Méditations transversales

Stéphane Rialland

On y lutte avec les puissances, c’est assez dire les chances de perdre. Cela vaut déjà mieux, pourtant, que la plupart des « succès » du monde : méditer un assaut souverain, désintéressé, pur de toute bassesse, étranger à la cautèle ordinaire des intentions, vraiment voué au vrai jusqu’à se perdre.

Jean-Paul Michel.

La quête du sens et ses limites

Dans la vie habituelle, qui se déroule parmi les réalités objectives, disponibles et immédiatement mobilisables à la surface du monde, nous n’interrogeons pas plus loin que ce qui nous est utile pour la subsistance et le simple renouvellement de la vie commune, pour l’épanouissement et l’entente entre les êtres. Nous ne prolongeons pas notre action en direction d’un élan plus originaire ou d’une visée transcendante, sinon à travers des formes déjà connues et seulement réitérées d’une tradition partagée, acceptée. Le sens de l’action quotidienne apparaîtra plus clairement si j’en réponds en tant que sujet : mais cette autre assomption s’impose à nous que dans l’expérience de l’impouvoir, cet autre rapport et cet autre regard sur la dignité humaine, toujours inédits et recommencés, n’adviennent qu’en traversant l’insavoir et l’épreuve d’être en devenir dans le monde. En quête d’une action simple pragmatique, valorisée et satisfaisante comme telle, quel meilleur refuge que l’œuvre effective de chaque jour, l’humble consécration du sens présent, avec discipline et gravité ?

Au quotidien, nous devons composer avec les impératifs liés l’existence concrète, limiter et modérer nos exigences, adapter nos volontés face aux nécessités immédiates. Nous tâchons de faire face à ce qui arrive, à ce qui nous arrive. Dans un premier temps, le plus urgent est de répondre au besoin de persévérer dans l’être, d’assurer la perpétuation de sa propre existence, ce qui signifie la recherche minimale d’un refuge hors d’atteinte des agressions et contingences du jour. Nous devons nous situer et organiser la vie en fonction des contraintes objectives, des intérêts personnels et priorités sociales des êtres, et avec les habitudes installées ou cautionnées par la tradition. Ensuite seulement, il sera possible de formuler une exigence infinie, plus profonde, de faire appel à d’autres fondements, pour mettre en œuvre une réflexion plus large.

Dès lors, « chercher le sens de la vie », c’est chercher tout simplement à découvrir et à éclaircir notre volonté propre. Peu à peu s’installe l’habitude de se retirer des affaires du monde, pour les envisager d’un autre point de vue, et en premier lieu pour ne pas être dupe des apparences. Le retrait vis à vis de l’existence en cours est lié à l’exigence insistante d’y voir plus clair, et de comprendre ce qui souterrainement est en train de se préparer. Or, cet art du détour interrogatif permet de développer une approche transversale de l’univers humain, un regard décalé dévoilant la nature en quelque sorte labyrinthique ou inquiétante de la société contemporaine. Lorsque cette inquiétude fondamentale survient, elle met en question du même coup et écarte alors toute vision homogène sereine et toute certitude définitive.

Il s’agit alors pour le sujet d’affronter la possibilité du non-sens en redécouvrant la vocation au sens : face au dehors radical ou à l’inconsistance de tout sens, il n’y a plus d’intériorité tenable, mais il devient possible d’appeler ou d’inventer un art poétique, de projeter au moyen du langage une nouvelle manière d’être au monde, en libérant « le langage de sa servitude à l’égard des structures où le dit se maintient », ainsi que l’entrevoyait Lévinas. Ne demeure alors indubitable que le processus de la vie intentionnelle qui alimente et accompagne la pensée en cours de manifestation. Roger Laporte considérait à partir de là l’exercice de la pensée comme un cheminement à même l’expérience qui la suscite : « Loin que la pensée ait la capacité, par une sorte de surplomb divin, de contempler paresseusement un chemin qu’elle n’aurait pas elle-même tracé, elle est inséparable d’un mouvement qui ne s’accomplit pas tout seul, mouvement en quelque sorte à ras de terre, à même un cheminement qu’elle ne domine pas précisément parce qu’elle doit le faire : rien n’est encore joué, personne ne peut penser à ma place, il faut se hasarder difficilement, s’aventurer peut-être dangereusement… ». (Quinze variations…)

L’épreuve de l’impersonnalité

La vie personnelle s’affirme spontanément, s’épanouit et se développe, et déploie son propre élan en adoptant et reconduisant des valeurs partagées par la cité. L’être humain se trouve naturellement orienté envers les autres êtres à venir, et grandit alors de se réaliser en rapport et au sein d’un univers de vie intentionnelle communautaire. Cependant, partant de là, vivre prend une dimension plus spécialement singulière dès lors que le corps et l’âme sont portés et guidés par un esprit, qui répond de et réfléchit ce qui arrive. Par suite, ce n’est donc que négativement qu’une existence devient subjective : être sujet implique de se sentir responsable de tout l’être qui n’est pas moi, de tout le sens à l’œuvre qui ne vient pas de moi et me traverse. C’est pourquoi, à l’inverse, la plupart du temps, nous sommes moins « responsables », capables de faire face dignement et résolument – se tenant dans l’épreuve sans confusion -, que traversés et mobilisés en tous sens par des intentions et objectifs étrangers qui nous dépassent.

Pour tenir debout, pour demeurer constructif et concentré, il semble décisif d’être engagé dans un projet motivant, une activité sociale ou culturelle de référence – sportive, artistique, politique, spirituelle ou autre… La mise en œuvre d’un projet personnel permet de développer et consolider patiemment une exigence de sens, à travers laquelle on apprend à mieux se connaître et à se dépasser soi-même. Joël Gaubert rappelait en ce sens que la voie socratique, « l’impératif de se connaître soi-même » invite « chacun d’entre nous à éviter, à la fois, de réduire le monde et autrui à soi ou à un Soi hypertrophié (…) et de se perdre soi dans le monde et autrui » (Le cogito amoureux, p. 110.) Mais l’activité créatrice en général « est une façon de répondre à – et de répondre de – cette « question » formulée par Wittgenstein… : Comment traverses-tu cette vie ? …Car telle est bien la question de l’éthique. », résumait Paul Audi. (Créer, p. 19.)

