans son essai sur Le concept de forme symbolique, il écrivait par exemple : « La croyance à la présence objective et à la force objective du signe, la croyance à la magie du mot et de l’image, à celle du nom et de l’écriture, constituent un élément fondamental de la vision magique du monde. Certes, à l’intérieur de celui-ci s’accomplit progressivement un relâchement des liens puis une libération… Tout l’épanouissement de la conscience de soi religieuse trouve ici son origine. (…) Dans le progrès et l’épanouissement de la conscience religieuse, les symboles religieux ne cesseront pas d’être en même temps encore perçus comme porteurs de forces et de pouvoirs religieux. (…) Certes, ici aussi ressurgit constamment le désaccord entre l’image elle-même et la vérité spirituelle et sans images qu’elle veut décrire. Mais la nature du fait religieux est fondamentalement telle que cette lutte des motifs ne peut en elle-même être menée à sa conclusion car ce conflit même… est un des facteurs fondamentaux du processus religieux lui-même tel qu’il se déroule dans l’histoire. » Trois essais sur le symbolique, p. 25-26.

Mais une telle déviance - l’interprétation dualiste de Dieu - semble encore plus probable, est encore plus compréhensible lorsque l’on prend en compte le paradoxe de l’Incarnation de l’Esprit qui est au centre et au fondement du christianisme. C’est à ce propos que Mircea Eliade s’est interrogé à plusieurs reprises, et a écrit : « Les formes et le sens de la manifestation du sacré varient d’un peuple à l’autre, d’une civilisation à l’autre. Mais ce qui ne manquera jamais de s’y laisser surprendre, c’est le fait paradoxal – c’est-à-dire incompréhensible – que c’est le sacré lui-même qui se manifeste, et qui, de cette façon, se donne lui-même des limites et cesse d’être absolu. (…) Le grand mystère en jeu consiste dans le fait même que le sacré soit rendu manifeste,… en acceptant une condition historique,… en s’incarnant en Jésus-Christ. Tel est, permettez-moi de le répéter, le grand mystère, le mysterium tremendum : le fait que le sacré accepte de s’autolimiter. » (Mythes, rêves et mystères.) Dans un autre ouvrage, Eliade complète cette réflexion en s’autorisant à parler de l’Incarnation de Jésus-Christ comme d’une « hiérophanie totale » : « Dieu ne se contente plus d’intervenir dans le cours de l’histoire, comme pour le judaïsme. Il est incarné par un être humain, de manière à ce qu’il adopte lui-même une existence historique conditionnée. Selon les apparences, Jésus de Nazareth n’est en rien différent de ses contemporains vivants en Palestine. En surface, la divinité est complètement dissimulée dans l’histoire, et comme absorbée par elle. (…) Mais, en réalité, l’ « événement historique » constaté par l’existence de Jésus est une hiérophanie totale. Ce que celle-ci dévoile et affirme, c’est quelque chose comme un suprême effort pour sauver, héroïquement, l’événement historique en lui-même, et le sauver en le dotant de l’être le plus grand. » (Images et symboles.)

II – 3) L’initiation et la conversion spirituelle comme appropriation de l’autorité traditionnelle : inversion de la relation à une transcendance extérieure.

Rappel sur les étapes de la vie spirituelle : de l’observance extérieure en conformité avec la loi au développement d’une participation plus personnelle à la religion communautaire, puis de cette participation passionnelle et non réfléchie à l’approfondissement de l’esprit de la foi par la spéculation théologique, de l’interprétation des dogmes et principes de la tradition à l’expérience mystique proprement dite qui est plus personnelle et plus intérieure. La vie mystique constitue une première phase d’intériorisation décisive, qui va plus loin que la seule initiation à la vie religieuse et ses rythmes, ses obligations. L’attitude mystique se distingue également de la méditation théologique, qui demeure à cet égard plus de l’ordre de la transmission et de l’établissement d’un dogme collectif, et non pas de l’ordre d’une vie spirituelle ou intérieure plus ancrée par essence dans la singularité du croyant. Georges Gusdorf exposait à ce sujet le principe d’une « transformation de la vie personnelle » : L’accès au savoir « est le fruit du mouvement intérieur de la personnalité vers la perfection par « épuration » de l’entendement. (…) La voie initiatique est le cheminement d’une connaissance acquise au prix de la vie. Celui qui n’a pas payé ce prix n’a aucun moyen d’y parvenir ; une fois qu’on y est parvenu, il est impossible de raconter à d’autres ce qu’on a vécu, non pas parce qu’on a fait serment de ne pas en parler, mais parce qu’il faut avoir été initié pour comprendre ce qu’est l’initiation. Le non-initié ne peut se faire une idée de cette expérience. (…) Les initiations ritualisées des sociétés secrètes ne sont que la mise en forme du cheminement d’une vie. La voie la plus riche est celle que l’on parcourt seul, sans secours extérieur, en réfléchissant à mesure la signification de sa propre vie. La voie initiatique schématise une autobiographie symbolique… » Du néant à Dieu dans le savoir romantique, p. 424.

En quoi consiste l’initiation ? Il s’agit principalement du moment où, au sein de cet apprentissage spirituel, l’homme se retourne vers soi, découvre au fond de son être ou de sa subjectivité la seule véritable source de sens de sa vie religieuse, et comprend dès lors que toute relation à quelque divinité extérieure est secondaire et illusoire : car la véritable actualisation du rapport à l’Absolu consiste à laisser cette vie transcendante se manifester au fond de soi et guider ou imprégner tous les actes de l’existence. La dimension divine véritable n’est donc pas « hors de soi », n’est pas un rapport extérieur mais intérieur à la vie de l’esprit. C’est pourquoi en dernière instance, et cependant tout au long du parcours de la transformation spirituelle, la participation effective et active de l’esprit personnel, du sujet vivant est constamment et fondamentalement la condition d’une évolution effective vers l’intériorisation de la vie extérieure, vers la découverte décisive de l’Intériorité de la Déité. (Le Dieu extérieur est un dogme provisoire, une idole métaphysique !)

Avec l’initiation, le sujet s’éveille véritablement à l’essence de la vie spirituelle, de sorte qu’il entre dans la communauté religieuse de ceux qui vivent de l’intérieur la recherche métaphysique de l’Absolu : il est par là pour la première fois l’égal de ses pairs et maîtres. Mais du même coup, en inaugurant une recherche intérieure plus sérieuse et plus exigeante, l’initié qui ne peut plus se satisfaire d’une pratique extérieure de la religion, apprend à interpréter et à relativiser les dogmes et les principes fondamentaux de sa foi, de qui signifie qu’il s’élève de plus en plus vers une formulation plus universelle, plus intégrante et plus éternelle de sa relation intellectuelle à Dieu. L’initiation spirituelle implique le dépassement des modalités antérieures de la foi et l’inversion du rapport à l’autorité traditionnelle : alors qu’il recevait de ses maîtres la connaissance sans en comprendre l’origine, de sorte que cette transmission lui demeurait transcendante, l’initié peut désormais se référer lui-même à la source vivante de la tradition spirituelle, il commence à établir avec elle une relation immanente. L’autonomisation de l’esprit vis à vis de la religion instituée, et la percée hors des cadres de l’autorité traditionnelle extérieure, qui résulte de l’événement du retour à soi de l’esprit, est justement une conséquence de l’initiation, de la conversion métaphysique.

Maintenant, il faut rappeler quelques aspects déterminants de cette progression spirituelle : d’abord, chaque étape ou chaque niveau de réalisation implique le bouleversement et la mise en question de la relative ignorance du stade précédent, et cela justement parce que l’intégration de la connaissance auparavant acquise s’accompagne du remplacement de cette connaissance par une conscience plus claire ; ensuite, il est indispensable de traverser chacune des étapes de l’initiation, et d’en faire effectivement l’expérience pour pouvoir y acquérir le niveau de connaissance et l’état d’esprit nécessaire à la suite de la vie spirituelle ; en accord avec ce principe, la tradition évite spécialement et empêche même rigoureusement qu’un esprit encore jeune ou peu expérimenté ait accès à des vérités ou des considérations d’un niveau de réalisation incompréhensible pour lui, cette révélation ne pouvant qu’entraîner de l’égarement ou rompre la continuité de la transmission ; enfin, il est hasardeux et très fortement déconseillé d’essayer d’atteindre seul la connaissance, en dehors du cadre de la tradition spirituelle ou sur des chemins où plus aucun garde-fou ne pourrait garantir l’évolution ou le dénouement positif de la recherche spirituelle.

Certains de ces aspects sont présentés et éclairés dans une légende juive qui traverse les époques et dont la signification s’est transformée, a été augmentée au cours du temps par les différents commentaires qui y ont été apportés. Cette légende, ou ce conte, met en scène « L’aventure des quatre rabbis dans le Pardès » Pour résumer le propos et aller à l’essentiel, disons que ce récit raconte l’aventure de quatre rabbis qui voulaient entrer au Paradis, c’est-à-dire qui voulaient goûter à l’arbre de la connaissance, alors qu’ils n’avaient pas tous acquis l’expérience spirituelle nécessaire. Armand Abecassis interprète cette aventure en faisant apparaître les différents degrés de signification, et présente la légende comme une vaste métaphore visant à prévenir des nombreux risques encourus par les mystiques. D’après la légende, l’un des rabbis est devenu fou, l’autre est mort, et un autre a perdu la foi. Un seul des quatre, Rabbi Akiba, est entré et sorti indemne et saint d’esprit du jardin de la Connaissance. « Cette ascension vers le royaume céleste n’est pas sans risques. Comme toute initiation elle requiert des conditions d’admissions dans le cercle des mystiques tout d’abord. Le néophyte, pour y être admis, doit présenter des qualités physiques, morales et intellectuelles. Ensuite les prétendants à une expérience mystique telle que la « vision de la Merkabah » ou la « compréhension de la Gloire divine », doivent se préparer à la subir avec succès. (…) Et quand commence alors le voyage de l’adepte à travers les sept Palais qui le conduisent au royaume céleste, des anges et des archontes, gardiens des Palais, s’opposent à son entrée, et empêchent son âme de se libérer de sa condition terrestre. (…) On le voit, le retour à la demeure divine, c’est-à-dire la rédemption de l’âme de l’adepte, n’est pas simple, et celui-ci a besoin d’être tranquillisé et guidé dans son voyage extatique. »

II – 4) L’aporie liée à l’inachèvement de la quête spirituelle

Maintenant, il nous faut aborder le faux problème et le débat stérile lié à l’idée d’une séparation radicale entre la connaissance et le monde de l’existence humaine. En effet, en apparence toute vie spirituelle conséquente commence par se dégager du monde comme il va, pour se concentrer à l’essentiel qui échappe par essence à la simple perception immédiate… Mais c’est aussi que la dimension de l’esprit n’est pas du même ordre, n’est pas une réalité accessible par les sens mais précisément par l’intériorité de l’intellect, de sorte qu’il faille tout d’abord pour ainsi dire se préparer, se mettre en condition, et par conséquent apprendre à retourner en soi-même, pour pouvoir ensuite commencer une recherche plus rigoureuse et conséquente. Ce qui est ici décisif, mais qui peut paraître problématique, c’est la nécessité de se mettre à l’écart, de se détacher des affaires du monde quotidien, de suspendre tout engagement pratique et out intérêt individuel : la vie de l’esprit s’affirme et se développe au fond de soi avant de devenir un autre pouvoir qui accompagnera l’homme dans son existence. Mais pour l’instant, l’homme est encore en chemin. L’opposition entre le gnostique et le monde n’est qu’apparente, ou provisoire, en évolution, car la connaissance conduira à une élucidation d’ensemble de l’existence humaine effective.

Par exemple, nous pouvons émettre l’hypothèse que des hommes attirés par la vie spirituelle, ou habités par la nécessité d’un approfondissement de leurs intuitions, ont dû faire, étant jeune, la rencontre déterminante d’un être humain exceptionnel, ou vivre ce que René Daumal a appelé une expérience fondamentale dévoilant fugitivement la présence de l’infini dans le fini. Ces êtres commencent à travailler sur cette lancée dans le secret, pour élucider et développer le sens de cette possibilité énigmatique, mais s’ils ne se lient pas à d’autres esprits, ou s’ils ne cultivent pas et ne revivifient pas intelligemment cette intuition intellectuelle, toute la recherche demeure abstraite et n’aboutit pas dans un renouvellement pratique du présent. « Il paraît inévitable, en pareil cas, que la ferveur initiale s’affaiblisse et s’éteigne lorsqu’elle est nourrie uniquement de spéculation mentale et que l’individu se tourne vers d’autres activités… », (commentait à ce sujet un auteur inconnu !).

Il importe donc de ne pas perdre le sens authentique et vivant de l’impulsion d’origine, et de préserver la relation avec la source de la vie de l’esprit. C’est justement sur cet aspect qu’insistait Husserl, qui a toujours cherché à recentrer ses efforts sur la recherche rigoureuse du sens que la réalité peut prendre pour nous. C’est ainsi que Merleau-Ponty résumait dans une cours donné en 1959 à La Sorbonne, devenu célèbre sous le titre Les sciences de l’homme et la phénoménologie : « Husserl a donc reconnu la légitimité des problèmes posés par le présent, et il n’a pas du tout dit que la philosophie devait renoncer à les résoudre, mais il pense qu’elle ne peut arriver à ces problèmes de la vie que par le détour d’un savoir qui soit absolu, et si en droit la philosophie n’est pas éloignée du présent, du moins en fait comme elle est longue, et comme elle demande à elle seule toutes les forces d’un homme,… (…) il acceptait, comme une conséquence qu’il n’avait pas voulue, mais qu’il fallait supporter, que les philosophes provisoirement n’aient pas sur les choses du présent d’opinion rigoureusement motivée… » (p. 48) Et dans le même sens, ce que Patocka disait dans les années trente sur la situation de la philosophie dans et en dehors du monde…

II – 5) L’expérience intérieure du mystique face à l’autorité traditionnelle : les rapports de continuité et de conflit entre la tradition et la singularité de l’esprit.

Dans ses Essais sur le bouddhisme Zen, D. T. Suzuki rapporte que dès le début du bouddhisme Zen, le sixième patriarche Houeï-neng s’élevait contre certains yoghis qui attachaient plus d’importance aux postures de la méditation qu’à la méditation elle-même : « Arrêter le fonctionnement de son esprit et rester calmement en méditation est une maladie et non du Zen, et il n’y a pas le plus petit profit à tirer d’une longue station dans cette posture. » (Tome I, p. 275.) Dans le même esprit, Al-Ghazâli expliquait, dans son ouvrage sur la Revivification des sciences de la religion (I, 22-23) : « Un théologien qui se limite à controverser et à faire l’apologie de son dogme, sans se préoccuper de son état spirituel, ne peut être compté parmi les savants. (…) La théologie scolastique ne saurait ouvrir à la connaissance de Dieu ni procurer les fruits de la « science du dévoilement ». Au contraire, elle est un voile jeté sur cette connaissance. On ne peut parvenir à Dieu qu’au moyen de la discipline spirituelle… » (citation et traduction originales par Eric Geoffroy, dans l’ouvrage collectif intitulé Islam. Les textes fondamentaux commentés, Le Point, 2006.)

Dans cette perspective, le rôle de l’institution religieuse ou de la communauté traditionnelle, en tant que garantes et conditions indispensables de la transmission de la connaissance religieuse, qui constituent le sol ou fondement terrestre de la démarche spirituelle, apparaît à la fois comme un frein et un tremplin vers la vérité. Ce à quoi réfléchissait Jean-Claude Guillebaud, dans le récit de sa reconversion Comment je suis redevenu chrétien : « L’institution qui prend en charge la transmission de la croyance et l’apprentissage du croyant est à la fois nécessaire et menaçante. » Le journaliste précisait ensuite : « Une institution tend à persévérer dans son être en défendant ses propres intérêts. Elle est donc habitée par un tropisme clérical… A cause de cela, l’institution est portée à enrégimenter ses membres, à étouffer leur liberté, à leur imposer ses dogmes et ses catéchismes. Elle craint, par principe, la dissidence, l’objection, c’est-à-dire l’hérésie. (…) Nous avons besoin de l’institution mais il nous faut apprendre à résister à son autorité. » L’institution peut devenir menaçante et même développer des forces contraires à la vie de l’esprit, car elle est toujours tentée par le conservatisme, le repli sur des principes fondamentaux inaliénables, et donc par la sclérose intellectuelle, la répression dogmatique, l’orthodoxie mutilante.

Par ailleurs, il est dommage qu’une organisation spirituelle se replie et se concentre sur une formulation particulière de sa propre dynamique traditionnelle, qu’elle en vienne à constituer donc une orthodoxie exclusive, car cela révèle au fond que l’esprit de la connaissance métaphysique qui l’inspirait et l’animait de l’intérieur n’est plus réellement vivant, s’il en est réduit à la répétition et l’imitation stérile d’une expression finie et statique de la Vérité. Nous ne sommes pas loin de penser qu’une telle réaction à la nouveauté constitue une forme d’idolâtrie métaphysique désolante, car elle s’oppose par principe à sa propre transmission et à sa réelle réactualisation. De plus, une telle dogmatisation de la voie de relation à Dieu ignore par essence la richesse et la profondeur de la vie spirituelle véritable, et l’infinie grandeur de Dieu, comme nous invite à le percevoir Ibn ‘Arabi dans Les Illuminations de La Mecque : « Les religions révélées ne sont diverses qu’à cause de la diversité des « relations divines ». (I, 265) » (…) « Les doctrines religieuses divergent en fonction de la divergence des regards qui sont portés sur Lui. (…) Tout ce qui est autre que Dieu est fabriqué, et les dieux des croyances sont fabriqués. » (IV, 211 et 229.) En prolongement et confirmation, dans Les chatons de la Sagesse : « Celui qui professe une foi dogmatique loue uniquement la divinité incluse dans sa profession de foi et à laquelle il se rattache. Les œuvres qu’il accomplit lui reviennent, et en définitive il ne fait que se louer lui-même. » (Traductions originales d’Eric Geoffroy, idem, p. 81.)

