La métaphysique sans épithète

Jean-Luc Spinosi

Recherche des principes

Face à l’attitude que l’on appelle naturelle, il convient de poser les questions au niveau du fondement : une quête de l’origine donc, ce que traduit la démarche philosophique. Mais cette démarche pourra adopter plusieurs formes dont celle que nous détenons hic et nunc n’est qu’un moment provisoire. Orient et Occident sont des pôles où se configurent selon diverses perspectives les modes de rencontre du réel. Au-delà de l’immédiat, du sensible s’effectueront les voyages de la pensée. De notre finitude nous tentons de nous arracher pour affronter les abîmes et poser les points ou repères explicatifs, englobants. La pensée offre la possibilité du dépassement, le maximum s’ouvrant à l’Absolu. Ce concept pose la métaphysique dans son sens optimal. De l’Absolu s’opère à notre entendement un hiatus, ce sera la métaphysique en fait guidée par le fait métaphysique comme nous distinguons la pendule et le pendule ainsi que l’énonce Masson-Oursel. Une modalité d’excédent donc, le métaphysique est ce qui excède. Le méta de la métaphysique d’Aristote signifie autant “après” que “au-delà” de la physique. De cet au-delà, transcendance se posent les appréhensions de l’Un ineffable (dans les courants néoplatoniens ou moyen orientaux de l’Iran), de l’Etre (moment de l’occident) et de la variété (phase de l’orient). René Guénon, Georges Vallin, Henry Corbin, Heidegger ouvrent les chemins de l’Etre. Au sein de la perspective métaphysique s’identifient les plans ontologiques et gnoséologiques, être et connaître comme l’Un-possible pour nous encore impossible, mais c’est la position d’une philosophie de l’Identité Suprême où l’identité est “identité de l’identité et de la non-identité” comme Hegel et Schelling l’annoncèrent. Cette philosophie de l’Absolu prise comme modèle théorique s’affirme dans les philosophies orientales sous la forme dite du “non-dualisme”.

Nous la retrouvons dans la perspective de l’Advaita-Vedanta de Çankara ainsi que dans les grandes conceptions du Mahayana où l’Adva, le non-duel se dessine comme coïncidentia oppositorum du Nibana et du Samsara. C’est en fait le point de vue qui change, la visée (autre traduction possible du terme Darshana) où si l’on veut encore la modification qu’apporte cette science des miroirs que l’on retrouve dans la philosophie iranienne et citée par Henry Corbin. Plusieurs doctrines ou optiques s’affirment, la coïncidence des opposés dont Nicolas de Cusa offre dans la théologie un exemple remarquable s’origine dans l’univers du Mythe. Cette source s’attarde dans nos fleuves philosophiques, théologiques, scientifiques et poétiques, agissant comme une musique à claviers multidimensionnels. Ainsi que l’indique Karl Jaspers, les questions philosophiques étaient déjà inscrites dans le registre du mythe, c’est de leur extraction que relèvent les formulations métaphysiques dont il est alors nécessaire de saisir les grandes structures permanentes toujours à l’œuvre. Avant d’entreprendre une évocation du soubassement mythique, nous proposerons ici l’adoption de ce que Daryush Shayegan comprend comme termes du basculement vertical de l’axe de l’Etre, ce à quoi nous pourrons de plus ajouter le processus de rétablissement tenté par Kant. Shayegan nomme ce processus un “dépouillement ontologique” à travers quatre modalités qui sont l’instrumentalisation de la raison où de la vision contemplative nous passons à la pensée technique ; la mathématisation du monde et le désenchantement de la nature par où s’effectue le passage des formes substantielles aux concepts mécaniques. La naturalisation de l’homme ensuite où se substituent aux substances spirituelles les pulsions, enfin la démythisation du temps par la venue de l’historicisme.

Nous avons donc ici repris ce que Daryush Shayegan présente comme mouvement de déclin provoquant un renversement de l’axe vertical de l’être au profit d’un projet de domination et d’une idéologisation de la pensée. Ceci n’implique pas chez l’auteur le recours à un quelconque archaïsme dogmatique, mais rejoint bien plutôt ce que Karl Jaspers dénonce comme de fausses lumières ainsi que cet Auflkarüng radical qui s’affirme comme Raison de domination tel que l’ont aperçu les représentants de l’école de Francfort. La démythisation n’est pas la démystification, elle provoque la venue d’idoles, de même la rationalisation n’est pas l’herméneutique, sa conséquence est le blocage des symboles. Ce qui caractérise l’occident est un affaissement de dimension mais le danger en orient prend la forme d’un blocage, d’une sclérose. Entre le marais du scepticisme et le mur du dogmatisme, trois perspectives se conjuguent : l’herméneutique, la théorie critique et la phénoménologie. Ceci permet de poser une méthode de philosophie comparée que tant Paul Masson-Oursel que Gilbert Durand ont proposé. Que le platonisme configure une vision de l’émanation, les doctrines bouddhiques et brahmaniques une surimposition, l’islam et le christianisme une théophanie, le monde s’observe à travers les reflets que propose une science des miroirs bien étrangère aux soupçons des vérités carcérales où s’enferme la pensée issue des grilles de lecture cartésiennes. Avant de déployer un modèle, une décision se prend qui choisit un principe de configuration ou qui part de celui-ci. L’appui effectué sur un paradigme ne rend bien sûr pas celui-ci obligatoirement conscient et de ce que Kuhn en indique la prise de conscience impliquerait plutôt l’état de crise.