L’humain est tout simplement un être vivant et spirituel. C’est dans cet équilibre, cette cohabitation de deux dimensions, que le présent de la vie se déroule. Cette disposition est à la source de toute entente et de toute force, mais peut tout aussi bien se déséquilibrer selon les circonstances et se dégrader dans des situations de conflit problématiques. La corrélation habituellement fructueuse entre la dimension de la vie et l’horizon de l’esprit, peut soudain se rompre et laisser la place à la guerre, à la tentation du pouvoir. Cela se produit principalement lorsque, à la place de cette ouverture fondamentale et non dualiste de la conscience, se développe l’unilatéralité d’une volonté de puissance égoïste, lorsque l’on cherche à mettre la pensée, et toutes les ressources intérieures disponibles de l’homme, au service d’une idéologie positiviste, d’un projet de conquête présenté comme l’unique solution acceptable, efficace. Lorsqu’un domaine, un mode de vie, une vision du monde ou une méthode prétend apporter la vérité, est privilégié à l’exclusion de tout autre.

Inversement, un tel équilibre ne peut être préservé, se manifester et être signifié, peu à peu intégré, que sous la figure du provisoire, de l’inachevé, du relatif – et la conciliation des opposés dès lors ne finit jamais. Or le sujet interpellé par une nécessité plus forte que soi, qui ne peut plus se satisfaire de la donation empirique et de la reconduction symbolique des habitudes en cours, et qui au fond ne peut plus affirmer simplement une vie personnelle, s’avance maintenant problématiquement et se cherche un but : entre l’expérience primitive du « dés-astre » - c’est-à-dire la crise du sens des valeurs et de l’effondrement des idoles naturelles -, et la nécessité absolue d’une résolution à la mesure des possibilités propres de l’homme. Apparaît alors un esprit de résistance et d’examen critique permanent, et l’impossibilité de s’installer naïvement dans la durée changeante du monde, toute mise en œuvre pratique traversant l’épreuve de cette inquiétude fondamentale : l’insubstantialité ou l’impermanence de toute conquête objective finie.

L’exil et la vocation de l’esprit

La vie temporelle matérielle n’est qu’un fardeau tout le temps que l’on ne peut y formuler une source d’inspiration plus digne, tant que l’on ne sait comment transformer et dépasser ce qui survient sous la figure du négatif, de l’insatisfaction ou de l’épuisement. « Je n’aime pas la vie en tant que telle, pour moi elle commence à signifier, c’est-à-dire à prendre sens et poids – seulement transfigurée, c’est-à-dire – dans l’art. », écrivait Marina Tsvetaeva. Ce qui par conséquent est incontournable, pour qui s’affronte aux limites de son être, à l’inconnaissance et à la permanence de l’inachèvement, est l’épreuve quotidienne du manque et de l’espérance. La victoire décisive, la transfiguration de tout non-sens ne peut se réaliser qu’à la limite du temps de l’homme.

Imaginons Kafka, involontairement détourné par la force des choses et le poids du consensus social, de ce qui seul importe dans son existence, contraint pour survivre de se soumettre à des conditions qui l’éloignent de l’activité littéraire, vraiment vitale. Imaginons une compromission et un épuisement qui empêcheraient l’artiste - ou encore l’homme de foi ou le penseur -, de se consacrer à la seule activité en lequel il pourrait se reconnaître et vivre dignement, contraint à un emploi qui l’asservirait peu à peu plus fortement. L’homme concentrant son énergie pour la subsistance, ne résiste et ne préserve son intégrité qu’en traversant la nuit, en refusant de se compromettre. Alors, prenant la parole pour affirmer une dignité, c’est-à-dire au nom de l’autre dimension de l’humanité, il ne peut parler comme disait Blanchot qu’en évoquant la possibilité toujours à venir d’une libre mise en œuvre : « il n’est pas seulement injustifié, sans garanties et sans attaches, et en quelque façon frappé d’inexistence, mais toujours en rapport avec ce qui est interdit dans la société où il a sa fonction, puisque lui-même ne parle qu’en reparlant sur ce discours insolent, inerte, dissident.. »

Un homme s’investit dans la prise en charge résolue et le développement d’une présence au monde, pour à l’intérieur de ce devenir faire grandir ses propres intérêts et une vocation singulière. C’est à partir du développement de sa propre nécessité que la vie d’un sujet peut se consacrer également aux autres, et qu’alors sa présence provisoire au monde se destine au-delà d’elle-même. Alors, pour répondre de son existence finie, il faut provisoirement se mobiliser et se concentrer sur des tâches sans rapports apparents avec la vocation de l’être. Il est donc nécessaire de supporter et réduire le poids des contingences, de porter son corps et son âme, pour se consacrer ensuite à l’affirmation et même à l’actualisation concrète de la vie de l’esprit. D’où la nécessité de transformer la pensée du sens (de « l’absolu ») pour pouvoir l’actualiser et la rendre efficace, d’en faire une force dirigeante capable de réduire la part du négatif.

Alors, en guise de proposition substantielle : un être spirituel peut-il alors s’orienter et persévérer vers autre chose qu’une future positivité de l’existence, parfois expérimentée de manière fulgurante en certaines situations privilégiées, et une fois cette positivité aperçue, peut-il envisager autre chose que cheminer sur les traces de cette autre présence à venir ? La finalité incontournable est de court-circuiter la négativité à l’œuvre, par une forme de « conciliation des contraires », qui ne peut être inspirée et réalisée que par le fait d’une attitude transfiguratrice : un travail de révélation et d’actualisation synthétique de la genèse du sens. Cela revient simplement à se demander comment donner un sens à chaque instant, en accord avec l’inspiration d’une dimension transcendantale dans le cours de la vie. Il s’agit de passer de l’intuition de ce « présent » à la transformation effective de la vie. Il semble que personne ne puisse mener cette tâche et vivre cette épreuve à la place d’un autre : chacun est ici seul garant du sens vécu, ne peut répondre de son destin que pour soi.

