Gilles Deleuze : “pas une image juste, juste une image”

François Tricot

L’œuvre de Deleuze apparaît comme un véritable labyrinthe à plusieurs entrées. Il est inutile de s’en approcher avec la logique d’une lecture systématique. Pourtant il existe bien dans cette œuvre une cohérence appréhendable à partir d’une intuition centrale. Cette intuition, c’est celle d’une conception de la vie vécue comme création et nouveauté. Bien sûr cette intuition n’est pas nouvelle, et une partie des ouvrages de Deleuze comme « historien » de la philosophie consistera à réhabiliter des penseurs écartés de la pensée officielle ou dominante proches de cette intuition1. Il ressortira de cette période la distinction centrale entre l’eidos (la forme) et l’hexis (la force). La première est la conséquence d’un modèle importé de l’extérieur et la seconde un développement vu de l’intérieur et expressif. Il s’agit là d’une dualité et non d’un dualisme car les deux sont liés et inséparables. En effet, tomber dans le piège dualiste serait ici penser la forme comme un résultat aux contours rigides et la force comme un point de départ perfectible. L’apport deleuzien sera non pas de renverser la forme au profit de la force (on pourrait alors parler d’un vulgaire anti-platonisme) mais de mettre l’accent sur les points de passage que sont les formes, et de dégager les points de blocage qui entravent la circulation des forces2. Ne nous méprenons pas au sujet d’une opposition stérile entre être et devenir. La vie ne se résume pas à l’expression de forces créatrices, ni à la réalisation de formes achevées. C’est justement lorsque celle-ci se retrouve bloquées, tournent en rond comme une mécanique répétitive et prévisible qu’elle se déprécie et dépéri.

On peut distinguer deux buts majeurs pour Deleuze. Première chose, apprendre à voir la création et la nouveauté partout ou elle se trouve, ce qui implique une refonte de la re-présentation et des « habitudes » de l’esprit. Deuxième chose, dénoncer et pourchasser pour mieux les éviter les points de scléroses et de blocage.

Voir la vie comme une création et comme nouveauté implique une conversion du regard. La représentation au sens de l’objet posé en face de la conscience mutile la vision et la perception. En allant du différent au semblable elle rapporte l’inconnu au connu, l’imprévisible au prévisible. On ordonne, on classifie à travers des catégories fixes et rigides un divers qui fuit et échappe sans arrêt. C’est ce que nous pourrions appeler la modélisation. Elle agit de l’extérieur comme un référent auquel se plie la réalité en gommant les singularités et les différences. Le modèle a pour corrélat ce que Deleuze nomme le « transcendant » c’est à dire un usage modélisé d’un principe. Contre ce transcendant qui empoisonne littéralement la vie Deleuze oppose sur un plan métaphysique la thèse de l’univocité de l’être. Univocité ne signifie pas qu’il n’y est qu’un seul être mais que l’être se dit dans un seul sens dans une sorte de communication transversale et non hiérarchique à travers laquelle les différences se déploient et s’expriment. C’est l’un qui se dit du multiple et non l’inverse car celui-ci ne se subordonne pas à un être supérieur capable de l’englober : « L’univocité de l’être signifie que l’être est voix, qu’il se dit, et se dit en un seul et même « sens » de tout ce dont il se dit » (c’est à dire de toutes ses différences individuantes). Cette vision pleinement métaphysique envisage le monde comme une étendue traversée par des poussées et des éclosions, sans aucun jugement ni apriori imposant une limitation de l’extérieur (exclusivité). Bien sûr, on sent poindre ici une objection de taille qui peut se résumer ainsi. La thèse de l’univocité antihiérarchique, est-elle une introduction au « tout se vaut » et au « tout est permis »? Non car si les jugements génériques de bien/mal et de vrai/faux sont dépassés ils sont remplacés par de nouveaux critères d’évaluation centrés sur la vie elle-même. Ce qui est limité ce n’est pas l’expression des êtres mais au contraire ce qui l’empêche d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle peut. Comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, le « mal » c’est le blocage, ce qui entrave l’effectuation d’advenir. La méchanceté, la colère, le ressentiment sous toutes ses formes bien que temporairement expressifs engendrent un tourbillon destructeur et centrifuge. Les schémas idéologiques, le moralisme d’obligation, le regard inquisiteur du juge simplifient et réduisent les possibilités de vie et de choix, laissent le goût de l’amertume et de la tristesse. « Plutôt balayeur que juge » disait Deleuze. Il existe donc bien un étalon de mesure pour évaluer la valeur d’une chose mais cet étalon n’est pas externe et modélisateur. Ce qui favorise la vie et son expression est fondamentalement bon, ce qui sème la mort et la tristesse est fondamentalement mauvais. On sent bien ici l’influence de Spinoza.