Néanmoins, l’effort métaphysique de la quête des principes ne se situe pas sur le même plan, le passage au contact de l’impensé ne provoque pas nécessairement de rupture, mais ambitionne l’apodicticité. La révolution des paradigmes nous semble plus faire basculer les rapports d’autorité plutôt que ceux de l’évidence. Ceci dit, il semble qu’à l’intérieur d’un grand paradigme, de multiples autres s’expriment, une “vie paradigmatique”, noosphère dont les implications sociologiques, culturelles et noétiques sont à déchiffrer, montre une constitution complexe. Les modèles se dessinent, se heurtent ou composent, la recherche d’Edgar Morin ouvre bien des perspectives.

Il serait vain de vouloir établir des oppositions radicales entre un orient qui serait le site de la sagesse et un occident dont la vocation porterait à la parole positiviste. Ce serait oublier les multiples variations des cultures en question et réduire encore à deux éléments simplifiés les enjeux en questions. Plusieurs courants se déploient qui ne correspondent pas à des découpages géographiques stricts. Les différences essentielles nous paraissent relever de décisions quant aux configurations propres. Daryush Shayegan indique comme mode ontologique cet axe vertical de l’Etre aux états multiples. Ainsi que nous l’évoquions, l’œuvre de Kant prit appui sur ce thème de l’axe. Trois acceptions de la métaphysique se profilent dans son œuvre : la métaphysique spéciale, la métaphysique générale, enfin la métaphysique comme disposition. Plus complexe que l’on ne saurait l’imaginer, la critique de Kant ne se réduit pas à un travail de limitation de la connaissance, elle élargit le champ de la pensée. La critique ou le criticisme est une approche dont l’objectif est la mise en œuvre de la raison, de lui conférer sa pleine expression. Ainsi s’agit-il d’une tentative de refondation de la métaphysique, et non comme certains l’ont cru d’une entreprise positiviste. Kant fait basculer l’axe de la métaphysique spéciale au profit de la métaphysique générale, il rejoint ce que Heidegger comprendra comme dimension ontologique, ici la perspective transcendantale comme recherche des conditions de possibilité. Kant utilisera souvent sans les différencier les termes transcendant et transcendantal. Cependant les objets idéaux (Dieu, le monde, l’âme) restent du registre de la Raison et non de l’entendement, la distinction de la faculté des idées et des règles est fondamentale. La pensée n’est pas la connaissance, cette dernière ne peut franchir le cadre de la représentation.

C’est sur un autre mode, un autre registre que les objets de la métaphysique spéciale peuvent se rencontrer, Kant propose la raison pratique, faculté morale, et c’est ce que nous avons souvent retenu. Mais plus subtile, la troisième critique propose une autre voie dont nous reparlerons, la dimension nouménale, identifiée à celle de la liberté et donc dans cette configuration à la raison, permet le contact de ce que l’entendement nous refuse. La « critique de la faculté de juger » assigne à la faculté synthétique suprême qu’est l’imagination (entendons non la fantaisie, mais la synthèse par le schème ou encore la figure et bien sûr l’image) devient imagination productrice et créatrice d’idées esthétiques. Ici le remplissement s’effectue de ce qui était nié pour la raison pure, une intuition hors de la dimension de l’expérience. Christian Jambet rapprochera en cela la pensée de Kant du projet oriental d’une imagination agente comme faculté noétique ou gnoséologique et degré ontologique. Nous préciserons que la part de rapprochement entre l’orient et l’occident ne saurait être effectuée sur le mode de l’identification, la convergence si elle est par instant dévoilée ne s’affirme que si la différence est maintenue. En ce sens, nous maintiendrons une structure comme communauté a priori (dans le sens kantien) où la différence est dimension et non résultat de l’analyse calculante. Ici la pensée effectue un saut, celui qui pose la condition de possibilité en termes de schèmes copropriateurs. L’identité n’est pas dissolvante, tautologique, elle relève à l’intérieur d’elle-même sa propre altérité.

La pensée toujours pro-pose un monde, elle n’est instrumentale que par choix et encore cela ne se produit-il que dans la proposition initiale d’un monde instrumental. Cette aptitude ouvre les possibles (ou les mondes possibles), l’homme est ainsi “configurateur de monde” comme l’indique Heidegger. Au commencement pourrait-on dire était le mythe, nulle tentation “crépusculaire” n’anime nos propos, du moins dans le sens d’un registre totalitaire. L’école de Francfort a montré que certains éclairages pouvaient fort bien aussi asseoir les visées terroristes que les obscurantismes les plus divers. Gusdorf dans « Mythe et métaphysique » fait une lecture nuancée du mythe. Il s’agit d’un rapport d’intelligibilité où l’univers configuré des archétypes résume ou cohère les possibilités de l’humanité. Nous verrons qu’ici les termes diurnes et nocturnes s’articulent de manière différente de ce que propose le paramètre simpliste de la disjonction, du “ou bien, ou bien” qui ne laisse que pleine lumière aveuglante ou total obscurcissement.