La sagesse ne viendra jamais

Se mesurer à ce qui nous empêche d’avancer sereinement pour constituer un domaine ouvert, devient une épreuve décisive, un passage stratégique. De sorte qu’au fond cette épreuve est fondatrice de tout élan. En affrontant tout ce qui limite la liberté d’action, se renouvelle plus sérieusement une exigence de sens fondamentale. Cette épreuve provoque le retour à soi et constitue la prise de conscience d’une responsabilité personnelle dans une solitude irréductible. C’est avec la mise en œuvre et l’affirmation de cette exigence que l’existence peut alors approfondir ses propres intentions et développer sa propre nécessité. Pour apprendre à habiter sa demeure infinie, pour mener une existence intègre et traverser la nuit, s’orienter dans la caverne des inconstances au moyen de repères transcendants. Mais il y faudrait la permanence et la consistance d’un souffle intérieur effectif pour garantir cette venue au monde, inspirer ce renouvellement.

Il est inutile de chercher un refuge exemplaire, pour approcher l’expérience de l’être ou son expression pure : la vie est partout, et nous pourrions dire que le présent éternel y recommence toujours. Il est donc absurde de craindre en perdre le sens, voire d’aller chercher des fondements hors du cours de la vie elle-même. Il importe au contraire de se rendre plus disponible, se méfier de toutes illusions, ne plus formuler des dogmes pour les opposer à la loi objectiviste. Il faut que se transforment les rapports à l’effectif, pour accueillir en permanence le présent vivant. Or, il n’existe sans doute aucune forme de réalisation privilégiée, aucune voie royale, pour s’ouvrir sereinement à ce qui vient : tous les chemins menant à la conscience de l’Etre sont solitaires et difficiles. Il importe en quelque sorte chaque jour de tout donner comme si c’était le dernier jour. C’est en accueillant ce don qu’il peut être mené plus loin vers une réalisation autre, sans y espérer une panacée universelle. Car si « une certaine sérénité s’acquiert… au cours des ans, il faut l’appeler acquiescement eu destin, et non conquête de soi », résumait Abellio.

Alors voilà l’épreuve décisive : tant que cette pensée n’est pas mise en œuvre dans la vie même, au-delà de toute visée de sagesse et de tout discours séparé, elle demeure comme un projet suspendu. Ainsi que le condamnait rigoureusement René Daumal, « toute métaphysique qui se suffit à elle-même ressemble au vain plaisir d’un homme qui passerait son temps à lire des guides et des itinéraires, à combiner des trajets sur une cartes, et croirait voyager. » (Tu t’es toujours trompé) Pour dynamiser résolument la vie effective avec l’inspiration détachée de l’esprit, ressourcer le devenir du corps et la communication de l’âme, et affronter ainsi l’une des principales épreuves de l’occident – la difficulté à incorporer l’esprit et transfigurer la vie -, l’homme doit renouveler et manifester le souffle qui traverse imperceptiblement tous les actes.

Mettre hors d’état de nuire et d’intervenir les modalités d’affirmation strictement individuelles : qui détournent du sens de l’œuvre en cours. Remémorer la vie souterraine qui précède l’apparition et l’affirmation du sujet, qui porte le sens en devenir de tout événement. Cela suppose aussi de s’appuyer sur une nécessité plus profonde : puisqu’à chaque instant, chaque acte humain est marqué du sceau de la contingence, il importe qu’il soit sauvé, transfiguré, que pour chaque être le présent de sa vie ait un sens singulier irréductible. Ne résiste que la conviction que tout acte un jour sera compris, illuminé, justifié. Le présent provisoire et fini n’en demeure pas moins terriblement imparfait, erratique, désertique, de sorte que la perspective de la manifestation du Sens semble au fil du quotidien éternellement désavouée par les événements, renvoyée à plus tard ou à jamais ! Comment poursuivre alors, comment réaffirmer la voie d’une destination, sinon à travers la patience souveraine d’une vie menée chaque jour comme une œuvre ?

Une préoccupation commune universelle

A partir des habitudes de la vie quotidienne instituées, les hommes font face et répondent à ce qui arrive, de manière efficace et pragmatique, chaque jour. Par le moyen de cette exigence et de cette résistance quotidienne, se met en place l’espace d’une habitation terrestre provisoire, un monde vivable ou civilisé, persistant en renouvelant ses exigences et fondamentales, face à tous les obstacles passagers. Maintenant, à l’intérieur d’une telle intentionnalité téléologique, peut se formuler une réflexion pour approfondir et élucider le fondement de cette nécessité. Au cœur du développement naturel de l’existence, de l’entreprise de perpétuation et d’institution relative d’un univers civil, se constitue un autre regard.

Or cette nouvelle attitude est impossible à situer ou restreindre selon les critères de la persévérance dans le monde : car elle ne cherche plus à reconduire l’intention de l’existence mais interroge ce projet à sa source. L’intention n’est plus d’agir pour obtenir un résultat dans l’immédiateté du monde, pour accomplir et déterminer finalement le mouvement de l’homme, mais au contraire pour ouvrir et préparer une autre approche, la genèse d’un autre sens à venir. Le rapport à des valeurs inactuelles, idéales ou transcendantes, au cœur de nos existences pratiques, est toujours d’ores et déjà à l’œuvre, en cours d’exercice et d’élaboration. Notre vie s’inscrit-elle alors dans un processus spirituel « immanent » à l’histoire, selon une « ruse de la raison » qui implique la participation à la fois active et implicite des individus, à l’égard d’une destination qui les dépasse ?