L’univocité de l’être en permettant à chaque chose d’être ce qu’elle est dans sa singularité, pose un monde ouvert et illimité. Le but de Deleuze est ici d’ériger un rempart contre toutes les formes de limitations qui réduisent et entravent l’avènement de la vie. Ce limité a pour corrélat l’égo, et malgré l’écueil habituel l’œuvre de Deleuze n’est pas un éloge de l’ego individuel mais au contraire son explosion. L’ego représente un enfermement imperméable à la métamorphose et à l’élargissement puisque en ramenant toujours tout à soi, on se prive par la même de ce qui n’est pas soi, de ce qui est autre et exprime une singularité inconnue jusqu’à présent. A cet ego autocentré et limité Deleuze oppose le concept clef de la « rencontre ». C’est en effet par la rencontre que s’opèrent les transformations et les métamorphoses. Mais attention, là aussi évitons les écueils. Premier écueil, la transformation n’est pas une modélisation opérée par un élément extérieur mais une découverte. Deuxième écueil, la transformation n’est pas un mixte ou un mélange mais l’augmentation de la capacité expressive, un enrichissement de ce que peut un être, un élargissement de ses limitations. La rencontre exige au préalable une méthode que Deleuze nomme « dépersonnalisation ». Non pas une dépersonnalisation de pauvreté mais une dépersonnalisation d’amour. Plus le « je » domine et plus les critères fixes et rigides propres à la subjectivité entachent et réduisent la singularité de l’autre. Il existe une sorte de surdité du « je » auquel Deleuze oppose un regard ouvert et a-subjectif. Dans ce « je » limité, la représentation exerce le rôle d’un filtre. Par l’exercice des catégories de la perception et du langage, elle bloque le déploiement et la vision des différences. C’est à une véritable phénoménologie de la rencontre que Deleuze en appelle. Le jugement est mis en parenthèse, les choses prises en elle-même pour ce qu’elles sont, sans apriori ni préjugés. Deleuze parlera d’un « empirisme transcendantal » pour caractériser l’expérimentation à l’œuvre dans la rencontre lorsque les catégories de la représentation sont « hors-jeu ». Plus de hiérarchies, plus de catégories, reste seulement un « laisser-vivre » ou « laisser-être », des intensités provoqués par le « choc » des rencontres, la contemplation simple et détachée de l’évènement. Chaque rencontre aussi infime puisse-t-elle être constitue un évènement, et la vie une rencontre permanente pour l’œil attentif et ouvert. Aux traits grossiers de la représentation et du langage, Deleuze préfère l’attention et la précision microscopique, non pour disséquer et analyser mais pour rentrer en elle dans l’infini de ses détails. Il fallait pour cela casser la logique grossière de l’ontologie classique de l’être et de ses prédicats. Qualifier un être, c’est le limiter, le rapporter à des catégories générales et abstraites. La logique dans ce cas, agit comme un enfermement, un cloisonnement. Deleuze explose cette logique de la non-contradiction et y substitue la logique du « grand-écart », celle du « et » plutôt que du « est », la logique de la « synthèse disjonctive » plutôt que la conjonction exclusive. Plus de ou bien…ou bien mais un et …et…et…et… Plus singulière, elle permet d’épouser le mouvement de la vie, de décliner les multiples possibilités de ce que peut un être.