Mais à ces explications nous pouvons ajouter une autre perspective, moins paisible qui insiste sur tous les obstacles et les dangers liés au dévoilement de la transcendance religieuse au cœur d’une cité païenne ou profane, car la révélation du pouvoir de l’esprit rencontre la résistance des puissances temporelles qui dirigent la cité. « Comme les prophètes antérieurs, Jérémie va rencontrer l’opposition, l’hostilité, la haine et la fureur de ceux à qui il enseigne, à qui il communique la Parole de Dieu, le message qui vient de Dieu. C’est là, nous l’avons vu, une des constantes du prophétisme hébreu depuis ses origines jusqu’au dernier des prophètes d’Israël. Cette résistance, cette opposition… prouvent que le prophétisme n’est pas issu du peuple, issu des classes dominantes… » Tresmontant, Le prophétisme hébreu, p. 85. Eric Geoffroy, dans son Initiation au soufisme, présentait un esprit critique semblable en insistant précisément sur les incompréhensions diverses et mutuelles : « De nombreux mystiques persans considéraient que la croyance du simple fidèle ou encore du théologien exotériste n’est qu’« idolâtrie cachée ». L’homme non réalisé spirituellement ne peut qu’être idolâtre, voire « infidèle », car il n’adore pas Dieu en vérité ; il n’adore que ce qu’il conçoit être Dieu. Nous retrouvons là l’enseignement d’Ibn ‘Arabî, mais les soufis persans se montrent plus radicaux dans leur critique du fidèle « bien pensant ». » (p. 281).

Dans le même sens, mais au début de l’ouvrage, l’auteur expliquait que « des soufis s’imaginent avoir atteint le summum de la sainteté, car ils minimisent ou ignorent les progrès spirituels accomplis par d’autres initiés. » (p. 32.) D’où la priorité accordée par Daumal à l’éveil de la conscience, éveil qu’il proposait de pratiquer jusqu’à l’autonomisation à l’égard de toute forme de cadre spirituel contraignant, toute organisation politique, religieuse ou philosophique. Il poussait l’exigence de l’éveil dans les derniers retranchements de la conscience, développait l’art du soupçon au point d’interroger les grands métaphysiciens à la source de leur prétention. Par exemple, au début de Tu t’es toujours trompé, il tranchait : « Toute métaphysique qui se suffit à elle-même ressemble au vain plaisir d’un homme qui passerait son temps à lire des guides et des itinéraires, à combiner des trajets sur une carte, et croirait voyager. (…) L’éveil n’est pas un état, mais un acte. Et les hommes sont bien plus rarement éveillés que leurs paroles n’ont la prétention de le faire croire. » (p. 20-21.) En conséquence, Daumal se fixait comme objectif prioritaire de lutter en permanence contre les multiples formes du sommeil de l’esprit : « Je ne puis espérer que suggérer aux hommes des méthodes pour lutter contre l’inertie du sommeil. Il est impossible de montrer d’avance à chaque homme le chemin de sa libération ; mais j’espère lui fermer le plus grand possible d’issues ; il se heurtera brutalement à toutes les portes qui mènent au sommeil, à l’esclavage, à la mort spirituelle. » (p. 166).

II – 6) La tradition demeure vivante parce qu’elle se renouvelle.

C’est à travers le développement, la maturation et l’assomption de la vie personnelle, et finalement grâce à l’émergence au cœur de cette vie subjective de la présence du Soi, que l’être humain peut établir une relation authentique et sérieuse, une relation intérieure par conséquent, avec la Déité. Mais ce qui est important, c’est qu’au terme de son parcours, le sujet ne vit plus du tout le même genre de relation avec le monde. En tant qu’esprit il ne perçoit plus l’existence du point de vue de l’existence individuelle. Georges Vallin exposait clairement l’exigence de dépossession de soi, la distinction radicale entre le mode d’existence de l’ego individuel attaché au monde, et le mode de conscience gnostique qui procède d’un abandon de tout ancrage dans le monde. Par exemple, dans La perspective métaphysique, il écrivait : « dans la subjectivité même du gnostique, le sens de l’ego se trouve virtuellement aboli. L’intuition intellectuelle… présuppose au niveau même de l’être individuel, ou plus précisément dans sa structure mentale, une sorte de dépassement de l’ordre de l’individuation en général. (…) » (p. 180).

Mais, d’un autre côté, d’un point de vue encore plus fondamental, c’est justement parce que le gnostique se sépare et se distingue par sa vie intérieure de tous les horizons symboliques qui se rapportent à la subjectivité individuelle, qu’il relativise parce qu’il les pense de l’intérieur les dogmes et les lois de l’autorité traditionnelle, de l’orthodoxie ou de la voie théologique la plus générale, la plus abstraite. A ce niveau, l’expérience métaphysique effective, qui permet à l’esprit de se trouver en rapport direct avec son seigneur, est plus importante et devient prioritaire face à toute spéculation ou conformité imposée de l’extérieur. En effet, ce qui importe avant tout, ce qui fonde toute la démarche du croyant et alimente son cheminement, le seul et unique but de la vie spirituelle est la relation entre intériorité de l’homme et l’essence de Dieu, et non de suivre et de répéter en s’aveuglant la formulation d’un modèle traditionnel déjà institué, déjà constitué. Une telle attitude correspond au fond à une forme plus élaborée d’idolâtrie et de dépendance symbolique, qui détourne de la véritable voie d’accomplissement. La tradition ne peut demeurer vivante, et continuer à se transmettre et à inspirer l’existence, ne peut réellement se développer et spiritualiser le monde profane que si elle se renouvelle en se singularisant à travers toutes les situations vécues des fidèles. A la limite, donc, la tradition spirituelle et la communauté traditionnelle qui la porte et en assure la transmission ne sont que des moyens, des cadres et des garants au service d’une évolution spirituelle de tous les individus qui la composent et qui participent à sa réalité religieuse.

Comment donc la tradition peut ne pas devenir conservatrice, dogmatique, sclérosante ? La méfiance à l’égard d’une autorité imposant sa vérité, de façon unilatérale comme unique voie possible de libération et de connaissance, ne signifie pas l’abandon global ou le rejet radical de toute référence à la vie de l’esprit - dont la communauté traditionnelle ou l’institution spirituelle est pourtant porteuse. Mais cela implique l’établissement d’un rapport dynamique et dialogique vivant, avec les véritables détenteurs de la connaissance, les hommes qui actualisent effectivement la vie de l’esprit et qui ne se contentent pas de la considérer, de manière en quelque sorte abstraite et mystérieuse, comme un repère absolument obligatoire. La tradition, c’est la tradition de l’activité de l’esprit, de la recherche de la vérité, et non la conformité à des dogmes et des attitudes qu’il faut adopter pour sauver son âme. C’est ainsi que Karl Jaspers percevait les choses, dans son Introduction à la philosophie : « La tradition, c’est la profondeur aperçue, avec une attente inlassable, de la vérité qui s’est déjà faite pensée ; c’est la richesse inépuisable de quelques grandes œuvres ; …Il appartient à cette autorité qu’elle ne permet pas d’obéissance univoque. Elle impose une tâche : à travers elle il nous faut trouver nous même en nous assurant de notre être, retrouver dans son origine à elle notre origine propre. » (p. 154.)

Quelle est la position du mystique au sein de la société traditionnelle ? L’homme qui vit une expérience mystique se sépare de l’institution religieuse, en menant une aventure intérieure qui rompt en un sens avec les dogmes et le discours de la communauté. Le mystique peut être un interprète de l’autorité traditionnelle, au même titre que les théologiens garants du dogme de la religion qui lui sont contemporains. Mais à la différence des interprètes, il se permet de se détourner du discours établi et des lois et rites qui assurent la transmission de la foi. Au fond, ces mystiques semblent redécouvrir en eux-mêmes les sources de l’autorité traditionnelle. « C’est ainsi que le mystique tire généralement de son expérience une confirmation de sa propre autorité religieuse. Or, face à cela, on trouve un autre aspect de la mystique : justement parce que le mystique est ce qu’il est, parce qu’il se trouve dans un rapport fécond et immédiat avec l’objet de son expérience, il transforme et altère le sens de cette tradition d’où il tire sa vie. Il représente un facteur non seulement dans le processus de conservation de la tradition, mais en même temps dans le processus qui la pousse et la tire en avant. Les valeurs anciennes, vues avec d’autres yeux, acquièrent un nouveau sens… Le mystique peut même se sentir appelé, par sa compréhension et son interprétation de sa propre existence, à remettre en question l’autorité religieuse qu’il avait affirmée jusqu’alors. » Gershom G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, p. 16.

Cependant, il est important de relativiser et même de rendre illégitimes les conflits et les mouvements de rejets qui peuvent exister entre les différents niveaux de réalisation spirituelle, les différents domaines de la vie religieuse. Car le conservatisme et l’esprit de préservation du patrimoine est indispensable à la transmission, il assure la pérennité de la tradition au sein de l’histoire humaine face à toutes les contingences et les détournements potentiels, voire contre les particularisations et la dispersion de l’unité de la foi. De même que, parallèlement, le dynamisme et la créativité de la vie spirituelle intense permet à cette tradition de se renouveler et de demeurer toujours vivante et active au cours du temps. Et c’est au fond cette bipolarisation de la vie religieuse qui en constitue l’essence et lui permet à la fois de perdurer et de s’actualiser, d’être tradition intemporelle et transmission à travers le temps. Ce que rappelle clairement Jean-Claude Guillebaud : « L’histoire du christianisme n’est-elle pas marquée par cette opposition, difficile mais féconde, entre la pesanteur de l’institution et la fulgurance du message ? De siècle en siècle, les vrais porteurs de la parole évangélique ont souvent fait figure de dissident, de trublions dont l’Eglise se méfiait et qu’elle reléguait dans ses marges, voire condamnait au silence. (…) Sans la subversion venue des marges, le message se serait affadi ou même éteint. Mais sans l’Eglise, il n’aurait pas été transmis. Dissidence et institution sont comme l’envers et l’avers d’une même vérité en mouvement. » (p. 147-148.)

« Le mystique qui donne une nouvelle signification symbolique aux Textes sacrés, aux dogmes et au rituel de sa religion (et c’est justement ce qu’ont fait presque tous les mystiques…) découvre une nouvelle dimension, une nouvelle profondeur, dans sa propre tradition. Tandis qu’il emploie des symboles pour décrire sa propre expérience et formuler la représentation qu’il s’en fait, il entreprend en réalité de confirmer l’autorité religieuse par sa réinterprétation,… en s’efforçant de l’éclairer par des nouveaux symboles. (…) Il s’incline devant cette autorité avec une pieuse vénération, mais cette attitude dissimule à peine le fait qu’il la transforme, et souvent d’une manière audacieuse ou quelquefois définitive. Il emploie d’anciens symboles et leur donne un sens nouveau, il se plaît même à employer de nouveaux symboles en y ajoutant un sens ancien ; dans les deux cas nous nous trouvons devant un processus dialectique, dans lequel se développent l’aspect conservateur de la mystique et son aspect récent et fécond, dans leur rapport réciproque. » Gershom G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, p. 31-32.

II – 7) Les étapes décisives du retour spirituel de l’homme en Dieu : les morts successives et la réintégration de l’inspiration originelle

Dans son Initiation au soufisme, un essai extrêmement clair et très bien documenté, Eric Geoffroy expose les différentes étapes de l’élévation spirituelle et de la maturation intérieure de la relation à Dieu dans le mouvement ésotérique du soufisme. En premier lieu, « Les soufis se sont retrouvés sur la nécessité de s’adonner à la purification de l’âme, seule voie capable de favoriser chez l’être humain l’émergence d’un noble caractère, d’une juste attitude intérieure et extérieure. Ce faisant, ils ont en vue l’imitation du Prophète. (…) D’autres soufis, allant plus loin, ont considéré que la purification était un moyen, et non une fin en soi, son but étant d’arriver à la connaissance de Dieu, afin de mieux L’adorer. (…) Les germes doctrinaux de la « connaissance », de la gnose sont présents chez les premiers maîtres… Selon Ma’rûf Karkhi, considéré comme le fondateur de l’école soufie de Bagdad, le soufisme consiste à « saisir les réalités divines et à délaisser tout ce qui provient des créatures. ». » L’exigence de purification et d’ascèse, pour se rendre disponible et vivre plus intensément sa foi, conduit le mystique à délaisser ou abandonner toute autre mode de l’existence humaine. Cependant, l’abandon de toute attache dans l’existence terrestre pour se consacrer exclusivement à l’adoration de Dieu n’est pas la dernière ou l’ultime forme de réalisation spirituelle. Eric Geoffroy distingue bien, à partir de là, entre deux voies ou deux modalités de la vie inspirée, l’une qui conduit à l’extase, une sortie hors de soi, et l’autre à ce que Mircéa Eliade a défini comme un état enstatique, une concentration encore plus intérieure de l’esprit.

Dans la première voie, le mystique cherche à mourir à soi-même pour se fondre dans la Présence de la Divinité, et cette démarche conduit alors en quelque sorte hors du monde : « Le but ultime de la vie mystique n’est peut-être pas de connaître Dieu, mais d’être uni à Lui. (…) Or, la Profession de foi de l’islam affirme : « Il n’y a de dieu que Dieu ». Pour le soufi, cette affirmation négative signifie en réalité : « Il n’y a que Dieu qui soit », puisque le créé, le contingent, s’efface devant l’Absolu. (…) Son but est « l’extinction en Dieu ». Soustrait aux diverses sollicitations du monde, l’initié connaît l’ivresse de l’immersion dans la Présence divine. S’oubliant totalement en tant que sujet-conscience, il devient un miroir dans lequel Dieu se contemple Lui-même. » (p. 24 à 27). Selon la seconde formulation de la réalisation spirituelle, il s’agit de mourir à soi-même pour revivre à partir de la relation avec l’absoluité de l’esprit habitant désormais tout l’être intérieur du gnostique, et cette voie engendre la redécouverte du monde, crée la possibilité de vivre autrement le même monde : « Pour réagir contre la pente glissante empruntée par les mystiques « ivres », d’autres soufis, dits « sobres », ont souligné que, dans l’état extatique du fana, l’homme devait toujours conserver une lueur de lucidité, et surtout que cet état, paroxystique mais transitoire, n’était que le prélude à une expérience plus accomplie, celle du baqa : ayant consumé ses attributs individuels, l’initié « subsiste » désormais en et par Dieu, ce sont les Attributs divins qui agissent en lui. (…) Dans la première phase, celle du fana, l’homme ne voit rien en dehors de Dieu ; dans la seconde, celle du baqa, il Le voit en tout. A l’ivresse de l’immersion en Dieu succède la sobriété qui permet à l’initié d’être à la fois en Dieu et avec le monde. Laissant Dieu disposer de lui comme Il veut, il réalise sa servitude ontologique en même temps qu’il se met au service des hommes. » (p. 28-29).

Nous verrons plus loin que les deux attitudes spirituelles, d’extinction en Dieu et de retour vers le monde, ont été étudiées et articulées par Henry Corbin, notamment dans son impressionnante étude sur le Paradoxe du monothéisme. Par ailleurs, Martin Lings rappelait dans son essai d’introduction au soufisme : « Le coran désigne le saint comme « celui qui était mort, que Nous avons ressuscité et à qui Nous avons remis une lumière pour se diriger parmi les hommes. » La mort dont il est question est la fusion du sujet illusoire ; et c’est dans le courant de la nouvelle conscience subjective née après cette mort et faite de Vie et de lumière que le Divin « atteint » l’humain. » (p. 93).