Un tel point de vue n’est pas simplement accessible et aisément praticable A travers la mise en œuvre d’une recherche pensante, par une approche transversale de la réalité, il s’agit de rendre possible un renversement de perspective : de prendre à rebours le cours naturel affirmatif et programmatique de la vie se projetant instinctivement en avant. Il s’agit de révéler la véracité et la valeur d’un rapport interrogatif et problématique à la réalité, d’un rapport d’impouvoir et de détachement. Cela revient finalement à rendre toute sa place et sa valeur décisive à la vie intentionnelle, qui fonde et mobilise de l’intérieur l’existence pratique concrète : ce sont des sujets qui agissent ensemble sur le monde. Tout fait et tout événements sont par définition compréhensibles parce qu’ils sont rapportés ou référés à la conscience humaine, c’est-à-dire à une expérience réelle et pensable : il n’existe pas d’extériorité séparée, étrangère absolument insensée pour l’homme. Voilà donc ce dont il importe de rendre compte, ce qu’il est décisif de manifester, que le monde anonyme factuel n’existe pas substantiellement par lui-même, sans les sujets.

Apparaît alors la recherche d’une communauté ouverte d’esprits libres, au sens d’une « Cité parallèle » en dissidence à l’égard de toutes les institutions du pouvoir, une communauté par essence spirituelle et philosophique, centrée sur l’énigme de l’être de l’homme. Pensant à cette communauté ouverte, nous devons en même temps expliquer, que les esprits qui la composent et la renouvellent potentiellement en permanence ne peuvent en aucun cas s’autoriser d’une position anthropologique ou d’une conviction métaphysique acquise une fois pour toutes. Car, il est en réalité, chaque jour, très difficile de persévérer en soutenant cette exigence, à partir du principe d’incertitude apophatique quant au sens de l’être : s’il est impossible de s’appuyer sur un fondement positif, sur une caution compréhensible pour l’existence, alors le sujet vivant à l’intérieur de cette « non perspective » persistante, ne peut partager cette situation de déracinement qu’au sein d’une forme limite de communauté de recherche spirituelle, incessamment réitérée, réassurée, expérimentée. Mais aussi, il est donc prioritaire de témoigner d’un chemin effectif de la pensée, des jalons d’une recherche de sens en cours de développement.

Vivre la vérité dans une âme et un corps.

Un détachement vis-à-vis de toute activité séparée. Cette prise de distance est cependant corrélative d’une nouvelle résolution envers l’existence : chercher une cohérence concrète signifie qu’aucun refuge, aucune caution ni aide extérieure ne sont plus possibles. Je suis appelé et in-substituable en ma responsabilité : selon la nécessaire mise en œuvre du sens au cœur de ma vie, qui n’appartient qu’au sujet de la vie. Refuser toute absence, toute rupture, tout conflit, tout retrait, tout ce qui rompt la participation et qui favorise le déploiement aveugle d’un destin se déroulant sans l’homme, en dehors des pouvoirs de la conscience. Refuser par conséquent toute action qui ne s’accompagnerait pas d’un discours capable d’en répondre, ou plutôt qu’une action puisse ne pas avoir de sens pour un sujet. Il est nécessaire que la vie soit inspirée par la perspective d’une réalisation transcendantale : que l’expérience et le verbe puissent être finalement reliés, accordés et ensemble mis au service d’une valorisation du présent. Il s’agit désormais d’éviter toute activité séparée, opposée, au nom de la nécessaire unité du processus de constitution, en vertu du caractère dynamique et dialectique de l’existence subjective, pour un équilibre ou une assomption encore plus conséquente.

Toute signification ultérieure émerge du cœur de la vie elle-même : c’est à travers l’expérience réelle du sujet que se mettent en œuvre les signes d’une résolution et d’une expression à venir. Ce n’est dès lors plus en vue d’une présence finie, d’un accomplissement de l’existence, que l’être s’investit dans la vie naturelle, mais bien plutôt pour y découvrir et manifester l’autre dimension du sens, faire grandir en soi la capacité de nommer et de transcender sa propre expérience. C’est ainsi qu’à travers l’écriture, le travail de manifestation de ce qui émerge au cœur de la présence mais demeure indéterminable peut être évoqué, désigné, même négativement. « La réalité est plus supportable au moment où elle est exprimée, verbalement ou par écrit, car s’est alors qu’elle est vraiment vécue. » (Anna Seghers).

Pour qui cherche à vivre la vérité dans une âme et un corps, il est nécessaire de tenter une clarification, unification, concentration, et une intensification de l’existence personnelle. Cela par une méditation en retour, permettant de mettre en lumière le sens, et dès lors de le synthétiser ou cristalliser en une seule source substantielle de présence, ouvrant ainsi la possibilité d’une mise en œuvre chaque fois intégrative. L’homme est alors une monade en genèse incessante et en rapport constant avec les autres êtres, mais qui porte cependant au fond de soi-même le principe ou la capacité de sa venue en présence, de la manifestation de sa nécessité intérieure. Le sujet ne connaît dès lors aucune autre nécessité que de répondre de ce qui se manifeste à travers lui dans la vie. Ne pouvant fonder son discours que sur la singularité de son expérience, et tirer sa légitimité que de la constitution rétrospective du sens, la sujet peut dès lors être pensé comme indéterminé, toujours à l’épreuve, en attente d’une autre future résolution plus complète, d’une expérience plus vraie.

Il est toujours possible de se chercher un refuge pour la méditation, une retraite pour préparer la venue de l’esprit. Mais la réalité de la vie intérieure de l’esprit n’a que faire des barrières car elle peut se réaliser en toutes circonstances. De plus, la conscience transcendantale de la gnose n’offre pour tout refuge qu’un infini dépouillement. La méditation provient de l’impossibilité d’être un sujet absolu maîtrisant le sens des événements, et consistent cependant à vivre comme si le projet de devenir sujet avait un sens, comme s’il était possible de soutenir et garantir une responsabilité humaine légitime. Comment devenir le sujet d’événements qui ne dépendent pas de nous, accueillir des mobilisations extérieures qui font obstacles à l’affirmation de soi ? Peut-il réellement devenir le sujet d’une mise en œuvre de sa propre vie ?