L’univocité de l’être, l’empirisme transcendantal, l’a-subjectivisme, sont des prises de position qui posent les bases d’une métaphysique renouvelée, inclusive de la diversité. C’est de et à partir de cette base métaphysique que s’opèreront la conversion pour l’homme à une vie véritablement intense et créative, autour de trois notions clefs qui traversent les ouvrages deleuziens: désir, rencontre, évènement. Cette trilogie s’exprime à travers un mode de vie: le nomadisme. La correspondance à la question métaphysique déjà posée par Leibniz, Bergson, ou Whitehead de savoir à quelle condition le monde objectif permet une production subjective de nouveauté, se traduira au niveau de l’existence par comment puis-je aller jusqu’au bout de ce que je peux? La question de l’expression devient donc centrale. L’enjeu pour l’homme, sa tache pourrait-on dire c’est de continuer et de porter le plus loin possible le flambeau de la création. Sans création, sans nouveauté la vie s’étiole se morfond dans l’habitude, la répétition, le conditionnement, pour finalement s’épuiser dans une sorte de mécanique prévisible et conformiste. Deleuze poursuit donc ce que Bergson avait déjà entrevu avant lui. Chez Bergson le mécanique s’oppose au vital et c’est par l’effort spirituel que l’homme s’arrache à l’inertie matérialiste pour gagner sa liberté. On retrouve cette opposition chez Deleuze sans arrière fond chrétien et spiritualiste. Chez Deleuze c’est le désir qui jouera le rôle de moteur et de force productive. Non pas le désir comme manque ou comme possession, ce serait retomber dans le piège de la représentation qui ne voit que le départ et la fin, l’objectif et le résultat, mais le désir comme force et production. C’est le désir qui pousse l’homme hors de sa coquille, hors de son égo pour créer des liens et des rapprochements. Mais attention on ne désire pas une chose pour la posséder, ce serait réduire le désir au stade de volonté de domination. Le désir nait toujours de la rencontre, il ne remplit pas un vide mais se faufile toujours au sein d’un ensemble, ce que Deleuze nomme l’agencement. Le but du philosophe c’est de se placer et de voir les choses de l’intérieur, c’est pourquoi Deleuze privilégie la notion de « entre » plutôt que celles des extrémités début et fin. Pour rester entre il lui faut inventer un nouveau langage, de nouveaux concepts capables d’épouser le réel au plus prêt. Pour cela Deleuze use d’une cartographie de l’immanence, une « géo-philosophie » adhérente au sensible (plis, points, lignes, segments…) pour palier à la logique binaire du prédicat. Chaque rencontre est l’occasion d’une expérimentation et d’une métamorphose. L’homme est à l’image du caméléon, celui qui est capable de prendre le plus de formes possibles, Deleuze nomme cette capacité métamorphique le devenir (devenir-femme, devenir-homme, devenir-enfant, devenir-animal,…). Le devenir a pour corrélat la ligne. Nous sommes pris dans une ligne avec ses courbures, ses pauses, ses accélérations, « ce n’est pas la ligne qui est entre deux points, mais le point au croisement de deux lignes ». Il existe plusieurs types de lignes sur lesquelles nous oscillons, chacune défini une attitude, une posture de la vie. Disons simplement pour résumer que l’une tend vers la segmentarité, une ligne dure donc représentant le monde de la majorité, de la norme et du conformisme. L’autre dite ligne de fuite représente la minorité, l’échappatoire pour de nouvelles possibilités de vie. La première ligne pose des territoires normatifs, établit des conformités à un modèle dominant. La seconde éclate le territoire en parcelles indépendantes, c’est le phénomène de déterritorialisation. Mais attention il n’y a pas d’un côté le monde des institutions oppressives et de l’autre le monde de la résistance mais des enchevêtrements complexes, différents états de la ligne sur lesquels l’individu oscille et hésite selon sa capacité à fuir ou à adhérer. Les deux types de ligne sont nécessaires l’une à l’autre et bien souvent la ligne de fuite se renverse elle-même dans la pire des lignes segmentaires. Les déterritorialisations d’entant deviennent les pires territoires invivables d’aujourd’hui, le mineur repose un modèle dominant de type majeur, c’est l’orgueil du marginal se posant en maître de l’avant-garde. Ce qui est visé ce n’est pas la destruction des formes mais la possibilité pour la forme de laisser un passage, un pli dans la ligne car sans pli la ligne se raidit pour se fixer sur un point.

Entrer dans Deleuze c’est donc rentrer dans la vie. Non pas une vie soumise à une analyse, à un modèle de référence, ce qui conduirait à faire de la vie un programme prévisible et répétitif, mais à une vie créative, inventive, génératrice de nouveauté. Deleuze parmi les philosophes vitalistes est surement celui qui a poussé le plus loin l’amour de la vie et celui qui a proposer les concepts les plus proches, les plus précis pour décrire le mouvement de la différence, introduction à un mode de vie intense et singulier.

1Voir notamment ses ouvrages sur Nietzshe, Bergson et Spinoza triade essentielle et sous-jacente dans l’œuvre deleuzienne.

2Dans le langage deleuzien on parlera de lignes, de points, de segmentarité, de plis…