La véritable connaissance de soi est impossible sans une traversée symbolique de la mort. Dans un sermon peu connu sur le Royaume de Dieu, Maître Eckhart exige du chrétien qu’il meure de trois morts successives, graduées en fonction de leur sens. Ces différents stades de la mort ont évidemment lieu à l’intérieur de l’homme, et correspondent essentiellement à des étapes de la maturation du rapport au divin. Il s’agit en quelque sorte de mourir à soi-même, de se défaire progressivement des différentes écorces qui recouvrent notre âme en son essence, pour pouvoir approcher et actualiser plus directement cette essence intérieure, qui est elle-même en contact avec la vie spirituelle divine. C’est pourquoi la mort à pour fonction de rendre l’âme disponible, pour que ce dévoile en elle ce qui importe, et consiste à libérer l’âme pour l’amour et la connaissance en tant qu’œuvres de l’homme intérieur. Aloïs M. Haas, au début d’un article consacré aux « Correspondances entre la pensée eckhartienne et les religions orientales », a exposé les étapes de cette transformation au cœur de l’âme :

« La première mort qui conduit à cette liberté est l’abandon du créé : l’âme doit quitter ce qu’elle est » Il s’agit d’abandonner toute relation symbolique ou intentionnelle à un être extérieur à soi. « Il s’agit d’une « mort de l’esprit » dans laquelle on meurt à Dieu, à toutes choses et à toutes les créatures. Ainsi l’âme quitte « son propre être », ce qui implique la perte de Dieu et de toutes choses… le « merveilleux » abandon de Dieu. Suit la phrase importante : « le meilleur de l’âme doit être en un pur néant », c’est-à-dire « comme si elle n’était pas. »

« La mort de l’esprit doit elle-même être dépassée « par une mort divine » dans laquelle l’âme perd de surcroît « la réalité incréée de l’image ». Il faut aussi mourir à cela, car le domaine de l’archétype, de l’être exemplaire dans le Logos, est caractérisé par la pluralité des Personnes divines. Dans la mort divine, l’homme meurt à son modèle exemplaire… une seconde mort de l’esprit. (…) Dans la mesure où le concept d’ « égalité » avec Dieu implique encore une différence, il faut dans cette mort abandonner toute similitude avec Dieu. (…) »

« La troisième mort dont la créature doit mourir est la mort à l’être incréé, après ces degrés du créé qu’ont représenté l’existence concrète et l’être dans le modèle originel. Il s’agit de mourir à la nature divine en tant qu’elle est active pour entrer dans la Déité non active qui est suspendue en elle-même, incompréhensible à toute créature. Au moment où la créature doit reconnaître que, même là, elle ne comprend toujours pas le Royaume de Dieu, « alors elle meurt de sa plus haute mort ». Dans cette mort, l’âme perd tout désir et toute image et toute compréhension, et « toute forme et est dépouillée de tous les êtres ». L’homme est « mort et enseveli dans la Déité ». » Voici Maître Eckhart, p. 377-378.

Ces trois degrés de la marche vers l’absoluité divine véritable, vers l’union entre l’esprit de Dieu et l’esprit de l’homme et leur identification, ont été d’un tout autre point de vue établis et étudiés par Henry Corbin dans son article très dense sur Le paradoxe du monothéisme. Nous en présenterons plus loin les éléments importants et les conséquences.

II – 8 Le paradoxe et la singularité du monothéisme par rapport à la perspective de la métaphysique éternelle : la naissance de Dieu dans l’âme.

Dans ses différents articles et ses recherches Michel Fromaget insiste sur le fait que la découverte de la dimension spirituelle en l’homme est sans commune mesure avec le mode d’existence de l’être biologique et psychique. Par exemple, lors d’une récente conférence synthétique à propos de l’anthropologie ternaire, il déclarait ceci : « Certes, il est évident pour l’anthropologie ternaire que la première naissance, la naissance biologique, dote effectivement le nouveau-né d’un corps et d’une âme. Mais ce faisant, elle ne lui confère qu’une « part seulement de son humanité »,… nous n’héritons donc jamais de la naissance naturelle qu’une vie partielle, relative, momentanée. (…) Enfin, s’il semble impossible « de susciter et de provoquer la venue de l’esprit, il reste que nous pouvons nous placer dans des conditions intérieures et extérieures propices à cette venue. Or c’est très précisément là, et nulle part ailleurs, le sens de toute méditation authentique, que celle-ci soit hindoue, bouddhiste ou chrétienne : elle n’a en effet d’autre objet que de nous mettre dans les conditions les plus favorables à ce que se déploie en nous l’esprit. »

Le thème de la naissance de Dieu dans l’âme recouvre ou rejoint en réalité la question de la naissance de l’esprit dans l’homme, c’est-à-dire l’apparition et la mise en œuvre, le déploiement d’une nouvelle forme d’intelligence de la réalité, l’avènement d’un autre rapport avec la vie comme elle va. Cela signifie plus profondément que l’homme ne sera plus passif envers son existence, mais qu’il tentera à présent au contraire de comprendre son destin pour y participer pour en accomplir le sens. Or, cette nouvelle intelligence des choses s’accompagne paradoxalement d’une démystification de toutes les illusions ou les croyances naïves qui éloignent l’homme d’une telle réalisation plus authentique de soi. C’est pourquoi avec la naissance de Dieu dans l’âme, la voie du détachement de l’esprit, et donc de l’exercice réfléchi et rigoureux de la méditation intérieure, est plus importante et plus conséquente que la voie religieuse ou mystique de fusion dans la Transcendance. Dans ce sens, nous allons devoir examiner ce que signifie et ce que recèle de possibilité la formulation négative ou apophatique de l’expérience théologique, en tant qu’elle se distingue de toute forme d’appréhension ou d’autoposition spontanée d’une réalité substantielle du Divin hors de soi, ou plus exactement : en dehors de l’événement de la relation intérieure effective avec la visée intentionnelle de « Dieu ».

Alain de Libéra, dans un article récent portant sur l’articulation des dimensions de la mystique et de la philosophie chez Maître Eckhart, expliquait que derrière l’apparent « intellectualisme aristotélicien », la méthode spéculative développée par Eckhart correspond en réalité à une rénovation et une refonte de cet héritage et de ce mode de pensée : « si la noétique d’Eckhart est bien aristotélicienne, comme celle de la plupart des médiévaux », il s’agit au fond d’un « aristotélisme revu par les néoplatoniciens grecs set arabes. Eckhart lit Aristote avec les yeux d’Avicenne. (…) « Thèse plus importante encore pour Eckhart, ce détachement ouvre l’espace de l’intériorité : « l’homme intérieur » d’Augustin est l’homme détaché du sensible et de la connaissance par images, l’homme qui s’actualise lui-même en lui-même comme unité du pensable, du penser et du pensant. Selon Eckhart, cette unité et cette simplicité rapprochent l’intellect de l’un néoplatonicien… L’unité du concept est d’abord « simplification » du sujet de la connaissance et « unification » de la pensée dans le pensé (deux termes plotiniens) – connaître en soi-même intellectuellement, c’est connaître dans le forme de l’Un,… et c’est connaître son propre principe, Dieu, puisque la simplicité divine répond à la simplicité du regard qui se porte en elle… » Voici Maître Eckhart, p. 325-326.

Ysabel de Andia, dans un ouvrage consacré aux formulations de la vie spirituelle envisagées à la croisée des Mystiques d’Orient et d’Occident, abordait justement cette question épineuse de « l’union incompréhensible, quand l’âme est menée par l’énergie de l’Esprit ». Pour progresser dans la méditation, « il faut d’abord s’interroger sur le sens de cette « ignorance infinie ». L’agnosia est susceptible de plusieurs sens : 1. Elle peut être une « ignorance absolue, infinie de tout objet créé » à quoi correspondrait le « ravissement », la « suspension des sens ». 2. Mais aussi une « inconnaissance » par rapport à Dieu. Ce dernier sens est celui de Denys dans la Théologie mystique. L’ignorance résulte de la théologie apophatique poussée à sa limite. (…) L’inconnaissance de Dieu se double, chez Denys, d’une « sortie » de tout et de soi-même : c’est l’extase.

Evagre le Pontique, au contraire, a laissé tomber l’extase. Il ne parle pas de « sortie hors de soi »… L’intellect, bien loin d’être dépassé dans la connaissance de Dieu comme chez Denys pour qui l’union à Dieu est une « union au-dessus de l’intellect », doit retrouver son « état premier » ou sa « nature primordiale », l’ « état intellectuel », c’est-à-dire l’état de pure intellectualité. Redevenu image parfaite de Dieu, l’intellect n’aura plus qu’à se voir lui-même pour voir Dieu :… car l’intellect « est image de Dieu, en vertu de sa capacité de recevoir la gnose essentielle » (Centurie, VI, 73) D’où la définition de « l’intellect spirituel, qui est le voyant de la Sainte Trinité » » (p. 114-115.)

Or voilà ce qui nous importe principalement dans l’étude très dense de Libéra, déjà abordée plus haut : que la pensée puisse accéder à une telle pureté par le détachement, qu’elle soit si dénuée d’images et de formes extérieures, que le règne de l’esprit soit enfin connu et compris pour lui-même en tant que tel, c’est-à-dire comme le royaume où la pensée est dégagée de toute objectivation ou attache mystique extérieure. « Le thème de la docte ignorance ou de la connaissance inconnaissante reprend l’intuition centrale de la théologie dionysienne : l’accès à Dieu par l’agnôsia couronnant l’élévation de l’esprit par une aphairésis ou « négation abstractive » de tout le pensable. S’il y a un intellectualisme chez Eckhart, c’est donc en un sens très particulier, qui combine l’abstraction de la connaissance intellectuelle selon Aristote-Avicenne et l’excessus mentis de la théologie aphairétique de Denys. En ce sens précis, l’excès mystique se conjugue à la capacité transcendantale de l’intellect : l’union à Dieu s’obtient par un dépassement de toutes choses qui tient à la fois de la pureté de l’activité intellectuelle et de l’élévation de l’âme au-dessus de toute connaissance figurée. » (p. 328)

II – 9) Le problème de la « naissance spirituelle » : nouvelles réflexions

Le Soi émerge du Néant divin au cœur de l’Absolu ineffable, se manifeste sur le fond de cet Ungrund inconnaissable, immuable et éternel. C’est ainsi que peuvent s’articuler et se penser l’une par rapport à l’autre les perspectives autrement divergentes de l’Absolument autre ésotérique et du Dieu intérieur personnel.

Il importe avant tout de comprendre la signification éminemment positive du Dieu personnel, qui caractérise le monothéisme abrahamique des trois grandes religions du Livre. Mais pour mettre en lumière la valeur positive du Dieu de la Révélation, il faut en comparer la notion et en articuler l’avènement à un Dieu absolument indéterminé et ineffable. C’est ce que nous proposait Henry Corbin dans la dernière des études qui composent Le paradoxe du monothéisme. Par exemple, d’après Corbin la théosophie mystique d’Ibn ‘Arabi « est axée sur cette différenciation entre l’Absolu indéterminé et inconnaissable, l’Absconditum, et le Rabb, le seigneur personnel, le Deus revelatus, le seul dont l’homme puisse parler, parce qu’il en est le terme corrélatif. » Cependant, ce qui demeure hautement énigmatique, ce que nous devons essayer d’approcher est rigoureusement le fondement métaphysique ou ésotérique du monothéisme : il faut comprendre pourquoi la « naissance divine » du Dieu personnel apporte une positivité définitive, en quoi cette forme du dynamisme divin engendre une valorisation ontologique de l’essence de l’Absolu, à la fois la possibilité d’une intensification et d’une intériorisation corrélative de la « connaissance de soi par soi en Dieu ».

Pour explorer et développer l’articulation entre ces deux modes d’actualité ou de manifestation de l’absoluité divine, Henry Corbin prend pour exemple la doctrine mystique de Maître Eckhart et la théosophie mystique de Jacob Boehme. « Pour un Maître Eckhart, la Deitas transcende le Dieu personnel, et c’est celui-ci qu’il faut dépasser, parce qu’il est corrélatif de l’âme humaine, du monde, de la créature. Le Dieu personnel n’est donc qu’une étape sur la voie du mystique, parce que ce Dieu personnel est affecté de limitation et de négativité… L’âme eckhartienne cherche donc à… s’échapper à elle-même pour se plonger dans l’abîme de la divinité, un Abgrund dont par essence elle ne pourra jamais atteindre le fond. » Mais justement, en se défaisant ainsi de toutes attaches humaines, et s’éloignant de tous les horizons et les intérêts qui appartiennent à l’existence individuelle, le mystique peut accéder à l’expérience d’un détachement si pur et si total qu’il se trouve pour ainsi dire proche d’un Vide essentiel, d’une vacuité intérieure en laquelle peut se manifester ou émerger une autre dimension. C’est là, lorsque plus rien ne s’oppose à la venue de l’absolu, que l’esprit peut faire l’expérience de la Déité, c’est-à-dire de l’engendrement en lui du souffle de l’Esprit qui ne vient de nulle part dans le monde créé. Ainsi, grâce à la doctrine du détachement devient vraiment compréhensible la relation de participation et d’engendrement entre l’Absolu qui est au-delà de toute réalité personnelle et la forme du Dieu de la Révélation monothéiste. C’est en quelque sorte lorsque le vide ou le pur détachement dans l’esprit de l’homme est accompli que l’homme est disposé à recevoir la révélation, qu’il y a de la place au fond de lui pour la manifestation de l’être de Dieu.

Le principe et le processus du Tsimtsoum dans la tradition hébraïque rejoint cette pratique du détachement chez Maître Eckhart, par laquelle peut s’engendrer en l’homme l’esprit vivant et transfigurant. Marc-Alain Ouaknin en a résumé la théorie justement dans son essai intitulé Tsimtsoum – Introduction à la médiation hébraïque. « Tsimtsoum signifie originellement « concentration » ou « contraction ». Dans le langage cabaliste, il est mieux traduit par « retrait » ou « rétraction ». Rabbi Isaac Louria se posa les questions suivantes : Comment peut-il y avoir un monde si Dieu est partout ? Si Dieu est « tout en tout », comment peut-il y avoir des choses qui ne soient pas Dieu ? Comment Dieu peut-il créer le monde, s’il n’y a pas de néant ? Rabbi Isaac Louria répondit en formulant la théorie du Tsimtsoum ou « retrait ». Selon cette théorie, le premier acte du Créateur ne fut pas de se révéler lui-même à quelque chose d’extérieur. Loin d’être un mouvement sur le dehors ou une sortie de son identité cachée, la première étape fut un repli, un retrait ; Dieu « se retira de Lui-même en lui-même » et, par cet acte, abandonna au vide une place en son sein, créa un espace pour le monde à venir. (…) Dieu ne put se manifester que parce qu’au préalable il se retira. » (p. 32.)

Nous pouvons maintenant percevoir pourquoi Henry Corbin citait également pour exemple décisif la théosophie mystique de Jacob Boehme. « Donc, tout se trouve inversé : ce n’est pas le Dieu personnel qui est une étape vers la Deitas, vers l’Absolu indéterminé. C’est au contraire cet Absolu qui est une étape vers la génération, vers la naissance éternelle du Dieu personnel. (…) En décrivant les conditions qui rendent possible la personne absolue comme triomphe et conquête du Nihil primordial (conditions qui forment toute la structure de l’organisme divin), Boehme décrit… « la route par laquelle Dieu a passé et passe éternellement pour pouvoir s’engendrer et se constituer lui-même, les phases éternellement successives puisque éternellement simultanées de la vie divine : les étapes de son développement intérieur. » (…) C’est que la forme personnelle de l’être est « la plus haute, parce qu’elle réalise la révélation de soi. Or, l’être ne se réalise et ne se manifeste qu’en se déterminant et en se manifestant. » (Alexandre Koyré, La philosophie de Jakob Boehme, p. 318 et 119.) » Le Paradoxe du monothéisme, « De la théologie apophatique comme antidote du nihilisme », p. 198-199.

*

Troisième partie :

De l’expérience mystique à la gnose transcendantale.

(L’intériorité du gnostique face à l’autorité traditionnelle).

III – 1) La gnose métaphysique et la voie de la réintégration : pour un dépassement non-dualiste du dualisme de la foi et de la raison, ou de l’Absolu et de la vie spirituelle dans le monde.

« Toute métaphysique qui se suffit à elle-même ressemble au vain plaisir d’un homme qui passerait son temps à lire des guides et des itinéraires, à combiner des trajets sur une carte, et croirait voyager. », déclarait sans appel René Daumal.

En effet, si le mystique peut quitter sans regret le domaine de ses positions purement mentales, c’est qu’il est question à présent d’une véritable et conséquente conversion intérieure, ou d’une expérience métaphysique que doit traverser l’esprit pour pouvoir connaître cet état d’unité entre son Soi et l’Etre divin. Avec cette expérience fondamentale décisive, qui constituera alors en quelque sorte la fin de l’initiation religieuse et l’entrée dans une toute nouvelle existence, l’âme humaine abandonne toute relation extérieure et toute médiation symbolique discursive, car elle vit maintenant de l’intérieur son rapport avec l’essence de Dieu. C’est pour signifier ce point de vue que Martin Lings expliquait : « Cependant le mental ne peut pas comprendre comment l’Etre est Un, pas plus qu’il ne peut comprendre comment Dieu peut être à la fois l’Extérieur et l’Intérieur. Nous sommes ici à une bifurcation : l’exotériste reculera involontairement, rappelant à lui-même et aux autres qu’il est fortement déconseillé de s’engager dans la spéculation théologique ; mais le mystique virtuel reconnaîtra immédiatement que ce dont il s’agit ne ressortit pas au domaine de la théologie dogmatique… ». (Qu’est-ce que le soufisme ?, p. 86.)

A partir de toutes ces données, ne faut-il pas accompagner, relayer ou encore intégrer finalement l’expérience mystique de Dieu, et le discours théologique qui lui est parallèle, par la perspective d’une connaissance métaphysique relativisant par essence toute position traditionnelle et toutes oppositions humaines ? Par conséquent, au fond, ce que nous cherchons est la possibilité d’un dépassement et d’une intégration de l’expérience mystique et du discours théologique, qui sont propres à une religion et ancrés dans une situation spirituelle et une tradition métaphysique particulières, mais cette intégration n’est envisageable que par le passage à un niveau de réalisation spirituelle « supérieur », plus abouti. Cette forme de réalisation qui permet véritablement d’adopter une attitude non-dualiste et de na plus être attaché aux formes finies de la révélation dans le monde, implique la transformation décisive et limite de l’intériorité de l’homme, par l’absorption ou la dénaturalisation du sujet dans le dévoilement de la véritable source spirituelle constitutive de son acte d’être : le Soi transcendantal directement relié et inspiré par l’Absoluité ou la déité. De la sorte la gnose métaphysique intégrative, affirmative et pensante s’oppose à la théologie spéculative exotérique ou dogmatique parce qu’elle la remplace.