Nouvelle manière de voir : Gelassenheit

Toutes les apories rencontrées proviennent du fait que la vie est éloignée de sa source, déliée de ce qui lui permet d’être cohérente et concentrée sur son but. Le sens qui lui donnerait une unité lui échappe. Cela vient de ce que la vie effectivement menée dans le monde n’est pas assez pensante, ou inversement de ce que la méditation n’est pas suffisamment réelle, transformatrice et active dans la vie même. Le risque est alors de se laisser envahir par des médiations et des intérêts secondaires qui parasitent les affaires concrètes, d’être mobilisé une idéologie recouvrant la réalité avec des faux problèmes. La mise en abîme de l’existence ne vient au fond que de cette désertion imposée en dehors du nécessaire, n’assumant pas le subtil équilibre du processus de genèse du sens. De même, « le lien double, déchiré qu’habite l’œuvre authentique s’avère si exigu que cette dernière court toujours le risque… de s’installer dans le domaine d’une fausse maîtrise, d’une réconciliation illusoire… Le texte vrai ne raconte rien d’autre que cet effort pour se maintenir en cet espace divisé » P. Forest, Le roman…

Il y a une fracture ou une incompatibilité provisoire, entre les désordres de la vie terrestre et la préparation d’une autre mise en œuvre à venir. Une altération réciproque et un différemment temporel inévitables, entre les impératifs immédiats de l’existence et l’opération d’un recul pour en méditer ou poursuivre le sens. Mais « la volonté de réconciliation avec le monde qui préside à l’écriture n’est jamais à la mesure de l’extrême retranchement de celui qui s’est mis en situation d’écrire. (…) Les autres ont sans doute autant à dire par leurs moindres gestes, par leurs moindres expressions… Mais, pour ceux qui font un pacte avec la littérature, il faut commettre cette erreur là, il faut penser que la réalité se gagne hors du monde. Finalement, c’est la très vieille place du moine. », lançait à ce propos Pierre Michon : Le roi vient quand il veut.

Donc, encore et toujours, ce sont les impératifs de la vie du jour, les exigences finies du corps et de l’âme liées à la perpétuation de l’humanité dans le monde, qui détournent de la disponibilité pour le sens et dénient à la vie de l’esprit le droit de se dérouler librement. L’une des voies de résolution de ce problème a été envisagée à travers l’idéalisme allemand, sous la figure d’une formulation pratique de la pensée et d’un achèvement créateur de sens. Ce qui donne une unité concrète et une densité, une consistance à l’existence humaine, c’est le fait que la raison libre puisse devenir une force dirigeante dans la réalité. Chaque jour, c’est au sein du monde de notre vie que la perspective de la sagesse peut trouver les occasions et les motifs de son exercice, de son actualisation : par la mise en œuvre d’une action appropriée à ce qui importe. C’est ainsi que la conscience spirituelle peut dominer ce qui s’imposait d’abord aux individus, chacun d’eux étant singulièrement unique et partageant avec les autres une communauté de valeurs par laquelle ils œuvrent dans la même direction.

Se détacher du détachement pour en actualiser l’expérience dans un nouvel ici et maintenant inédit, quitter les livres ou refermer le Livre, pour la mise en œuvre unique et irremplaçable de la vie, suspendre le discours transcendantal inachevé, à jamais en cours d’expérimentation et de constitution, et inaugurer une disponibilité ignorante de la possibilité du sens absolu : pour que la « sagesse » renaisse à travers chaque présent. Ce qui signifie, encore une fois, accepter la mortalité essentielle du sujet et entrer dans la passivité, c’est-à-dire adopter le point de vue de la coïncidence des opposés, de l’inconnaissance permettant d’être pleinement au monde, sans mémoire et sans altération… Ou bien, en conséquence, découvrir que la vie anonyme n’existe pas, tout comme la venue imprévisible ou mystérieuse ex nihilo : si tout être vivant advient et devient au sein d’une genèse, à cette genèse universelle il participe justement en tant qu’il est par essence individu.

L’éveil et la renaissance de chaque jour

Le verbe ou le présent transcendantal se personnalise, de sorte que chaque homme peut en répondre : en affirmant une vie dans le présent infini du monde parmi les autres êtres en devenir. « Chez ceux qui se persuadent qu’ils ne sont pas faits pour ce monde, et que seul l’éternel leur convient, le désir de se reposer dans l’Etre et dans la substance coïncide souvent avec le refus de l’effort de chaque jour… », déclarait Ferdinand Alquié, (Le désir d’éternité, p. 134). Tout nouvel événement se fond dans l’épreuve d’être au monde chaque jour, participe à la venue d’un autre présent. Du fait que le discours doive être reformulé dans la vie de tous les jours, et que la tâche de sa réactualisation soit chaque jour une épreuve, puisque rien au fond n’est déjà acquis et tout recommence, puisque l’homme peut toujours se comporter en esclave ou en esprit libre, se poursuit ailleurs inlassablement la recherche de la vraie vie.

Dans l’attente d’une lumière nouvelle hypothétique, demeure une profonde insatisfaction, une inquiétude viscérale, une inconsolation essentielle. Mais l’homme se libérant des anciennes idoles n’est plus contraint par des illusions ou des interdits, ne cherche plus au dehors ce qui se trouve au milieu des êtres : plus rien n’est impossible. Une telle disponibilité ne peut advenir que lorsque le sujet ne cherche plus rien en dehors du présent de la vie, ni guide ni dieu, ne connaît plus aucun projet extérieur ou mouvement autre, aucune intention précédente. Ce à quoi il importe de se tenir sans confusion n’est plus de vivre son discours, mais d’être ouvert et d’exister concrètement, de répondre dignement à tout ce qui arrive en affirmant le possible renouvellement du sens. Ce que Rozensweig exprimait ainsi : « Le livre n’est pas un but définitif, ni même provisoire, il faut le justifier, au lieu qu’il se porte soi-même ou qu’il soit supporté par d’autres livres. Cette justification s’accomplit dans la vie de tous les jours. »

Une attitude disponible et libre de toute nécessité extérieure peut advenir lorsque plus aucune priorité préalable étrangère ne vient s’imposer pour entraver le simple déroulement de la vie présente, aucun impératif ne freinant ou détournant l’esprit de la nécessité du sens de l’action. Autrement dit, lorsque l’esprit de l’homme est si détaché qu’aucun imprévu ne l’éloigne de soi, non plus les conditionnels du pas encore et du jamais plus. C’est qu’au fond il ne saurait y avoir désormais d’étrangeté, d’inconnu, de surprise ou de dérangement imprévisible, de danger irrémédiable. Chaque jour reprendre le cours d’une vie perpétuellement recommencée, qui désormais sera toujours nouvelle mais pourra intégrer en elle toutes les épreuves inédites et les imprévus, mais en laquelle, ce qui est décisif, tout événement pourra prendre sens. « Ne t’occupe pas des actes, jamais de leurs fruits ;… mais ne t’attache pas non plus au non-agir. Ferme dans la méthode, agis tes actes, libre de tout attachement… », expliquait la Bhagavad Gîtâ.

Il s’agit donc d’embrasser le présent, de mener la vie selon l’inspiration et la foi métaphysique la plus conséquentes, dans l’inconnaissance et le non-agir, mais en sachant, sans pouvoir aucunement le dire ou en montrer les preuves, que tout effort accompli participe invisiblement à une mise en œuvre dont le sens n’apparaîtra peut-être qu’à la fin des temps, au-delà de l’existence singulière des sujets. Partant, s’il importe d’agir, ce n’est pas pour édifier une œuvre humaine exemplaire, ni pour répondre à un appel extérieur qui viendrait cautionner une existence terrestre provisoire, mais seulement pour l’acte lui-même et cependant sans y accorder aucune importance particulière : car c’est par l’action d’être que le présent est vivant, c’est en se réalisant pleinement dans le monde que l’esprit se met au service de l’homme. « Il faut entrer immédiatement dans le royaume, parce que la nécessité n’existe pas… La rédemption se déroule sur la terre, agie (ou retardée) par chaque personne selon son degré d’audace effectivement atteint. », résumait Bernard Chouraqui, Le scandale juif..., p. 298.

La régénération spirituelle de l’existence

Mais la vocation de l’homme n’est pas d’être pleinement au monde, puisqu’il est un sujet qui constitue le sens de son monde. Son but est dans la formulation d’une communauté intentionnelle prenant en charge le devenir, répondant de et pour le « sens de la vie ». La recherche d’une liberté d’esprit, d’une sagesse philosophique ou d’une communauté transcendantale, a pour signification téléologique de rendre possible une reconquête de la spontanéité, la découverte de ce que la vie aurait été si son intention initiale n’avait pas été égarée, détournée, corrompue et dénaturée. L’impatiente attente et la longue mise en place des conditions d’une autre modalité d’existence, se fondent sur l’espérance d’une future régénération de l’homme à sa source, le renouvellement de l’innocence et de la confiance de l’élan originel. Cependant c’est à partir de l’accès à une connaissance métaphysique, au moyen d’un savoir libérant l’esprit de toute sa perception labyrinthique et faussée de la réalité, que pourrait recommencer à nouveau l’affirmation simple de soi-même, le déploiement d’une existence dans le respect et la sérénité, du fait de la découverte de ce qui lui est essentiel. Kleist formulait en ce sens : nous avons perdu l’innocence, et désormais il va falloir parcourir le grand détour par le savoir pour la retrouver.

Cette perspective d’un renouvellement de la vie par la régénération est décisive, qui signifie l’avènement d’une nouvelle conscience par le rapport inédit avec une autre source de lumière. L’allégorie platonicienne de la caverne est à cet égard une symbolisation pleine de sens, une préfiguration du cheminement nécessaire de l’esprit humain : elle annonce le remplacement progressif de l’ancienne manière d’être au monde, la mise en place d’un rapport unifié et transfigurant. Or, par ailleurs, une telle vision n’est pas sans rappeler le thème de l’itinéraire initiatique des rabbins dans le Pardès. C’est que l’on n’accède pas à la vérité par un coup de baguette magique : il faut cheminer longtemps, travailler et pratiquer la méditation pour acquérir de l’expérience et pouvoir peu à peu se transformer soi-même, donner à la vie une nouvelle orientation et une autre signification. Les trois disciples ont dû passer des épreuves. Mais la légende raconte qu’ils échouèrent dans la mort, la folie, le non-sens. Armand Abécassis propose une explication à cet échec : « Mais Rabbi Aquiba a traversé ce chemin « en paix ». Sa quête n’avait pas pour but d’atteindre la vérité, le sens… posséder l’Absolu. (…) Mais il avait aussi compris qu’une telle quête ne pouvait être assumée qu’au sein d’un groupe ou d’un peuple constitué, …en communauté fondée sur l’amour. C’était là son secret, son Sod… » (L’aventure des quatre rabbis dans le Pardès).

La transformation intérieure de l’esprit n’a donc pas pour principe ou fonction prioritaire de permettre l’accès à l’Absolu, mais bien plutôt la mise en œuvre d’une régénération de la vie de l’homme. Selon une approche semblable, Mircea Eliade exposait dans son recueil sur les Aspects du mythe la signification de l’éveil de l’esprit par le processus d’anamnèse, de remémoration d’une nature primordiale qui avait été oubliée, car occultée par les intérêts et occupations existentielles ou matérielles, les buts illusoires et secondaires. Par exemple, « le gnostique, comme le disciple du Samkhya-Yoga, a déjà été puni pour le « péché » d’avoir oublié son véritable Soi. Les souffrances qui constituent toute existence humaine disparaissent au moment de l’éveil. L’éveil, qui est en même temps une anamnèsis, se traduit par une indifférence à l’égard de l’histoire. (…) De cette manière, l’homme, qui était prisonnier de ses propres illusions, est libéré de sa dépendance des choses mondaines. Il reconnaît alors son vrai être, il comprend qu’il n’est pas le vagabond désorienté qu’il croyait être… et il est comme l’homme de Ghandara retournant à sa maison, c’est-à-dire retrouvant l’atman, plein de joie et de sérénité. » (p. 168 et 149.)