Il s’agit de comprendre le mouvement d’autonomisation radicale ou effective que constitue l’expérience fondamentale de la Seconde naissance de l’esprit en Dieu, dans la mesure où cette expérience inverse et renouvelle les rapports précédemment entretenus avec la théologie spéculative et la fusion mystique avec l’Absolu. Car rigoureusement, à partir de la seconde naissance, ce n’est plus l’âme de l’homme personnel qui est en relation mystique et ce n’est plus la raison subjective qui réfléchit sur la nature divine, mais c’est à présent le Soi transcendantal ou intériorité de l’Esprit qui vit et pense en même temps sa relation avec la Déité. C’est par conséquent à l’intérieur de la perspective métaphysique et de la gnose ésotérique que peuvent être relativisés et mobilisés ensemble les activités unifiantes et pensantes de l’esprit, les modalités extatiques et enstatiques de la vie spirituelle. Henry Corbin avait déjà insisté sur l’intériorisation de l’expérience spirituelle, mais ce qui nous intéresse maintenant plus précisément est son exposé sur le théomonisme et la voie de l’intégration, où il analyse la formulation apophatique et des différents degrés d’abstraction ou de détachement qui peuvent déboucher sur une véritable connaissance métaphysique et une réalisation spirituelle. L’opposition apparente entre la mystique et la gnose, entre l’expérience du fana et celle du baqa, - et selon un autre angle de vue l’opposition entre l’absolu ineffable et le Dieu personnel -, trouvent leur résolution et deviennent interdépendantes dans un point de vue supérieur ou plus intégrant, qui leur attribue une place fonctionnelle.

Rappelons les trois phases de la mort par lesquelles l’âme doit passer pour atteindre l’essence de Dieu, c’est-à-dire pour être elle-même en Dieu et s’identifier à Dieu : se succèdent la mort de l’esprit comme entité autonome, la mort du rapport à un Dieu autre et distinct de l’âme, et enfin la mort de l’esprit dans la Déité, l’identification parfaite. Ces trois degrés d’ascension et de détachement de l’esprit se retrouvent dans le schéma de l’argumentation développée par Henry Corbin, pour dépasser les inconséquences liées au Paradoxe du monothéisme : précisément dans le chapitre consacré à « l’ontologie intégrale et les théophanies. »

Corbin distingue « 1) Le point de vue que l’on appelle différenciation ou discrimination. C’est celui de la conscience naïve distanciant les choses à l’extérieur d’elle-même et délibérant sur leur concept. C’est la « station » exotérique du monothéisme théologique, proclamant l’unité divine comme celle de l’Ens supremum, l’Etant qui domine tous les étants, sans entrevoir la question que pose l’être (l’acte d’être) de ces étants. (…) 2) Il y a le point de vue que l’on appelle intégration. Les unités dispersées sont rassemblées et totalisées dans un tout unique. Le danger latent est ici la confusion commise par certains soufis entre unité de l’être et unité de l’étant. (…) Tout ce qui est autre que l’étant unique, tout ce qui est « plusieurs », est réputé illusoire, inexistant. Alors : 3) Il faut atteindre un niveau qui est appelé intégration de l’intégration, c’est-à-dire passer du Tout indifférencié au Tout différencié de nouveau. Après l’intégration de la diversité à l’unité, doit venir l’intégration de l’unité à la diversité reconquise. (…) C’est la vision intégrale que possède le Sage intégral : vision intégrale du Dieu-Un et des formes divines multiples. » (p. 18-19). Ces trois points de vue, Corbin nous explique par ailleurs qu’ils correspondent respectivement à la théologie exotérique affirmative ou kataphatique, à la théologie négative ou apophatique, mais que Corbin exhausse jusqu’à la notion de théomonisme ésotérique, et enfin à l’instauration du niveau de l’ontologie intégrale. (Cf. p. 9-10).

Par conséquent, le « sage intégral », l’homme capable d’une vision de la réalité qui permette de la réintégrer dans le mouvement de manifestation divine, se trouve lui-même, en tant que Soi, exactement à l’endroit où la vision se retourne ou inverse son propre sens, là où se produit la transformation des relations entre l’Un et le multiple. Dans cette situation, les deux points de vue de l’Un et du Multiple sont tout aussi nécessaires, ils sont le « complément nécessaire » l’un de l’autre : « l’ontologie intégrale présuppose chez le Sage parfait la vision simultanée de l’unité dans la pluralité et de la pluralité dans l’unité. C’est par cette que s’effectue la « différenciation seconde », celle-là même par laquelle le pluralisme métaphysique se trouve fondé à partir de l’Un, sans lequel il n’y aurait pas plusieurs, mais chaos et indifférenciation. C’est donc là même le creuset où se résout, et sans lequel ne pourrait se résoudre, le paradoxe du monothéisme exotérique. » (p. 20). Et, en effet, la multiplicité des visions spirituelles, la convergence de toutes les divergences religieuses dont parlait Ibn ‘Arabi, s’explique par le fait que chaque esprit est en marche vers la vision intégrale, développe à partir de et en lui-même une relation singulière avec l’essence de Dieu, en suivant l’un des innombrables chemins possibles. Mais ce n’est qu’à la fin, avec l’événement de la vision intégrale, qu’il accède en un sens à cette vision ultime en allant jusqu’au bout de son propre chemin, que chaque croyant peut relativiser sa propre démarche spirituelle en la réinsérant dans le pluralisme métaphysique de la vision intégrale.

Or, nous pensons que le niveau de la seconde intégration, c’est-à-dire du renversement de perspective qui signifie en réalité une seconde inversion du regard, correspond à ce que Raymond Abellio appelait la « transfiguration ». A l’occasion de son essai sur La fin de l’ésotérisme, Abellio présentait une nouvelle fois ce thème de recherche inlassablement médité : « La transfiguration d’un objet est d’abord la projection en lui d’une gnose. Et, par cette projection, cet objet se déréalise, ce qui veut dire qu’il prend une autre réalité. Il n’est plus, comme tout à l’heure, le support d’un outil mais d’un Sens. » Un peu plus loin, Abellio précise enfin, pour prévenir les incompréhensions : « Du fait que cette activité nous éloigne des objets particuliers, faudrait-il… la concevoir comme une activité de désincarnation, un distancement loin des choses du « corps », une dissolution dans l’idéalisme ? C’est exactement le contraire. Elle est le plus dur affrontement possible à la « matière » puisqu’elle la considère dans ses essences les plus élémentaires et les moins réductibles, même si d’un coup elle en forme les constellations les plus hautes. C’est par un maximum de « descente » que devient corrélativement possible un maximum de « montée ». Lorsqu’il s’attache à dévoiler l’être de l’étant, c’est-à-dire à définir ce qu’il appelle la Présence et pas seulement ce qui est présent en elle, Heidegger arrive à une constatation similaire. » (p. 104-105.)

En outre, s’il est à partir de là possible de vivre et penser la réalité de façon non-dualiste, en y découvrant le sens à l’œuvre dans le monde - sans pour autant référer cette œuvre à un au-delà du monde inaccessible et absolument séparé -, c’est que nous sommes en présence d’une actualité ou manifestation humaine de l’être divin qui exclut toute exclusion. « Pour Solovyov, la seule véritable alternative à la sortie de la métaphysique est une métaphysique et une théologie sophianiques qui dépassent le dualisme entre raison et foi et entre nature et grâce. Le déploiement de la raison est co-extensif à l’acte de foi, une foi en ce qui est, c’est-à-dire l’assentiment à ce qu’il y a « quelque chose et non pas plutôt rien » (…) L’originalité de la métaphysique de Solovyov est de dire que le perfectionnement de toutes les formes consiste en la formation de l’unité de tout ce qui est, et non pas l’imitation individuelle de la forme de l’être suprême, cause première : à l’exemple d’un corps et de ses membres, tous les étants forment un ensemble qui constitue un ordre harmonique où l’Un et le Multiple se constituent dans une réciprocité symétrique sans jamais que l’un ne prenne précédence vis-à-vis de l’autre. » Adrian Pabst, article cité, dans le recueil Philosophie et théologie en dialogue, 1996-2006, L’Harmattan, p. 13.

III – 2) La gnose se distingue donc de l’ésotérisme métaphysique séparé, et constitue la voie de résolution des impasses du monisme et du dualisme.

Nous avons vu avec Henry Corbin, dans son exposé sur le principe du théomonisme ésotérique et de la double intégration de l’un et du multiple, que les deux mouvements de transcendance et d’immanence sont tous deux indispensables, contiennent chacun une signification déterminante, dès lors que l’on cherche à s’élever jusqu’à un point de vue métaphysique non-dualiste. Si ces deux mouvements d’intégration ont des conséquences infinies, c’est qu’ils conditionnent la possibilité d’une appréhension unifiée et spirituelle de la totalité de l’Etre, et ils participent ensemble à la compréhension du rôle et de la signification prodigieuse de la présence de l’esprit au cœur du monde. En effet, ce qui devient pensable à partir de cette conjonction de perspective, est la prise en charge de la réalité de l’existence humaine par l’esprit d’une part – ce qui correspond à l’élévation et l’assomption du sens du monde -, et d’autre part la manifestation et l’accomplissement de la vie de l’esprit dans le monde – par l’incarnation de l’esprit et la transfiguration du monde sur le plan de la vie quotidienne. Et, finalement, de telles formes d’achèvement de la vie spirituelle constitueraient par là même en quelque sorte des preuves ontologiques, les manifestations les plus irréfutables de « l’existence de Dieu » !

Or, en prolongeant cette approche, nous devons poser cependant que les deux modes d’intégration en question, les mouvements de transcendance et d’immanence demeurent en eux-mêmes absolument irréductibles. Si leur conjonction et en quelque sorte leur combinaison permettent à l’esprit humain de développer une perspective métaphysique et une méditation sur les sens de l’être à hauteur d’homme, les références ou les orientations fondamentales que constituent l’Absolument inconnaissable et innommable, sous les dénominations problématiques de l’essence de Dieu, de l’origine du monde ou de l’immortalité de l’âme, demeurent des énigmes. Disons que nous mobilisons ces horizons de sens à la mesure de la connaissance transcendantale et phénoménologique que nous pouvons avoir à leur sujet. C’est ainsi parce que nous ne pouvons les appréhender qu’à partir de notre activité spirituelle propre, limitée, et parce que toute compréhension humaine, tout rapport effectif à cet absolu ne pourront jamais procéder que de cette activité de l’esprit, que du point de vue central qui est au croisement des deux autres horizons transcendants/immanents, l’intériorité de l’esprit ou Soi, nous regardons et réalisons le divin et le monde : comme des domaines d’extériorité que nous avons vocation à intérioriser la signification.

Par conséquent, en accord avec la problématique de fond que nous venons de poser, se présentent deux hypothèses ou deux approches métaphysiques diamétralement opposées, disons dont les parcours sons inverses. Nous avons d’une part la perspective métaphysique qui privilégie la conscience de l’absolue Transcendance de la Réalité divine par rapport aux possibilités humaines, et qui subordonne donc infiniment, qui surdétermine ou valorise prioritairement l’inaccessibilité de l’Absolu transpersonnel, et d’autre part la perspective qui s’appuie sur la nécessité pour la pensée humaine de pouvoir se situer clairement face à ces interrogations ultimes, en particulier pour pouvoir y fonder des spéculations théologiques et téléologiques, cette approche privilégiant donc la manière donc cet absolu peut être perceptible, expérimenté par et dans l’immanence de la vie de l’esprit.

Par ailleurs, le problème de fond peut-être plus décisif réside dans la conception la plus ésotérique de l’essence du Divin, est de savoir ce qu’il faut entendre par Absolu métaphysique : s’agit-il d’une Réalité immuable et éternelle, d’une forme substantielle immobile et hors de portée de quelque pensée que ce soit, ou au contraire d’un mouvement perpétuel, d’un dynamisme d’auto-conception, de génération et d’intégration de la totalité du créé dans l’infinité perpétuellement renaissante et re-créatrice du monde dans l’ordre ontologique de Dieu ? Car il semblerait que nous soyons alors en présence de deux conceptions radicalement opposées de l’Absolu inconnaissable, l’une que nous dirions plutôt de signification « orientale » - le non-dualisme, et l’autre plutôt « occidentale », le monothéisme apophatique.

Cependant, la signification fondamentale et le but de cette gnose universelle sont la réintégration, la régénération et la réunification de tous les sens de l’Etre, à partir de la découverte et de la mise en œuvre du principe ontologique dynamique de toute présence, à partir donc de la seconde naissance de l’Homme. Cette réunification de la métaphysique et de l’existence, de la pensée et de la vie humaines, n’est possible que par l’activité claire et rationnelle du Soi transcendantal, détaché de tout ancrage, intérêt ou volonté en rapport avec le monde physique ou métaphysique : car la position non-dualiste implique leur actualisation et leur dialogue essentiel, sans qu’aucune perspective quelle qu’elle soit ne doive venir s’imposer dans ce processus. Dans ce sens, il importe parallèlement de relativiser les formulations relatives de la perspective métaphysique, de l’ontologie intégrale, quelles que soient les origines civilisationnelles orientales ou occidentales de la philosophie éternelle - toutes ces dénominations exprimant et visant la même quête de vérité et de réalisation spirituelle authentique, selon différents angles de vue et de recherche. Dans l’esprit du dépassement de toutes les oppositions à tous les niveaux de réalisation, nous devons toujours essayer de faire valoir en priorité l’esprit de l’unité et des correspondances, la mise en question perpétuelle des positions acquises pour faire la place à une vision effectivement vécue, une connaissance de l’absoluité vivante qui donne sens à tout discours.

III – 3) Les formulations inadéquates ou dérivées de l’esprit de la gnose.

Le gnosticisme, le manichéisme, et leurs résurgences contemporaines. La dégradation de la perspective métaphysique en tradition dogmatique. Distinctions nécessaires entre l’exposition kataphatique à l’approche apophatique.

L’esprit du non-dualisme ne peut être effectif que dans l’actualisation de la conscience ésotérique. Le non-dualisme ne signifie pas un abandon radical du monde ou la recherche d’une situation spirituelle qui pourrait se passer de l’existence humaine comme telle. Le fait de privilégier un domaine de l’être et de renier le domaine inverse, de tout miser sur la relation avec une transcendance absolument innommable au-delà de la finitude, ou inversement de ne se concentrer que sur les conditions d’établissement d’une sagesse rationnelle à hauteur d’homme, ne pourraient que ré-engendrer immédiatement le dualisme métaphysique, fût-ce à un niveau plus éthéré et d’une manière encore plus subtile, c’est-à-dire plus difficile à cerner. Or, paradoxalement, une telle dualisation peut se produire justement lorsque l’on distingue trop radicalement la possibilité d’une situation non-dualiste à l’effectivité de l’existence séparée vécue dans le monde humain.

Lorsque s’installe une perspective métaphysique qui affirme la prévalence ontologique ou symbolique du non-dualisme - alors même qu’il s’agit comme nous venons de le montrer d’une inconséquence paradoxale -, peut se développer alors toute une doctrine bipolaire à tendance manichéenne, dans l’esprit du gnosticisme historique qui s’était affirmé à partir du début du christianisme. Nous avons ici une des sources les plus radicales de l’idolâtrie métaphysique et du traditionalisme dogmatique, qui est d’autant plus intransigeante qu’elle se croit fondée voire cautionnée par avance, par sa relation de fidélité envers l’Absoluité ineffable. Du point de vue de l’argumentation exposée par Henry Corbin, une telle formulation, un tel détournement de la voie métaphysique, sur le plan des débats théologiques, correspondrait à la réintroduction de la notion d’être au niveau de la pure essence spirituelle absolue, où il n’en est plus question parce qu’il n’y a plus de distinction entre être et non-être. Ainsi, en accordant une « valeur spirituelle » superlative à la voie métaphysique conduisant à la vision non-dualiste de l’absolu, le penseur réinstaure un principe potentiellement dualisant dans cette perspective.

Plus précisément, cette dérive correspond à ce que Corbin expliquait à propos du paradoxe du théomonisme : « Mais de même que le niveau exotérique subit sans cesse la menace d’une idolâtrie métaphysique, de même le niveau ésotérique est menacé d’un péril surgissant des méprises sur les sens du mot être. » Et c’est donc pour faire face à ce péril que devient nécessaire l’instauration « d’une ontologie intégrale ». (p. 9-10). Et justement, un peu plus loin Corbin explique qu’il y a une difficulté particulière dans l’opération de la seconde intégration, la seule qui puisse véritablement rendre inefficace ou inutile toute idolâtrie métaphysique, de sorte que les grands théosophes en ont proposé différentes formulations et interprétations. C’est par l’examen des différents niveaux de théophanie, c’est-à-dire des degrés de manifestation de Dieu dans l’être, que la solution va pouvoir se dégager. Encore une fois, c’est au niveau de la troisième théophanie, la plus proche de la condition humaine mais justement la plus difficile à penser, que la stratégie de l’ontologie intégrale prend tout son sens. La troisième théophanie est le niveau où se constitue le monothéisme exotérique, la relation essentielle entre la créature et le Créateur.