Un sens de la vie philosophique

« …ce goût de l’autre, qu’ont les esprits désintéressés, à force d’avoir aimé leur fatalité propre. »

Jean-Paul Michel, Autour d’eux la vie sacrée

Sortir du sommeil dogmatique, de l’acceptation lente et sourde d’une démission programmée, d’un profond acquiescement au destin. Prendre acte de la spirale sans fin d’une recherche inaboutie, impuissante face à l’adversité, lancée en avant vers l’inconnu, sous la nécessité d’un fondement pour l’absence de fondement – engagée pour éviter les contraintes d’un point de vue assuré autant qu’une ouverture qui ne soit pas erratique. A force de chercher toujours ailleurs, ou plus loin dans les au-delà et les en-deçà, l’esprit risque fort de s’écarter des épreuves inaugurales et de la mise en œuvre effective d’un cheminement. Le problème repose sur la recherche d’une position qui permette de participer à tout ce qui se présente, sans se trouver embrigadé par là même, submergé ou emprisonné dans les situations relatives : il s’agit de demeurer disponible à l’écart des conflits, pour pouvoir donner du sens à ce qui arrive. Si l’illusion de la possession de soi est à l’origine des conflits, ce qui importe est un esprit de « liberté à l’égard de sa propre existence, la perte de tout et de tous. » (E. Lévinas, Carnet 3).

Or la nécessité de la recherche d’une alternative se fait d’autant plus importante et urgente que l’homme se confronte chaque jour plus cruellement à de nouvelles formes de limitations. Il importe alors de promouvoir un dialogue intérieur entre soi-même et les autres, pour établir un lien substantiel entre les expériences et les réflexions par-delà la négativité apparente des situations de l’existence. Si « l’esprit ne peut gagner sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans le déchirement absolu » (Hegel), en traversant l’abîme de la mort pour se lier à l’Autre, le processus génétique de la vie dialectique de l’esprit mobilisant ensemble les moments de la mise en œuvre et de la médiation, suppose la possibilité d’une renaissance plus forte de l’esprit. A travers la mise en œuvre d’un projet de sens singulier et cependant tendu vers l’universel, peut réellement se manifester et se déployer une autre dimension de la vie personnelle humaine. Jan Patocka y insistait d’une autre façon dans un des manuscrits des années soixante-dix : « L’âme ouverte est, dans son essence, une mise en contact, elle n’est pas un étant clos sur soi, et on se méprend foncièrement sur son être propre en prétendant la saisir comme une structure fermée de ce genre. On peut dire dans un sens que son essence est d’être hors de soi, qu’elle sort essentiellement d’elle-même et n’est « aliénée » que là où elle se ferme sur soi… » (L’Europe après l’Europe, p. 239.)

Par ailleurs, la traversée du désert ne mène pas à l’absence, ne confirme pas un éloignement, une rupture radicale, mais ouvre plutôt sur une expérience de plénitude intérieure, sur la révélation du sens infini du réel. Mais le vrai détachement vient tard, et n’est accessible qu’énigmatiquement, lorsqu’il n’existe plus aucune forme d’opposition dans l’action – ou dans l’inaction. Lorsque le détachement peut accompagner toute action sans être contraint, sans se détourner de soi. Le sujet parfois encore, radicalisant son approche énigmatique du sens, se demande comment les êtres tiennent debout et quel vocation souterraine les porte, quelle force invisible et méconnue les soutient (substance). Car, « l’existence philosophique n’est pas un « rôle » de la vie humaine, mais la reprise de soi hors de tout rôle, (…) ceci n’est pas une attitude que l’on peut prendre et tenir fermement à tout moment, l’attitude du questionnement, mais le mouvement effectif du questionnement dans la force de l’accomplissement. », expliquait Eugen Fink. « Mais aussi, pour celui qui philosophe, son questionnement qui sait n’est jamais une affaire connue, mais une surprise toujours croissante à son propre sujet. »

Une conscience apophatique se formule face à l’énigme du commencement et de la fin, dans l’impossibilité de connaître le sens dernier de la destination de l’homme. Mais encore, cette conscience resurgit et se renouvelle au quotidien, par le fait que le présent - notre présence au monde vivante et subjective - est infiniment relative, infondable, sans caution ni finalité évidentes, provisoire et finie. Cela dit, que nous ne soyons jamais assuré de notre chemin, que nous ne puissions donc pas nous reposer et délivrer de toute la charge d’une réponse humaine personnelle, par la référence à une instance supérieure transcendante et définitive, rend à l’inverse d’autant plus précieux, importants et inéluctables l’affirmation et le déploiement d’une « poïesis », d’une création en rapport au cœur de notre existence. Cette incertitude fondamentale rend irremplaçables les œuvres des hommes, seuls fondements effectifs du sens en cours, repères acquis et points de départ obligés d’une résolution à venir.

C’est pourquoi, précisément, c’est de l’expérience vécue des sujets et de cette situation existentielle d’ensemble que recommence la phénoménologie, à partir du monde de la vie naturel de l’homme contenant déjà tous les élans et les projets de sens à poursuivre, à explorer, à révéler ou réactualiser, et les esquisses d’une parole véridique, à la mesure des possibilités pratiques de l’existence. Cependant, partant de là, c’est moins l’état factuel du monde qui importe, que la conquête de soi, de l’altérité, du sens, la mise à jour de ce que la vie « dans » le monde suppose constamment. Pour aller à l’essentiel : nous n’irions pas dans le monde réaliser des projets, si des signes et des intentions ne l’habitaient pas, si nous n’étions pas appelés pour y inscrire la dimension du sens. Si ce n’était pas pour répondre à la nécessité d’y révéler une signification transcendantale.

La véritable fonction de la connaissance est donc la conquête de l’autre sens du monde, la manifestation de la vie de l’esprit qui le traverse, qui ne demeure pas et n’est pas localisable en un espace-temps circonstancié. La conquête de soi est principalement liée à la conversion et la réduction de tout rapport à « l’autre » : son expérimentation, son intériorisation et sa mise en œuvre par le sujet. Ce qui conduit inévitablement ou est corrélatif à l’épreuve d’une transformation intérieure, se traduisant à la fois par une plus forte autonomisation à l’égard de soi (du moi) et une capacité d’ouverture à l’universel, de détachement. Ce qui est en jeu, avec le défi d’une intégration progressive de toute réalité autre, est l’élucidation et l’appropriation de l’expérience personnelle : toute nouvelle épreuve appelant le sacrifice de l’individualité, résulte d’une connaissance insuffisante.

La reconduction du monde des apparences à la réalité plus substantielle qui en porte le sens, du monde des phénomènes à la totalité des consciences vivantes qui en fondent et en constituent le centre actif, modifie finalement et renverse même la perspective de la pensée philosophique. Ce n’est plus le sujet qui est fondateur, mais une vie intentionnelle universelle en laquelle il se constitue lui-même en pôle singulier, en tant que participant à une communauté transcendantale qui le rapporte et le relativise vis-à-vis des autres sujets. Il n’y a donc dans le monde pas de réalité insensée ou étrangère, mais le monde n’est composé que de manifestations de vie en tous sens. A partir de cette vision proprement transfiguratrice, apparaît alors en pleine lumière et dans toute sa force l’hypothèse d’une prédonation transcendantale du monde : le monde est intégralement constitué de vie intersubjective en devenir, d’une multiplicité de monades spirituelles en interaction les unes avec les autres et en genèse incessante : derrière les apparences, il n’y a partout que de l’esprit. Mais, orienté vers le monde, l’esprit de l’homme multiplie les chemins et les médiations, s’écarte de soi et s’égare, manque son but, chute dans la mort et ne revient pas.

Dans le premier de ses Carnets de captivité, Emmanuel Lévinas notait que le « sens n’est pas symbole - ni ce en vue de quoi (ni causalité ni finalité) – mais intention même de l’être. » (p. 55). Effectivement, du point de vue phénoménologique le sens ne renvoie pas à une situation ou accomplissement à venir extérieur au vécu, mais s’ancre plutôt dans l’expérience d’une présence irréductible, ultime, par laquelle d’une façon extrêmement précise le sujet sait absolument qu’il est ici et maintenant. Cette intuition intellectuelle du fait d’être pleinement ramené à « soi » en communion avec ce qui arrive, Husserl la nommait et la rapportait au « présent vivant ». C’est elle qui garantissait l’évidence phénoménologique originaire et par suite la possibilité d’un discours logique, et qui fonde par conséquent la connaissance comme pratique transcendantale et l’attitude qui lui correspond : la réalité de la sagesse dans l’expérience du sens. Or, c’est également et même uniquement à partir de cette expérience présente et vivante de la venue au sens de l’Etre, que commence rigoureusement une autre pensée, une autre attitude philosophique : que nous appelons « archéo-sophique ».

Jacques Rancière avait abordé la question de cet autre commencement, lors de sa contribution aux Traversées du nihilisme, dans le contexte et les termes d’une pensée de la politique : « la « vraie » politique commence avec la fin d’un mauvais commencement, un commencement factuel, an-archique… Le projet d’une politique (= philosophie) en vérité trouve déjà-là » celle « qui a commencé sans commencer, qui est privée d’archè, c’est-à-dire d’un commencement qui soit un principe. Et elle se propose de la remplacer par une organisation… selon son principe. » (Article « Les énoncés de la fin et du rien », p. 69.) Dans le même sens, lorsque nous envisageons la mise en œuvre d’une « archéo-sophie », c’est en pensant la possibilité d’un autre commencement. Or, dans le même recueil, Jean-Luc Nancy avait justement développé l’hypothèse d’une autre possibilité, d’un autre sens en tant que sens : « Nietzsche donne la formule de cette autre possibilité lorsqu’il note : « Introduire un sens - cette tâche reste encore absolument à accomplir, étant posé qu’elle n’a pas de sens. »… » (« Entre la destruction et l’extinction », p. 110.)

Cette possibilité n’a pas de sens : cela signifie qu’elle ne se précède pas et ne se survit pas, qu’elle est chaque fois unique et absolument réelle, ou encore que son recommencement perpétuel traverse le monde sans s’y attacher, sans en dépendre : pour pouvoir précisément en renouveler le sens. L’esprit peut faire la place pour une venue toujours neuve, pure et sans référence immédiate aux significations et intentions antérieures, et suspendre les projets historiques objectifs autant que de leurs prolongements dans les significations et les finalités du discours, lorsque son action ne requiert aucun fondement étranger, parce que le déploiement de sa propre venue suffit pour garantir sa légitimité. «…dans le Soi, le passage doit être aussi subit et pourtant aussi tranquille que l’est, en permanence, celui de la création ex nihilo… L’expérience du moment présent est la seule qui compte. », résumait Abellio, (Dans une âme et un corps, p. 132). Cela pour entrer dans le domaine infini du sens et la perspective d’une recréation intentionnelle constante, intégrative et intensifiant toute présence, réhabiliter une mémoire et une parole immémoriales et utopiques, par-delà toute négativité.

Avec la réhabilitation et la fondation du sens de la sagesse, il s’agit donc moins d’un commencement perceptible dans le monde, d’un mouvement effectif se traduisant par une forme d’action repérable, que d’un éveil de l’esprit au cœur de l’homme, d’une concentration ou mobilisation intérieure au sujet, ne se manifestant pas nécessairement hors de soi dans le cours de la vie, sinon par des voies et des effets détournés, secondaires. Cette reprise de soi se réalise en rapport au cours de la vie subjective, c’est-à-dire impose une réorganisation et une autre finalité de la vie intentionnelle, pour l’unifier et lui donner une signification qui ne concerne pour ainsi dire pas le destin de l’individu mortel dans le monde. Cet autre commencement est un mouvement de l’esprit qui se produit en rapport à l’intériorité de soi. Il est donc envisageable à partir d’un détachement et d’une transformation au sein de l’existence, d’un devenir autre et d’une traversée de la mortalité au nom du Sens.