Ce troisième niveau est celui de « la robûbiya, de la condition seigneuriale, parce que c’est celui où fait éclosion la pluralité des Seigneurs divins, celle-là justement qui fonde l’ontologie intégrale, le pluralisme métaphysique… C’est donc le dénouement de la théogonie dont dépend le rapport entre le Dieu-Un unifique et les théophanies ou dieux multiples. On vient de le dire : ce rapport est défini comme condition seigneuriale, robûbiya. Qu’est-ce à dire ? » La réponse de Corbin, sa conclusion est développée toujours avec l’appui des grands penseurs et mystiques de la tradition : « Un grand mystique, Sahl Tostâri, définit ainsi le secret en question : « La condition seigneuriale divine a un secret, et c’est toi. Si ce toi venait à être enlevé, la condition seigneuriale du seigneur serait également abolie. » (…) « C’est cela même qui, en Occident, a inspiré certains des plus beaux distiques d’Angelus Silésius : « Dieu ne vit pas sans moi ; je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un clin d’œil. » Le secret de la condition seigneuriale divine, c’est cela. » (p. 22-24) Par conséquent, le secret et la condition de l’accomplissement de la seconde intégration, c’est rigoureusement que chaque esprit humain n’est pas seulement un lieu de manifestation de Dieu dans le monde, mais est par essence aussi un mode d’être qui participe de la vie divine, la créature est par elle-même en relation avec la divinité.

La réhabilitation du pluralisme métaphysique repose donc sur l’idée qu’en tous les êtres, à l’intérieur de chaque esprit vivant, est présente et active cette étincelle divine. Au fond de tous les hommes, que les hommes le sachent ou non et qu’ils actualisent cette possibilité essentielle de leur être ou non, le Soi ou Esprit pur, dissimulé par leur moi individuel, est la véritable substance de leur être, le centre qui leur permet de tenir debout et de donner du sens à ce qu’ils vivent. C’est pourquoi aussi, le pluralisme métaphysique implique la possibilité et la légitimité d’une multiplicité de voies, la diversité des voies spirituelles et des chemins religieux menant à Dieu, pouvant mener vers l’Unité qui est au-delà de la multiplicité. Le point de vue métaphysique de l’ontologie intégrale est donc décisif, puisqu’il permet de relativiser tous les dogmes théologiques et les traditions spirituelles authentiques, les formulations historiques incomplètes de la Philosophie éternelle, tout en affirmant et préservant leur importances respectives et leurs nécessités inconditionnelles. Mais encore, il semble que le point de vue de la seconde intégration, c’est-à-dire l’accomplissement ou le premier véritable commencement de la vision intégrale, dépende essentiellement de ce que la tradition nomme la « seconde naissance », la prise de conscience radicale et totale du fait que Dieu est présent en chaque homme, et en particulier, ce qui est décisif, en moi-même : ce qui me constitue comme une subjectivité transcendantale absolument singulière et irremplaçable !

Cette connaissance peut inaugurer un renouvellement de l’inspiration religieuse, comme ce fut le cas par exemple au XVIe siècle chez les mystiques allemands. L’un deux, Valentin Weigel, s’était opposé à la sclérose intellectuelle et aux intolérances de l’Eglise chrétienne, comme nous l’expliquait Alexandre Koyré : « Ce qu’il cherche lui, c’est une vie religieuse profonde et personnelle, c’est une doctrine religieuse qui tiendrait compte de la nécessité d’une transformation réelle de l’homme, qui affirmerait la réalité intérieure de cette « nouvelle naissance »… (…) Ce qu’il veut sauvegarder, c’est la valeur de la vie religieuse personnelle, intime et « spirituelle », opposée à son extériorisation dans la forme de l’église visible, à la sécheresse de la dogmatique nouvelle… » C’est pour ces raisons que Valentin Weigel est partisan de la « doctrine de l’inspiration et de la révélation universelles » : la vraie église chrétienne « ne se compose point de personnages appartenant à une secte ou une communauté religieuse déterminée et distincte. Non, partout, dans toutes les églises, dans toutes les croyances, chez tous les peuples du monde, parmi les luthériens aussi bien que parmi les calvinistes, parmi les papistes, les juifs, les turcs, les païens et les habitants des îles – partout il y a de vrais chrétiens. Et peu importe qu’ils n’aient jamais entendu parler de la vie et de la mort de Jésus, peu importe qu’ils croient ou ne croient pas à tel ou tel dogme, à telle ou telle doctrine. » Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 85-86.

III – 4) L’incertitude et la faillibilité de la démarche métaphysique du gnostique

Rappelons quelques principes de la démarche métaphysique du gnostique : l’intuition intellectuelle du Soi ou de l’Un dans l‘ego individuel est le signe d’une prise de conscience gnostique, comme le montrait Georges Vallin dans La perspective métaphysique. Le rapport du Soi à la réalité de l’existence individuelle est transformé, est pour ainsi dire remplacé par la connaissance et l’évidence de la présence du Soi en soi : « L’évidence du Soi est pour le gnostique du même ordre que celle du Cogito pour Descartes. Le Soi n’est pas à démontrer, il n’y a pas à « parier » pour lui, car il constitue l’évidence initiale et fondamentale qui commande toutes les démarches de son intelligence discursive. » Mais, immédiatement après, Vallin ajoute une distinction décisive, qui sépare la pure intellectualité métaphysique de la réalisation spirituelle effective, c’est-à-dire qui différencie l’ordre du discours et la véritable transformation intérieure du gnostique - la réalisation de sa nouvelle connaissance par et dans la mise en œuvre d’une nouvelle existence : « Le gnostique, disions-nous, a réalisé cette évidence, mais cette évidence est d’abord d’ordre « théorique » et « abstrait », en ce sens que le gnostique n’est pas nécessairement « devenu », selon une formule plotinienne, « tout entier intelligence ». (…) En un sens la voie métaphysique de la Connaissance est d’ailleurs placée tout entière sous le signe d’un effort, conscient et volontaire. » (p. 181-185.)

Bien que le métaphysicien se soit effectivement engagé dans la voie d’un dépassement des oppositions doctrinales, et qu’il reconnaisse explicitement l’exigence d’une position non-dualiste, il peut parfaitement ne pas avoir accompli ou tiré toutes les conséquences d’un tel bouleversement de perspective. Cela est clair dans le cas où la recherche spirituelle du métaphysicien, est conçue et instituée par opposition avec d’autres voies de réalisation, et a fortiori lorsqu’elle se détermine elle-même de manière dualiste par l’exclusion d’autres modes de recherche spirituelle. Nous devons alors émettre l’hypothèse que la double intégration définie par Corbin n’ pas tout à fait été opérée : si le chemin de l’intégration de l’existence individuelle dans la vision de l’Unité a été réalisé, celui du retour le plus conséquent de l’esprit, qui consiste à percevoir désormais cette Unité divine au sein de la réalité des ego et de tout être humain existant dans le monde, n’est apparemment pas mené jusqu’à une transformation du regard : transfiguratrice et intégrative du sens de toute réalité. Nous dirions, pour résumer la situation, que le processus initiatique n’est pas réellement achevé, que la transformation intérieure n’a pas été menée jusqu’à l’abandon radical de tout point de vue humain, puisque s’affirme encore la nécessité ou la priorité du point de vue non-dualiste. Vivre effectivement cet état d’esprit implique selon nous de savoir qu’il n’est au fond plus d’opposition possible envers quelque forme de la réalité quelle qu’elle soit : mais c’est sans doute là un point de vue extrêmement difficile à adopter, une vision détachée encore plus énigmatique.

« Si donc l’histoire se révèle en notre temps comme un devenir-monde dominateur et destructeur, est-ce par la fait d’une ruse de la raison qui, en se soumettant les forces irrationnelles et déraisonnables du mythe ou, pire encore, en dévoilant enfin sa véritable nature mythique, afficherait son caractère démoniaque, ou bien par le fait de ce que nous pourrions appeler une ruse de la passion qui réduirait une raison devenue purement formelle aux fins d’un mythe devenu vraiment total… ? », s’interrogeait Joël Gaubert dans son essai sur La science politique d’Ernst Cassirer…(p. 62). En effet, comment penser les rapports de conciliation ou de subordination, voire les échanges ou la conjonction symbolique aveugle qui peuvent se produire entre la raison critique et la conscience mythique ? Comment comprendre que la raison puisse être mobilisée au service de finalités qui la dépassent de sorte qu’elle en devienne esclave et inopérante, et comment penser inversement la canalisation et même le processus de transformation des passions sous l’ordre architectonique des intérêts d’une raison transcendantale guidant l’histoire ?

De telles énigmes, de telles interrogations cruciales nous rappellent d’emblée la méconnaissance dans laquelle nous nous trouvons à notre propre égard, comme l’avait précisément indiqué Cassirer dans son Essai sur l’homme. Si nous voulons rigoureusement situer et limiter le domaine de notre expérience mystique, il importe comme nous y invite Natalie Depraz de développer une critique de cette expérience de sorte à en comprendre et englober le sens. C’est au fond la fonction stratégique qu’elle accorde à la gnose phénoménologique héritée de Husserl : la gnose ainsi conçue réalise alors « la réduction radicale de toute mystique, non sa négation… » Pour conclure en ce sens, « la métaphysique non naïve étant la réduction de toute religion, c’est-à-dire également de toute onto-théologie, il faut comprendre que la mystique est à la gnose ce que la religion est à la métaphysique. » (article Edmund Husserl, Adversus haereses mystikes ?).

Or, il existe un risque réel devant la situation caractéristique inévitable d’inachèvement, et en quelque sorte le ratage et le détournement de la recherche métaphysique vers une formulation doctrinale secondaire, dérivée, sous la figure d’une orthodoxie religieuse. La généralisation et la transposition de l’expérience mystique, sa transformation paradoxale en un dogme onto-théologique, la constitution d’une doctrine à partir donc de l’expérience d’union à Dieu – expérience qui se distingue de la finitude de l’existence terrestre et des difficultés inhérentes à la condition humaine corporelle et psychique -, ne peut être que dualiste. Puisque le monde est le résultat d’un accident ou le lieu d’un purgatoire, puisqu’il faut constamment se purifier et se détacher de ce monde dominé par l’ignorance et gouverné par les puissances du Mal, alors le but de la vie spirituelle est l’accomplissement d’une sortie hors de ce monde. Or, une telle recherche est inscrite dans les principes des religions : comme le préconisent les religions monothéistes abrahamiques, il est essentiel pour l’homme d’œuvrer au cours de son existence à la possibilité d’une vie meilleure après la mort, après extinction de l’existence terrestre corporelle. C’est ainsi par ailleurs que la radicalisation fanatique d’une telle recherche viscérale ou exclusive de l’Absolu au détriment de toutes les formes matérielles, corporelles, peut conduire à un sacrifice, motiver une volonté d’anéantissement ou d’annihilation de la réalité existentielle ou ontologique.

C’est le cas de certaines sectes gnostiques ou hérétiques, auxquelles faisait allusion Mircea Eliade en citant H-C. Puech, dans son Histoire des croyances et des idées religieuses, tome II, p. 357 : « Plus que d’une critique ou d’une contestation, il s’agit ici d’une révolte obstinée, violente, de vaste portée et de graves conséquences : contre la condition humaine, l’existence, le monde, Dieu lui-même. Elle peut tout aussi bien conduire à l’imagination d’un événement final qui sera eversio, revolutio, retournement et renversement de la situation actuelle, substitution réciproque de la gauche et de la droite, de l’extérieur et de l’intérieur, de l’inférieur et du supérieur, jusqu’au nihilisme : nihilisme…, qui, affranchi de toute loi naturelle ou morale, usent et abusent de leur corps et du monde pour les profaner, les « épuiser », les nier et les anéantir… » (En quête de la gnose, I, p. 22) Comment ne pas percevoir derrière cette description la source souterraine et même le motif central de toutes les tentatives de restauration idéologique réactionnaire, le mythe fondateur et le principe fondamental des formes de fanatismes mystico-païens qui virent le jour en Europe au vingtième siècle, et qui réapparaissent dans d’autres régions du globe sous des figures variables, des manifestations adaptées au pays dans lequel elles émergent.

Pour toutes ces raisons, de façon plus synthétique, nous pensons pouvoir caractériser une tendance de la pensée traditionaliste comme relevant d’une résurgence du manichéisme historique. Ou, différemment, nous pouvons émettre l’hypothèse d’une réintroduction de l’esprit cataphatique à l’intérieur d’une tentative d’émancipation apophatique : la constitution d’un dogme métaphysique et d’une tradition de référence ne relève-t-il pas toujours d’une prise de position théologique positive séparée ? Qu’est-ce que cela signifie ? Henri-Charles Puech, dans une imposante étude sur le Manichéisme, apporte des éclaircissements et définitions concernant cette doctrine spirituelle gnostique, développée en Babylonie au troisième siècle après Jésus-Christ. D’après Puech, le manichéisme est une « gnose », une variété particulièrement intéressante et typique du gnosticisme, ou encore, une gnose élargie aux proportions grandioses d’une religion universelle. (…) Comme toute gnose, le manichéisme est né de l’angoisse inhérente à la condition humaine. » L’existence individuelle dans le monde est « éprouvée par l’homme comme étrange, insupportable, foncièrement mauvaise. Il s’y sent asservi au corps, au temps, au monde, à un devenir qui le voue à la mort… D’où son besoin d’être délivré. (…) D’autre part, en même temps qu’il se connaît, ou « se reconnaît », comme « étranger » au monde, il connaît, ou reconnaît, que Dieu, lui aussi, ne peut qu’être étranger à celui-ci. (…) Le manichéisme, toutefois, s’il pousse l’opposition à l’extrême, en la durcissant en celle de deux principes radicalement distincts, l’un du Bien et l’autre du Mal, l’exploitera ou l’interprétera différemment… »

Maintenant, en quoi consiste le destin de l’homme et comment peut se réaliser la libération effective, quelle sera la résolution de réintégration de l’homme ? Puech explique que fondamentalement, « dans le manichéisme, se reconnaître et se retrouver dans son authenticité ontologique équivaut à se saisir comme une parcelle de lumière originaire du monde transcendant, et qui, en outre, ne cesse pas, malgré son abjection actuelle, de rester unie à ce monde supérieur par un lien éternel et immanent. Le point est capital. Il y a consubstantialité entre Dieu et les âmes : les âmes ne sont que des fragments de la substance divine. » La gnose apporte alors un savoir permettant « de relier cet état actuel, d’une part, à une situation originelle, antérieure à la chute dont résulte notre déchéance, et d’autre part, à une situation future, qui sera précisément abolition du Mal et restauration de notre condition primitive. » (Histoire des religions, La Pléiade, Tome II, p. 552-555.)

Nous avons vu que le point de vue du pluralisme métaphysique est lié à la prise de conscience de l’irréductibilité et de la nécessité de chaque existence, de chaque esprit humain. Tous participent autant, ensemble, à l’œuvre divine dans le monde, au message de la révélation, et peuvent orienter leur existence en fonction du sens de cette destination spirituelle. Il devient donc difficile, ou alors arbitraire et pour le moins insatisfaisant, de faire l’apologie d’une seule voie religieuse ou métaphysique au détriment et sur la base d’une dévaluation d’autres chemins. Le grand mystique Ibn’ Arabi avait énoncé un rappel à l’ordre, en direction de celui qui professe une foi dogmatique, le fidèle qui « blâme ce que professe autrui, ce qu’il ne ferait pas s’il était équitable. Celui qui se limite à cet objet d’adoration particulier est de toute évidence un ignorant, du fait même qu’il s’oppose aux convictions d’autrui au sujet de Dieu. S’il connaissait, en effet, la parole de Junayd : « la couleur de l’eau est celle de son récipient », il accepterait de chacun sa propre croyance ; il connaîtrait Dieu en toute forme et en toute profession de foi. De lui n’émane qu’une opinion, et non une science. (…) Prends garde à ne pas te limiter à un credo particulier en reniant tout le reste, car tu perdrais un bien immense. » Les Chatons de la sagesse, d’après une traduction de Eric Geoffroy, dans l’ouvrage collectif Islam…- Les textes fondamentaux commentés, p. 81.

III – 5) Le dogme métaphysique se perpétuant en s’éloignant du souffle originel de l’Esprit : les résurgences souterraines du « gnosticisme manichéen »

« De nombreux mystiques persans considéraient que la croyance du simple fidèle ou encore du théologien exotériste n’est qu’« idolâtrie cachée ». L’homme non réalisé spirituellement ne peut qu’être idolâtre, voire « infidèle », car il n’adore pas Dieu en vérité ; il n’adore que ce qu’il conçoit être Dieu. Nous retrouvons là l’enseignement d’Ibn ‘Arabî, mais les soufis persans se montrent plus radicaux dans leur critique du fidèle « bien pensant ». » Eric Geoffroy, Initiation au soufisme, p. 281. Dans le même sens, mais au début de l’ouvrage, l’auteur expliquait que « des soufis s’imaginent avoir atteint le summum de la sainteté, car ils minimisent ou ignorent les progrès spirituels accomplis par d’autres initiés. » (p. 32.)

Mais revenons-en au problème du gnosticisme et ses manifestations. Georges Vallin expose justement le problème du point de vue extérieur comme la manifestation d’une incompréhension fondamentale de l’essence de la recherche métaphysique. Aussi, de « la gnose métaphysique ou non-dualiste », qui est la forme authentique, universelle, orthodoxe, il faut distinguer « au moins deux autres formes de gnose, qui sont comme des réfractions, des déformations, des perversions ou des simulacres de la première… » : « La gnose dualiste, qu’on rencontre notamment chez les gnostiques chrétiens des premiers siècles de notre ère et qui transforme en doctrine ontologique ce qui n’était, dans le non-dualisme, qu’une opposition méthodologique et provisoire. (…) La gnose moniste, telle qu’elle se déploie dans le système hégélien, véritable inversion prométhéenne du Non dualisme… : selon laquelle l’Esprit ou Dieu ne devient qu’à travers la réalité du temps et de l’homme historique ce qu’il est dans sa vérité. » (La gnose et ses simulacres.)

Autant dire que dans ces formes de transformation idéologique la tradition spirituelle est considérablement dégradée et mécomprise. L’esprit de la tradition est pour ainsi dire presque mort, il ne s’agit plus d’une spiritualité vivante et libératrice, créatrice, mais d’une dogmatisation de certaines formulations tronquées et partiales de ce qui la constituait auparavant. De même d’ailleurs que le sens authentique de la philosophie transcendantale sera presque totalement oublié ou ignoré dès le milieu du XIXe siècle, de sorte que ce qui s’est constitué en idéologies conquérantes en se faisant passer pour des systèmes rationnels d’établissement politique moderne, n’ont été possibles que sur la base d’une négation de l’essence de la vie de l’esprit. Or, si nous sommes encore effectivement des esprits, que devons-nous faire ? Si nous croyons encore à la possibilité d’un retour à soi transcendantal rigoureux et pourtant praticable, quel chemin devons-nous suivre pour nous réapproprier le sens d’une expérience humaine authentique ? « Ou bien sommes-nous voués à nous perdre en obéissant à un scepticisme délibéré, à une critique dépréciative, ou à céder à la tentation du néo-romantisme, à nous en remettre à une mystique béate… ? », s’interrogeait alors Husserl en 1934.

A partir de là, il importe d’opérer des distinctions, d’apporter des clarifications plus précises concernant le statut et la situation de la personne dans sa relation à l’Absolu transcendant. En effet, si la réalisation de la vie spirituelle est relative à l’existence finie et déterminée dont part le sujet, dans quelle mesure l’accomplissement de cette recherche de sens implique ou dépasse l’expérience personnelle ? Est-ce en tant que personne ou en tant qu’esprit que l’homme accède au sens de la vie spirituelle ? Nous touchons bien entendu aux limites de la possibilité de penser : aux limites des possibilités d’être de l’humanité. Néanmoins, pour cadrer ce débat et esquisser des voies de réflexions, voici comment sont présentées les choses dans l’ouvrage d’ Initiation au soufisme d’Eric Geoffroy :

« Le soufi voit donc Dieu en tout être, en toute chose manifestée. A la différence de l’ascète, il ne rejette pas le monde puisque celui-ci est pour lui illuminé par la Présence divine. » Cela, c’est le fondement de la réalisation mystique par la connaissance spirituelle. Mais allons plus loin : « Le but ultime de la vie mystique n’est peut-être pas de connaître Dieu, mais d’être uni à lui. (…) Soustrait aux diverses sollicitations du monde, l’initié connaît alors l’ivresse de l’immersion dans la Présence divine. S’oubliant totalement en tant que sujet-conscience, il devient un miroir dans lequel Dieu se contemple lui-même. (…) Cet état ouvre paradoxalement l’horizon de la Connaissance car l’homme ne peut avoir accès aux réalités divines que lorsque son ego ne s’interpose plus dans la contemplation… » Or, il est par ailleurs évident qu’une autre forme d’accomplissement de la vie spirituelle est envisageable : « Pour réagir contre la pente glissante empruntée par les mystiques « ivres », d’autres mystiques soufis, dits « sobres », ont souligné que, dans l’état extatique du fana, l’homme devait toujours conserver une lueur de lucidité, et surtout que cet état, paroxystique mais transitoire, n’était que le prélude à une expérience plus accomplie, celle du baqa : ayant consumé ses attributs individuels, l’initié subsiste désormais en et par Dieu, ce sont les attributs divins qui agissent en lui. » (p. 27-28.)

Enfin, si nous examinons d’un point de vue global les principes fondamentaux et les finalités réelles de la « métaphysique traditionnelle », nous pouvons en dégager les directions importantes. Par exemple, ce qui est frappant est le rejet ou la méfiance à l’égard du développement du monde matériel et de l’existence individuelle, et inversement la valorisation de la pure intellectualité, de la vie spirituelle pure et détachée de toute appartenance aux aléas historiques. Une telle prise de position peut en effet devenir particulièrement problématique, dans la mesure où ici trouve sa source un motif de séparation avec la civilisation occidentale. Parallèlement à cette dichotomie, du fait d’avoir posé que le développement de la raison dans les domaines matériels, et l’utilisation des forces de l’esprit au profit du bien-être individuel, conduisent à l’éloignement maximum par rapport à la source transcendante, engendre une séparation vis-à-vis de la Tradition originelle, le devenir historique ne peut être compris que comme un processus de décadence, de déclin. Enfin, pour opérer une réintégration véritable de l’homme dans l’ordre Divin, par la ressuscitation de la vérité primordiale et la restauration de la société traditionnelle intemporelle, il est absolument impératif de constituer une doctrine métaphysique pure, une orthodoxie spirituelle inaltérable et inchangeable, en rapport avec lesquelles exclusivement les hommes pourront espérer se sauver et régénérer le monde.

III – 6) Cité céleste et cité terrestre : La situation problématique de René Guénon. De la confusion dangereuse et des incompatibilités entre la perspective métaphysique pure et la stratégie anthropologique ou cosmique.

Nous comprenons à présent le jugement qui a pu être porté, sur une tendance traditionaliste ou quelque peu anti-occidentale de l’œuvre de René Guénon, autant par des contemporains de sa recherche métaphysique, que par des commentateurs européens soucieux de rééquilibrer en quelque sorte une vision manifestement partielle et partisane. Or, ce fut par exemple le cas de la part des membres du Grand Jeu, qui justement dans les années vingt, avaient non seulement reconnu le potentiel spirituel irremplaçable des traditions orientales, et la nécessité de les explorer pour y trouver des sources de renouvellement authentiques, mais avaient acquis et développé également par leur propre moyen une connaissance non négligeable en ce domaine. Il se trouve que René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vaillant, pour ne citer qu’eux, avaient précisément orienté leur recherche vers l’Orient parce qu’ils étaient fondamentalement déçus et même désolés par l’état et la mentalité de l’église catholique. Si Daumal et Gilbert-Lecomte avaient condamné les religions qui « en s’organisant tuent la révélation immémoriale à chaque instant nouvelle en nous », dans le n°2 de la revue Le grand Jeu (p. 68), ce n’était donc pas pour accepter d’éteindre la vivacité intérieure de l’esprit devant un nouveau dogme, fut-il venu de l’Orient.

En effet, comment se présentent le plus souvent la pensée métaphysique de Guénon, son expérience initiatique, sa doctrine et sa méthode traditionnelles ? En quoi consistent donc sa vision métaphysique de la Réalité, et corrélativement sa conception du rôle et du devenir de l’homme dans l’univers ? Pour aller à l’essentiel, tout d’abord imprégné de la tradition métaphysique du Vedanta, et orientant son jugement sur l’histoire humaine dans son ensemble en fonction de la pensée du Kali-Yuga, c’est-à-dire l’avènement d’un âge sombre de déclin et de décadence, il semble que, convaincu du bien fondé et de la pertinence d’une telle perspective, Guénon se soit concentré sur la tâche d’une préparation active et d’une résolution personnelle. C’est donc pour faire face, dans cet sombre, à de futurs cataclysmes ou bouleversements qui plongeraient l’humanité dans le chaos voire la destruction de la civilisation actuelle – une véritable vision d’ordre apocalyptique -, que René Guénon se soit lancé dans une recherche fondamentale et incessante, une tentative de ressuscitation et de restauration de la Tradition primordiale : seule capable à ses yeux de sauver l’humanité actuelle.

Or, parallèlement à cet approfondissement de la Tradition, puisqu’il devenait prioritaire de mettre en œuvre la voie d’un sauvetage face à un désastre prochain, face au déluge, Guénon développa l’idée qu’à partir de la redécouverte de la véritable tradition spirituelle primordiale, il était essentiel de ne se consacrer qu’à la préservation, la communication, et la transmission de cette connaissance éternelle immémoriale. Ce qui signifiait, inévitablement, une forme de radicalisation de sa démarche métaphysique, une concentration ou un rétrécissement de perspective, comme peut en témoigner la surprenante tendance à exclure tous les esprits qui ne se conforment pas à l’orthodoxie et à l’absolue indubitabilité de telles certitudes. C’est ainsi que, en conséquence de cette recherche déjà orientée et déterminée par toute une conception métaphysique avant tout orientale - de l’Absolu et du devenir de l’homme, que nous pourrions donc considérée comme « orientaliste » -,  Guénon a fini par conclure que la civilisation occidentale elle-même était le lieu privilégié ou essentiel de la manifestation de la décadence de l’humanité – en particulier dans La crise du monde moderne.

Or, comme le résumait Walter Heinrich dans le Cahier de l’Herne, Guénon avait présenté sa doctrine et sa méthode traditionnelles comme une théorisation de la Tradition intégrale, qui permet d’adopter un point de vue plus vaste et plus clair sur la diversité des approches. « Par intégrale, Guénon entend deux choses : que cette Tradition est une totalité dont toutes les traditions partielles et leurs expressions vivantes… ne sont que des maillons ; qu’elle n’est pas seulement une totalité, mais que cette totalité est intacte, indestructible, et par suite, vivante. » (p. 161). Nous pourrions nous attendre de la part d’un métaphysicien, et surtout de la part d’un métaphysicien qui prétend avoir développé un point de vue intégrateur pouvant comprendre la relativité de toute position, à une intelligence supérieure capable d’établir des dialogues entre les traditions et de comprendre de l’intérieur la positivité des différentes formes de manifestations de l’esprit dans l’Etre. Nous pouvons envisager qu’une véritable connaissance spirituelle s’accompagne d’une ouverture d’esprit lumineuse. C’est pourquoi, face à ce qu’il faut bien appeler une forme « d’orthodoxie traditionnelle anti-occidentale », devant l’état d’esprit aussi exclusif dont fit preuve ce métaphysicien, nous pouvons nous demander quelle était le fond de la connaissance métaphysique qui engendra une telle démarche intellectuelle : à partir de quelle expérience de la réalité de l’Absolu, René Guénon a pu développer sa propre pensée.

Mary-Madeleine Davy, qu’il n’est plus besoin de présenter, avait précisément émis quelques doutes, disons avancé certaines interrogations concernant la pertinence de jugements guénoniens : « Evoquant la métaphysique pure, René Guénon dira qu’elle est « par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences ». Il souligne son caractère universel en la déclarant « ni orientale ni occidentale ». (La Métaphysique orientale). Comment ne pas souscrire à une telle précision ? Toutefois, une question se pose. Si la métaphysique pure ne relève d’aucune forme envisagée dans sa singularité, aucune forme particulière ne peut en revendiquer le monopole. Dans ce cas, pourquoi faire le choix d’une forme particulière ? (…) L’appartenance à l’Unité correspond à un sommet auquel conduisent les divers sentiers. ». Ensuite, concernant le caractère immuable ou absolument figé de la tradition, dans son ouvrage sur Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, René Guénon s’est expliqué sur le sens à donner aux termes de Tradition et traditionalisme. Mais « on peut se demander, explique madame Davy, si l’auteur tient suffisamment compte des temps nouveaux dans lesquels l’homme moderne s’insère. La tradition se meut dans le temps et l’espace. Même si on l’insère dans une dimension méta-historique, elle se manifeste aux hommes, qui, eux, sont liés aux conditions de leur époque. » (p. 126).

Finalement, les remarques critiques que nous pouvons adresser à Guénon sont de deux ordres. D’une part, sa présomption ou prétention à connaître la vérité sur le destin de l’homme et à savoir par quel moyen il sera possible de faire face à la décadence, et d’autre part sa méconnaissance manifeste des ressources et même de la vocation essentielle de la pensée occidentale. Pour le premier aspect, il nous suffit de renvoyer à l’admirable essai d’Eric Geoffroy sur le soufisme, en lequel il distingue rigoureusement différents niveaux de réalisation spirituelle, et les étapes de l’initiation métaphysique. Par exemple au début de l’ouvrage, l’auteur expliquait que « des soufis s’imaginent avoir atteint le summum de la sainteté, car ils minimisent ou ignorent les progrès spirituels accomplis par d’autres initiés. » (p. 32.) Ou encore, « De nombreux mystiques persans considéraient que la croyance du simple fidèle ou encore du théologien exotériste n’est qu’« idolâtrie cachée ». L’homme non réalisé spirituellement ne peut qu’être idolâtre, voire « infidèle », car il n’adore pas Dieu en vérité ; il n’adore que ce qu’il conçoit être Dieu. Nous retrouvons là l’enseignement d’Ibn ‘Arabî… » (Eric Geoffroy, Initiation au soufisme, p. 281). Maintenant, concernant la pensée occidentale, René Daumal avait déjà remarqué, dans un article écrit pour Le Grand Jeu (n°2), que si Guénon possède incontestablement une excellence connaissance du Véda, et restera une référence en matière de métaphysique hindoue, d’un autre côté du fait de s’être « si exclusivement incorporé à l’esprit originel de la Tradition…, comme contre-partie à cette assimilation, ce qu’il y a de plus profond dans les penseurs d’Europe comme Spinoza, Hegel et les post-kantiens allemands, lui échappe tout à fait. »

Du point de vue de cette méconnaissance de l’esprit de la civilisation et de la tradition occidentale, et de la prétention à subordonner donc tout développement spirituel effectif à la métaphysique orientale, nous ne pouvons encore une fois que douter de la pertinence des conclusions intellectuelles de cette recherche. Car la vocation de l’occident réside non pas essentiellement dans un développement matérialiste et individualiste de la raison, et par conséquent la perte irrémédiable de toute référence transcendante, mais consiste plus fondamentalement en un processus d’incarnation de l’esprit. Et si en apparence, pour un esprit qui ne comprendrait pas de l’intérieur la signification du processus d’amplification ou de manifestation de la vie de l’esprit, condition indispensable et corrélative de sa prochaine ou corrélative intensification et de son apparition explicite sur le plan du monde historique, évidemment le cours de l’histoire moderne ressemble à un chaos sans limites. Il importe cependant de percevoir la vérité derrière les apparences, de réfléchir le sens des événements à partir d’un point de vue qui ne soit pas extérieur, métaphysique et abstrait, mais qui en suive et en vive l’évolution, la genèse du sens en devenir. Partant de ce principe, la vision exposée dans La crise du monde moderne se trouve considérablement relativisée, voire quelque peu invalidée.

Les auteurs d’un article sur le sujet, Anna Pravdova et Bertrand Schmitt, condensent et tirent les conclusions de cette vision métaphysique particulière, dans un ouvrage consacré aux apports et aux rapports entre Grand Jeu et surréalisme : « Le fond de la pensée de Guénon est anti-progressiste, profondément traditionaliste et déterministe. Pour lui, la destruction est liée à la perte de l’esprit originel, et la seule façon de revenir à cet esprit premier est le retour à la tradition la plus pure, mais aussi la plus figée, et la plus immuable. S’il existe des points communs avec la pensée du Grand Jeu, il existe surtout des points profonds et essentiels de désaccord. La pensée traditionaliste de Guénon ne peut en aucun cas s’accorder avec une métaphysique expérimentale. » (« La dialectique de la révolte », p. 41-43). De plus, du fait d’insister sur la nécessité de se conformer à l’orthodoxie et sur la régularité des chaînes initiatiques, pour recevoir correctement la connaissance traditionnelle, commente à ce sujet Antoine Faivre, les conséquences négatives ne manquent pas : « Au lieu d’engendrer des créateurs, Guénon n’a fait que des répétiteurs, pour lesquels toute nouveauté est seulement dégradation ou décadence. Ils conçoivent de façon linéaire la succession des âges, surestimant ainsi l’Histoire au détriment du contenu intemporel de l’illumination. Et comme toutes les Eglises dogmatiques, cet ésotérisme-là « transforme la métaphysique en morale par une pente insensible et finit par trancher du bon et du mauvais ». » (« Abellio et la tradition ésotérique », Revue Question de, p. 145-6.)

C’est dans le sillage d’un tel rétablissement de la vérité que Raymond Abellio s’est situé face au traditionalisme. Dans son essai sur La Fin de l’ésotérisme, il apportait des distinctions importantes sur tous ces sujets. Pour commencer, Abellio rappelle un principe de prudence et de modestie : « Il est difficile de comparer deux civilisations. » Puis, l’auteur s’élève contre les conceptions réductrices et les raccourcis de pensée conduisant à la dépréciation de l’héritage occidental : « Quand, au nom de la spiritualité orientale, on reproche aux Occidentaux leur matérialisme, leur manque de vie intérieure, leur confiance naïve dans la science « objective » et leur surestimation des pouvoirs de l’intellect, leur sectarisme enfin et leur manie de voir des oppositions là où les Orientaux perçoivent d’abord des complémentarités, on peut répondre deux choses : tout d’abord, que la spiritualité orientale, si brillante qu’elle ait été et soit encore chez certains individus se trouve aujourd’hui confrontée à des problèmes de décadence collective, ce qui, en la montrant soumise à l’histoire, n’est pas sans la relativiser quelque peu… ; ensuite, que les griefs élevés contre l’Occident s’adressent à l’Occident de l’âge classique, c’est-à-dire celui du XIXe siècle, et non celui d’aujourd’hui déjà riche d’une révolution intellectuelle et spirituelle sans exemple menée par ses seuls moyens et dans la logique même de sa pensée. » (p. 59-60.)

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III – 7) De la mystique à la gnose : l’intégration de toute divinité extérieure et la réalisation de la vie de l’Esprit comme transformation du sens du monde.

A partir des distinctions établies au cours des développements précédents, il devient évident que nous avons en réalité deux formes de réalisation de la perspective métaphysique, deux conceptions radicalement différentes car leurs principes de bases sont au fond divergents, et qu’en conséquence aussi leurs finalités sont opposées. Il semble cependant qu’il ne s’agisse pas seulement de deux modalités pour ainsi dire équivalentes ou parallèles, mais de deux chemins de développement métaphysique qui ne situent pas et ne pensent pas au même niveau, qui ne qualifient pas de la même façon la place et le potentiel intellectuel de l’esprit humain par rapport à l’absoluité. Du coup, il est clair à présent que ce qui différencie les expériences symboliques des traditions orientale et occidentale se joue au cœur de ce débat. Nous aurions donc, d’une part, un mode de pensée qui subordonnera toujours l’activité rationnelle à un état supérieur de fusion ou d’extinction de l’esprit dans l’essence Divine, et qui limite donc par définition les possibilités humaines de compréhension de son rapport avec cet Absolument Autre inaccessible et impensable ; et d’autre part, une approche qui repose sur l’idée centrale que le Divin est en lui-même intelligence, activité spirituelle absolument pure, de sorte que le Soi humain par ascèse et rigueur de méditation peut au fond progresser vers la connaissance métaphysique de son Etre.

Il est évident que nous pouvons trouver dans chacune des traditions de l’Orient et de l’Occident des formulations tout aussi légitimes et rigoureuses de ces attitudes. Il importe avant tout de relativiser et de suspendre les tendances naturelles à l’uniformisation et l’extrapolation d’une attitude dans d’autres contextes. Chaque démarche spirituelle et chaque itinéraire connaît ses imperfections et ses obstacles, et il serait dangereux ou faux de prétendre généraliser un modèle de pensée en l’imposant comme exemple à tous les autres. Par conséquent, si en apparence et d’après un jugement hâtif, il semble que l’attitude d’abandon total et de subordination à l’égard de l’Absoluité corresponde plutôt au style oriental, et si inversement l’attitude d’intériorisation rationnelle de l’expérience de rapport au Transcendant corresponde plus à la manière occidentale de penser, en réalité ces deux composantes indispensables et corrélatives de l’élévation spirituelle sont évidemment présentes dans toutes les traditions.

De plus, mais selon un autre ordre de considération, du point de vue de la progression spirituelle et de l’évolution de la connaissance de soi et du Divin qui y est liée, il est également possible d’établir une distinction plus précise et plus large entre les deux étapes importantes exposées par Henry Corbin dans sa lumineuse étude sur Le Paradoxe du monothéisme. Il existe manifestement des correspondances entre les conséquences pratiques et existentielles de certaines attitudes spirituelles, et leur expression dans une doctrine métaphysique ou théologique. Georges Vallin avait présenté un exemple d’articulation de ces distinctions, dans son livre Voie de gnose et voie d’amour…, en développant clairement la différence entre les expériences religieuses ou métaphysiques de la Transcendance. Pour être plus clair, il semble évident que le niveau de la première intégration définie par Corbin, l’intégration de la multiplicité existentielle dans l’Unité transcendante, corresponde à l’attitude mystique ou extatique, à l’expérience que Eric Geoffroy nomme expérience du « fana ». Or, cette expérience d’élévation et d’anéantissement de soi en Dieu, si elle en reste à ce niveau et si l’esprit de l’homme ne conçoit pas d’autre accomplissement possible ni d’autre finalité plus haute que cette extinction de toute réalité - du monde ou de sa propre existence individuelle dans l’ordre divin -, alors risque de se développer tout simplement une conception idéologique ou eschatologique d’ensemble par extrapolation de cette situation particulière. Le développement d’une telle doctrine métaphysique, qui consiste à survaloriser l’extinction et à radicaliser le rejet envers les choses terrestres, rejoindrait alors ou se formulerait sur un mode similaire à l’état d’esprit propre au gnosticisme et au manichéisme historiques.

Cette restauration du dualisme métaphysique rend absolument indispensable le mouvement de la seconde intégration, c’est-à-dire de la vision de l’Unité au sein de la multiplicité, par laquelle l’esprit n’a plus besoin de ne s’attacher et de ne rechercher que la fusion et l’adoration exclusive de l’Absolu en dehors du monde, parce qu’il est capable de percevoir les manifestations et par conséquent la richesse infinie encore plus prodigieuse de la réalité de l’Etre divin à l’intérieur du monde au milieu de tous les êtres. Ce retournement de perspective, qui correspond à une formidable ouverture d’esprit et une relativisation de sa propre recherche chez le croyant, correspond à ce que Geoffroy a signalé sou le terme d’expérience du « baqa ». Or, comme nous avons essayé de le montrer plus haut, une telle expérience inaugure ou coïncide avec la mise en œuvre d’un mode de relation gnostique, et non plus mystique, avec l’absolu. Mircea Eliade avait apporté une distinction pour caractériser cette expérience : il ne s’agit plus d’un mouvement extatique hors de soi, mais à l’inverse d’une concentration de l’esprit en soi. Si « la mystique aboutit à l’extase, une ouverture à l’universel, toute d’abandon passif », et ne peut pas témoigner clairement de son union à Dieu, « le terme propre à la gnose est l’enstase : une conquête toute de saisie consciente et active de soi et du monde » (Jean-Pierre Dautun, dans son article « Le Yoga de l’Occident existe ») Or, nous devons préciser, ce qui est alors véritablement décisif, c’est qu’un tel renversement de la relation à la Transcendance, la découverte de cette Transcendance au fond de l’immanence de l’intériorité, la prise de conscience de la Déité comme inspirant et fondant directement le Soi, constitue ou inaugure ce que la tradition appelle la « Seconde naissance ».

Autrement, à partir de la conversion gnostique et de la Seconde naissance de l’esprit en Dieu, puisque le Soi transcendantal qui en émerge est à présent capable d’un rapport intérieur de soi à soi et d’une méditation métaphysique non séparée, non-dualiste, une des conséquences pour le coup déterminantes est la possibilité pour l’homme désormais de vivre à travers sa propre existence la manifestation à chaque instant du Présent éternel, de devenir le lieu d’une manifestation transcendantale et le moyen d’une transfiguration du monde en Dieu. Dès lors, comme l’écrivait justement Geoffroy à propos de l’état du Baqa, l’esprit voit Dieu dans toutes les parties du monde, dans toutes les époques et les circonstances humaines. L’esprit peut percevoir le renouvellement de la manifestation de l’Absolu à travers la multiplicité des formes de l’existence finie. Et puisque l’actualisation du présent éternel à travers l’esprit de l’homme détaché de soi peut se produire et inspirer les actes et les discours tenus au cœur même de la vie personnelle, nous pouvons dire qu’en ce cas la vie est un recommencement perpétuel, ou encore avec Shankara : il n’y a nulle part de devenir. Mais c’est pourquoi aussi, si l’on se tient à ce niveau de réalisation métaphysique, où l’esprit de l’homme est directement relié à la vie divine en lui, il n’est désormais plus possible de s’attacher ou de se référer à une formulation statique déterminée de la tradition, ou encore moins de se conformer à une forme orthodoxie du Dogme établi dans une période historique antérieure, fût-elle glorieuse ou exemplaire – l’âge d’or : tout rapport historique disparaît face au renouvellement perpétuel du Présent éternel.

Allons plus loin. « A bien des reprises, Abellio a insisté sur l’antagonisme qui existe les deux voies principales vers le divin, celle de la gnose et celle de la mystique. Chacune d’elles répond à une mentalité fondamentale, et développe une expérience spécifique. « Deux voies s’offriront toujours à l’homme, une voie solaire et virile, qui est celle de la connaissance, une voie nocturne et féminine, qui est celle de la mystique. La première veut l’affirmation de la conscience, la seconde sa dissolution. » L’une, axée sur la vérité, permet d’accéder, grâce à la raison créatrice, à « l’unité lumineuse de l’universel » ; positive ou active, elle mène, par des étapes diurnes, par le détachement et le surpassement, à l’enstase – qui est l’illumination gnostique… L’autre,… entraîne l’être, grâce aux effusions de la psyché, vers l’unité de la mer originelle ; négative ou passive, elle mène, par des circuits nocturnes, par le renoncement et la vacuité, à l’extase – qui est la luminosité mystique -, à la fusion dans le Tout, à l’indéfini. (…) ou encore, l’antagonisme mis en lumière par le Lama Govinda entre la voie de la mystique hindoue et celle du Bodhisattva : « La première consiste à triompher de la dualité et à trouver l’unité par une régression à l’état indifférencié qui existait avant l’éveil de la conscience » ; il s’agit de « retourner à l’état du non-créé », de « dissoudre l’âme individuelle dans l’âme universelle », et le monde est nié comme illusion. La seconde vise à « être pleinement né, à développer sa conscience, sa raison, son aptitude à aimer jusqu’au point où l’on cesse d’être pris dans son égocentrisme et où l’on réalise une nouvelle harmonie, une nouvelle unité avec le monde. » ; » Yves-Albert Dauge, « La voie héroïque et gnostique vers le Soi », Cahier de l’Herne Raymond Abellio, p. 52.

Ainsi donc se présentent deux voies fondamentales, semblent s’opposer deux chemins ou deux modalités de l’itinéraire spirituel. Cependant, comme nous l’avions affirmé en introduction, si ces deux voies paraissent irréductibles et incompatibles l’une avec l’autre, du fait qu’elles sont orientées dans des directions diamétralement opposées, il importe de bien comprendre qu’en réalité elles s’instituent implicitement selon l’intuition préalable d’un chemin de retour, d’une inversion du parcours qui résoudrait et justifierait ultimement toute la démarche - ce parcours inverse eut-il été tracé ou assumé par l’ordre divin lui-même pour rendre possible la réintégration et la régénération future de l’homme ! C’est pourquoi, contrairement à l’apparent dualisme radical qui pourrait se dégager de la comparaison entre les chemins de la mystique et de la gnose : les attitudes du croyant et du philosophe sont deux chemins strictement parallèles ou rigoureusement inverses, qui se croisent mais parcourent du point de vue de l’autre côté de l’univers transcendantal, par des itinéraires symboliques opposés ou antinomiques en apparence, mais devant approprier et traverser pour les intégrer l’ensemble des manifestations de la vie de l’esprit. Mais ce n’est qu’au terme de leur parcours, et même tout à la fin de l’accomplissement de l’initiation métaphysique, que chacun des deux peut découvrir et rejoindre la positivité ontologique et la légalité transcendantale de l’autre « position ».

« Il est très difficile chez les mystiques des peuples du Livre, juifs, chrétiens et musulmans, de congédier totalement l’exotérique lors de l’expérience mystique (malgré quelques tentations très nettes) : l’expérience ne doit pas s’inscrire ailleurs que dans l’islam, dans l’exotérique, et surtout pas contre l’exotérique (en le dépassant puis en le niant) ; le gnostique n’est donc pas le bienvenu, on lui préfère le « mystique » qui jouit certes d’une expérience vraie mais qui est… mal « décrite » ; de plus chaque mystique prétend que son expérience est supérieure à celle des mystiques des autres confessions, alors que, comme nous l’apprend l’histoire religieuse, les techniques contemplatives sont interchangeables… » Therry Zarcone, « Y a-t-il une gnose soufie ? », dans La gnose, une question philosophique – pour une phénoménologie de l’invisible, p. 118.

Si la situation du gnostique dépasse et intègre l’attitude mystique, c’est essentiellement parce qu’elle en accomplit le mouvement, qu’elle en réalise l’intention spirituelle, le projet d’union par et avec la présence divine, de sorte qu’en retour la gnose fonde la vie mystique, elle en justifie et en relativise toute la démarche. Si la mystique n’a plus lieu d’être dans la gnose, ou disons si elle change de sens et se transpose dans un autre état, fonctionnel, c’est que l’objet de la quête mystique – le Dieu « extérieur » -, disparaît en tant qu’extérieur à soi. Parce que la gnose réintroduit la Transcendance à l’intérieur de la vie subjective, découvre la Déité dans le fond de l’intériorité du Soi. L’horizon de la vie mystique, la spiritualité même, est donc le domaine de la nouvelle vie du gnostique : si l’attitude mystique n’a plus lieu d’être, c’est que désormais le divin est partout en et hors d’elle-même.

La relation à l’essence de Dieu n’est plus de foi mais de savoir. Alors que l’attitude mystique peut se manifester et se développer autant envers la foi religieuse qu’envers le dogme rationnel, avec la connaissance unifiée il n’existe plus de dualisme entre les domaines d’investissement intentionnels extérieurs parce que la vie spirituelle est désormais entièrement tournée ou réintègre toute existence vers l’intériorité de la vie de l’esprit. C’est pourquoi cette connaissance ne peut plus se contenter ni des lois et des rythmes de la vie spirituelle communautaire liée par l’adoration d’un même Dieu, et non plus de la spéculation théologique et des méditations symboliques sur les modes d’accès à l’absoluité ou la législation de la vie religieuse. Le gnostique ne croît plus à la réalité extérieure ou transcendante de l’Absolu parce qu’il vit la vérité de son actualisation en lui. C’est en ce sens que Natalie Depraz peut donc écrire : « la gnose est la réduction radicale de toute mystique, non sa négation, mais sa situation phénoménologique la plus profonde. » (« E. Husserl, Adversus haereses, mystikes ? », Laval théologique et philosophique, volume 50, 2, p. 329.)

Les rapports avec la notion d’un absolument innommable sont dès lors modifiés. De même qu’il est hors de question de rejeter ou d’ignorer les lois qui régissent l’univers religieux dans son ensemble, ou inversement la dimension ésotérique de l’inspiration spirituelle divine qui justifie la foi, puisque ensemble ces deux horizons fondent la possibilité et participent à l’émergence finale de l’attitude gnostique, de même la gnose finalement accomplit et réalise spontanément les intentions respectives et les fonctions spirituelles de la Loi religieuse et de la manifestation de Dieu dans le sujet. Nous pourrions même envisager que tout cela, toute la structuration de la vie religieuse dans le monde et tout le mouvement de manifestation de l’Esprit dans l’Etre n’ont pour véritable but stratégique la naissance et le développement du Soi monadique de l’homme - en tant qu’émanation et représentant du Divin -, qui partant de là peut participer à et promouvoir activement cette destination transcendantale de l’humanité : en la rendant rationnelle, praticable. Le rôle du gnostique devient donc actif et non plus passif, il entre dans une nouvelle modalité d’existence : désormais sa tâche ne consiste plus seulement dans la transfiguration du monde, ni encore dans la transformation du sens de sa propre existence personnelle, mais encore dans l’intériorisation et la réintégration de l’être dans la Déité.

III – 8 Quelle forme d’accomplissement serait conforme à la vie de l’esprit ?

« Il y a une question plus importante que toutes les autres, c’est celle de l’éden. Depuis toujours, l’humanité a été interpellée par elle et y a répondu, sans la résoudre, par des mythes et des dévotions adressées aux idoles. (…) Faute d’avoir osé prendre le risque de la liberté totale, nous avons généralement succombé à la servitude et avons fabriqué, à titre compensatoire, autant de mythes du « paradis perdu ». Le catholicisme dans son ensemble s’est développé comme une extraordinaire intuition de l’éden, et aussi comme un terrible échec à le réaliser immédiatement. Aussi, de tous les mythes du paradis perdu, celui qui découle de la dogmatique catholique du « péché originel » est-il le plus pernicieux. » Bernard Chouraqui, Le scandale juif…, p. 98.

Dante, l’auteur de La divine comédie, formula une doctrine de la double fin de l’homme, terrestre et céleste. L’homme est un horizon de réalisation entre les domaines de la nature et de la surnature. C’est pourquoi, il est le seul de tous les êtres qui « est ordonné en vue de deux fins dernières dont l’une est sa fin en tant qu’il est corruptible, et l’autre en tant qu’incorruptible. Ces deux fins que l’ineffable Providence a proposées à l’homme de poursuivre ce sont : la béatitude de cette vie, qui consiste dans l’opération de nos vertus propres, et est figurée par le paradis terrestre ; et la béatitude de la vie éternelle, qui consiste à jouir de la vision de Dieu ; jouissance à quoi notre propre vertu ne se peut élever sans le secours de la lumière divine, et que notre esprit se représente sous la forme du paradis céleste. » (Monarchie, 3, 16). Par ailleurs, nous devons ajouter, à cette double perspective d’accomplissement de la vie spirituelle, que celle-ci est toujours pour ainsi dire en projet, que l’homme est perpétuellement en marche dans cette aventure incertaine. C’est en ce sens que le penseur Abélard, dans sa Profession de foi, répondit à ses accusateurs que « tout être bon le demeure également, qu’il ait ou non le temps de manifester sa bonté par ses œuvres, tant qu’il conserve sa volonté de bien agir et qu’il ne la perd point par le fait même de son inaction. »

Le problème de fond : s’agit-il de revenir à un état de spiritualité naturelle, à une spontanéité purement innocente et naturellement bonne, ou inversement d’élever l’humanité vers la réintégration de sa propre intériorité, et à partir de là mettre en œuvre la possibilité d’une spiritualisation de la nature. Autrement dit, l’esprit peut-il en l’homme s’exprimer spontanément, guider de façon homogène et sans moment de distanciation, sans processus d’intériorisation, ou alors le passage par l’appropriation et l’intégration de l’existence dans la perspective consciente de l’absolu est-elle non seulement nécessaire, mais la plus conséquente et la plus raisonnable ? Derrière une telle problématique, c’est toute la véracité et l’authenticité de la recherche spirituelle qui sont en jeu, et même la possibilité d’un accomplissement dans l’existence : la réalisation d’une forme de sagesse - de la vie gnostique effective -, doit-elle être envisagée sur le terrain du monde, ou doit-elle demeurer essentiellement intérieure ?

Nous devrons distinguer rigoureusement, à cet égard, la voie dans laquelle l’homme religieux est en exil dans le monde terrestre, n’est chez lui nulle part, et la voie par laquelle au contraire la présence divine habite son existence, de sorte qu’il est chez lui partout. A ces deux possibilités correspondent deux attitudes globales infiniment différentes : dans la première la perspective se situe principalement par rapport à la vie physique, à l’intérieur du Temps et en opposition à l’Autre – l’homme y lutte au sein du monde avec le dualisme ; dans la seconde, l’esprit de l’homme ne s’oppose plus à rien, n’est plus engagé à l’égard de l’histoire mais détaché de Soi, et ne se préoccupe plus de la vie physique mais se concentre sur la manière la plus appropriée de vivre en permanence en accord avec l’Eternel présent. Maintenant, il est en réalité décisif de préciser que la première option, en tant que position intermédiaire d’inachèvement qui ne se comprend pas encore elle-même et qui n’est pas sûre, peut engendrer toutes sortes d’idolâtries et de mythes politiques, peut se transformer en idéologies religieuses, en stratégies de conquête visant à réaliser justement une forme de royaume de Dieu sur Terre, une restauration de l’ordre primordial originel qui rachèterait toutes les âmes et éliminerait le dualisme. La seconde proposition ne consiste pas à réaliser la perspective religieuse par le bas, au niveau de l’extériorité et des apparences, mais à accomplir la vie spirituelle par le haut, par l’intériorisation de l’absoluité divine : c’est la voie véritablement mystique et même gnostique.

« L’histoire de toutes les religions est semblable sur un point important : quelques-uns de leurs adhérents sont illuminés et sont parvenus à la délivrance… ; d’autres parviennent à un salut partiel, en réagissant d’une façon partiellement appropriée ; d’autres encore se nuisent à eux-mêmes, et nuisent à autrui, en réagissant d’une façon totalement inappropriée – soit en restant complètement sourds à ces paroles, soit, plus souvent, en les prenant trop au sérieux et en les traitant comme si elles étaient identiques au Fait auquel elles se rapportent. », déclarait Aldous Huxley dans son anthologie sur La philosophie éternelle, (p. 157) Il poursuivait plus loin sa description de la mentalité religieuse essentielle : « On peut avoir pour dharma l’adoration polythéiste, mais le fait n’en demeure pas moins que la fin dernière de l’homme est la connaissance unitive de la Divinité, et tous les exposés historiques de la Philosophia perennis sont d’accord que tout être humain devrait réaliser cette fin. (…) Les formes inférieures de la religion, qu’elles soient émotives, actives ou intellectuelles, ne doivent jamais être acceptées comme définitives. » (…) « Mais pour ceux qui, dans le domaine des diverses traditions religieuses, ont accepté la Philosophia perennis comme théorie, et ont fait de leur mieux pour la vivre en pratique, le « ciel » est autre chose. Ils aspirent à être délivré du moi séparé dans le temps, et à entrer dans l’éternité telle qu’elle est sentie dans la connaissance unitive du Fondement divin. Puisque le Fondement peut et doit être connu unitivement dans la vie présente, le « ciel » n’est pas une condition exclusivement posthume. N’est complètement « sauvé » que celui qui est délivré hic et nunc. (…) » (p. 186-7 et 242.)

Alexandre Koyré aborda et décrivit avec talent, à l’occasion d’une étude sur les mystiques et alchimistes du XVIème siècle, l’esprit de religion universelle qui n’est pas restreinte aux dogmes d’une église particulière. Par exemple, « … la vraie église chrétienne, l’église catholique, ne se compose point de personnages appartenant à une secte ou à une communauté religieuse déterminée et distincte. Non, partout, dans toutes les églises, dans toutes les croyances, chez tous les peuples du monde, parmi les luthériens aussi bien que parmi les calvinistes, parmi les papistes, les juifs, les turcs, les païens et les habitants des îles – partout il y a de vrais chrétiens. (…) …les formules des conciles et des pères, tout cela n’est qu’œuvre humaine ; ce qui importe, c’est la vie religieuse, c’est l’amour de Dieu, c’est la foi, l’abandon de soi-même. » Et dans le même esprit Eric Geoffroy écrit : « Il faut dépasser les barrières dogmatiques, afin de mieux réaliser l’essence universaliste du message islamique et atteindre la Religion primordiale. « Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni zoroastrien, ni musulman », affirme Rûmî dans un poème où il nie toute multiplicité, toute dualité pour se résorber en Dieu seul. » (p. 281.)

III – 9) La réalisation spirituelle n’est pas une fuite hors du monde mais une conversion intérieure et une métamorphose existentielle.

« Les gens disent : « je voudrais être en exil loin de chez moi, ou dans une cellule, ou dans un couvent. » En vérité, dans tout cela, c’est toi-même, toi seul qui es en cause… Comprenons-nous bien : fuir ceci, rechercher cela, éviter tels endroits ou tels gens, ou telle manière d’être, ou bien encore la foule ou les œuvres, ce n’est pas là… qu’est la cause des difficultés. (…) Commence tout d’abord par toi-même et laisse-toi. En vérité, si tu ne te fuis pas d’abord toi-même, tu auras beau fuir où tu voudras, tu trouveras des obstacles et de l’inquiétude partout. (…) Que faut-il donc qu’il fasse ? Il doit d’abord se laisser soi-même ; il aura, de la sorte, laissé toutes choses. En vérité, l’homme qui laisserait un royaume, voire le monde entier, et se conserverait lui-même, n’aurait rien laissé. Mais l’homme qui se laisse lui-même, quoi qu’il conserve, richesse, honneur, n’importe quoi, cet homme a tout laissé. » Maître Eckhart, Entretiens spirituels, III (p. 79-80).

L’intériorisation n’a pas seulement pour fonction et but de permettre à l’homme de se retirer du monde pour apprendre à se reconnaître comme esprit. Elle signifie aussi décidément la possibilité d’une compréhension de soi qui permette en retour d’éclairer l’existence et de prendre en charge toutes ses imperfections. La finalité de la connaissance n’est pas principalement la reconnaissance du fait que la seule réalité est celle du divin, ou encore que la réalité existante du monde naturel est intégralement et uniquement dotée de sens et de cohérence parce qu’elle est par essence le lieu de manifestation de l’absoluité comme telle. La sagesse ne s’accomplit pas principalement sous la forme d’une extinction de la vie subjective dans le flux de la vie universelle de l’esprit perpétuellement renaissant, et par là l’abandon de toute volonté propre pour laisser se réaliser à travers soi la nécessité d’un sens transcendantal. Mais la gnose peut se manifester de façon presque plus exemplaire, ou encore plus noble s’il est possible de s’exprimer ainsi, avec le retour de l’homme spirituel, du « délivré vivant », dans le monde pour y transfigurer toutes choses. C’est ainsi que le sujet accepte de suivre et de vivre pleinement la nécessité de la manifestation de l’absolu, et d’être porté par cet élan libérateur, et c’est précisément ce projet qui se réalise par le combat que l’homme mène maintenant en permanence contre les forces de dégradation ou d’asservissement qui contredisent cette destination.

La mission singulière de la gnose occidentale semble consister à réduire dans le monde même toutes la négativité, dans toutes les directions et les horizons de l’existence de l’homme, puisque la vie de l’esprit y est en droit chez elle et qu’elle doit pouvoir reconquérir ce domaine de la passivité par une opération de développement de la conscience. Ce qui signifie rétablir le dialogue entre toutes les formes d’altérité et d’altération, entre les temporalisations originaires et objectives, entre les niveaux de constitution transcendantale naturalisée et intériorisée. Aussi la vocation occidentale sera-t-elle de remplacer le mode naturaliste de l’existence par une attitude transcendantale transfiguratrice et harmonique au cœur du monde. La finalité véritable et dernière de la transformation intérieure est un renouvellement de l’existence humaine, la découverte d’un mode d’être authentique et libre du soi, qui n’est possible que par le retour en-deçà de la séparation, avant le dualisme… Cependant, nous devons envisager clairement les modalités de cette réalisation : s’agit-il par là d’un retour et d’une tentative de réhabilitation du mode d’être qui précède la finitude de l’existence, ou de manière équivalente du projet d’une restauration de l’ordre traditionnel et d’un système politique temporel dirigé par la structuration métaphysique de cette restauration ? Ou bien peut-on regarder les choses deferment, non plus à travers la nécessité de réaliser le royaume divin dans le monde terrestre, mais bien plutôt la possibilité d’une intériorisation du sens du rapport à la Transcendance, qui sera d’autant plus sérieuse qu’elle sera en accord profond avec la substance même de la vie spirituelle ? Devons-nous orienter la recherche vers une humanité originelle, ou à l’inverse vers une régénération actuelle, la mise en œuvre d’une humanisation plus évoluée ?

L’objectif essentiel de la conversion gnostique est le renouvellement de la vie par la transformation intérieure, par la renaissance de l’esprit dans la Déité. « Chacun est né pur et ne commet le péché qu’après avoir avancé en âge… Cette notion de fitra, ou norme humaine, qui, d’une certaine manière est proche de celle de conscience, signifie que l’homme possède, du seul fait qu’il est né dans l’état humain, une connaissance innée de la vérité et du bien. Cette connaissance, diffuse chez la plupart, doit être actualisée par la lumière de la Révélation et par la pratique de l’Islam… », explique Roger Du Pasquier, dans Découverte de l’Islam, p. 32. De même : « Selon le Qoran, dans sa nature vierge, sa nature primordiale, l’homme est spontanément conforme à la Loi divine et donc à sa norme intérieure. Dans l’état de Fitrah, l’homme agit en conformité spontanée avec la vérité qu’il porte en lui. Il agit en conformité et sous l’impulsion de son être essentiel. Mais lorsque l’homme perd cette Fitrah, son principe d’être ne se trouve plus en lui mais dépend de l’opinion et des normes imposées par autrui… L’engagement du disciple dans la voie initiatique consiste à prendre progressivement conscience du regard divin transcendant celui des hommes. Au-delà des rôles sociaux, ce regard se pose sur la vie intérieure de l’homme. C’est dans la mesure où l’homme agit pour Dieu, c’est-à-dire conformément à sa nature véritable et non pas seulement en vue d’un effet attendu chez les autres, qu’il devient intérieurement « monothéiste » et évite le « polythéisme caché » qui consiste à associer au regard de Dieu celui des autres hommes. » Faouzi Skali, Le maître spirituel en Islam.

Claude Tresmontant, que l’on connaît pourtant pour sa perspicacité et l’originalité de ses critiques, présenta la Gnose en la confondant apparemment avec toutes les formes de gnosticisme historique, comme le manichéisme et la religion des cathares. Cependant, voici quelques-unes de ses explications : « Une des intuitions fondamentales de la Gnose…, c’est que notre univers physique, notre monde de l’expérience, celui que nous connaissons par nos sens, dérive ou procède d’une catastrophe initiale, originelle. Le mythe de la chute originelle joue un rôle considérable dans tous les systèmes gnostiques, depuis le gnostique Valentin (IIème siècle), jusqu’aux théosophes et occultistes des XVIIIe et XIXe siècles. (…) Le salut, dans les systèmes gnostiques, est fourni par la connaissance, la Gnose, l’initiation, qui nous révèle le mystère de l’être, le mystère de la tragédie qui a eu lieu dans la sphère de la divinité… Par la Gnose, nous sommes en mesure de retourner à notre condition première originelle, qui est divine. Nous découvrons qui nous sommes, d’où nous venons, où nous sommes tombés, et ainsi nous pouvons retourner à notre origine céleste et divine. (…) La sagesse, le salut ne peuvent donc consister que dans un retour à l’origine qui précède l’Univers du temps et de l’espace… » Problèmes de notre temps.

Dans un même ordre d’idée, Jean Delumeau établissait un parallèle entre la dimension de l’existence temporelle et celle de l’éternité : « le temps, dans la pensée augustinienne notamment, corrompt et détruit sans cesse. Par conséquent, on ne voit pas comment une parole éternelle pourrait s’y exprimer pleinement ; elle ne peut s’y exprimer que de façon voilée. Il faut attendre la fin du temps pour que la révélation totale se fasse jour et puisse se faire entendre. (…) C’est en effet l’espérance de sortir enfin de l’obscurité et d’entrer dans la clarté d’une révélation totale. Ce qui était caché, dit Saint Paul, sera clair. (…) La vie humaine et l’aventure de l’humanité sont donc conçues comme un voyage ; et ce voyage a un but. »

Au moment de la révélation et de la mise en lumière de la réalité spirituelle, comme pour le personnage mis en scène par Dostoïevski dans Le rêve d’un homme ridicule, l’homme peut finalement découvrir une manière d’être absolument positive qu’il ignorait jusque là. « Mais je compris très vite que leur savoir, parfait, se nourrissait d’autres intuitions que les nôtres sur terre, et que leurs aspirations aussi étaient toutes différentes. Ils ne désiraient rien et ils étaient en repos, ils n’éprouvaient pas cette aspiration à connaître la vie que nous éprouvons nous-mêmes, parce que leur vie était toute plénitude. Mais leur savoir était plus profond et plus haut que notre science ; car notre science cherche à expliquer la vie, elle cherche à la saisir par la raison pour apprendre à vivre aux autres (…) Ils n’avaient pas de temple mais ils avaient une sorte d’union concrète, vivante et ininterrompue avec le Tout de l’univers… » Ce point de vue, que nous nommerons de transfiguration, illumine de l’intérieur tous les êtres, et spiritualise pour ainsi dire intégralement la perception de la réalité. C’est alors que se révèle que « chaque personne est divine, et que chaque lieu participe du royaume. », affirme Bernard Chouraqui dans Le scandale juif. La grâce qui habite et travaille l’histoire en secret, « ouvrant l’homme à l’infini de sa subjectivité, elle le rend à lui-même… Elle inscrit la création à l’intérieur d’un nouvel espace-temps, qui échappe enfin aux catégories de l’inéluctable et de l’irréversible. » (p. 85). Se libérant par là résolument de la malédiction du péché originel, et comprenant que tous les êtres sont plus essentiellement lumineux, l’esprit peut alors s’ouvrir à la richesse de sens naturelle de la vie, à une spontanéité authentique.

La transfiguration des corps est au fond le dernier accomplissement de la recherche spirituelle, la véritable tâche qui incombe au sage qui est revenu dans le monde. Il s’agit à présent de transformer tout le chaos en lumière, de provoquer la conversion intérieure des êtres de façon à affranchir le monde de l’inertie du dualisme. Il ne s’agit plus alors pour l’âme d’être entièrement tournée vers Dieu, ni même que par détachement elle se laisse guider et habiter par l’esprit, mais plus encore d’un travail de transmutation de la réalité existentielle au cœur du monde. C’est en ce sens que le hassidisme exige de l’homme spirituel qu’il se mesure activement au monde : « il ne doit ni s’en exclure ni le fuir. Il doit plutôt le spiritualiser : par ses épreuves il doit découvrir où se trouve le dynamisme saint qui anime secrètement les choses et le rendre manifeste. (…) Cette conception repose sur l’idée de l’immanence divine au monde… Il faut donc dire que, même dans ses manifestations perverties, dans ses aspects dégradés et nuisibles, le monde est porté par l’existence divine qui se trouve en lui… », expliquait Yoram Jakobson, La pensée hassidique, p. 126.

Pour conclure, à nouveau avec Eric Geoffroy, l’état extatique d’absorption dans la pureté de l’intériorité spirituelle, est paroxystique mais transitoire : n’est « que le prélude à une expérience plus accomplie, celle du baqâ : ayant consumé ses attributs individuels, l’initié « subsiste » désormais en et par Dieu, ce sont les Attributs divins qui agissent en lui. (…) Dans la première phase, celle du fanâ, l’homme ne voit rien en dehors de Dieu ; dans la seconde, celle du baqâ, il Le voit en tout. A l’ivresse de l’immersion en Dieu succède la sobriété qui permet à l’initié d’être à la fois avec Dieu et avec le monde. Laissant Dieu disposer de lui comme Il veut, il réalise sa servitude ontologique en même temps qu’il se met au service des hommes.  » Initiation au soufisme, p. 28.