La différence

Jean-Luc Spinosi

La notion de différence quand elle se met en perspective se montre sous un angle très complexe. Elle fait partie des formes immédiates de la pensée qui se manifestent spontanément sans qu’il soit nécessaire de les réfléchir pour les comprendre. C’est de fait ce qui se produit dans la vie de tous les jours, ce que Husserl nomme « la conscience naturelle ». Or s’il n’est pas obligatoire de se saisir de son contenu intelligible pour se déplacer dans son propre environnement, peut-être qu’à un certain moment l’obstacle qui constitue la réalité, dès lors qu’elle ne se plie pas à nos exigences, nous forcera à retenir nos efforts engagés dans la pratique, pour un moment de suspension, afin de nous interroger sur les fondations oubliées, sur nos sources profondes. Effectivement nous agissons et même pensons sans mobiliser les questions sur ce que sont dans leur essence, l’action et la pensée, en tant que telles, et c’est à partir de cet « en tant que », une forme très particulière qui se présente à notre conscience, comme Aristote posait l’interrogation fondamentale : « on ê on », l’Être en tant qu’Être, que nous revient d’approcher la différence en tant que telle.

  • La différence est une forme constitutive de la réalité et de la pensée. Tout d’abord il apparait que si une chose est, c’est qu’elle est tout d’abord possible. La possibilité qui se retient avant sa réalisation, ce que l’on nomme l’Essence, ou le Principe, est la condition préalable de la manifestation comme réalité, ou dit d’une autre manière, les modalités du réel s’articulent entre possibilité et effectivité. Cette explication de la différence première, entre ce qui fait être et ce qui est, n’est pas du domaine des évidences. Mais retenons qu’il n’y a pas une réalité établie simplement une fois pour toutes, sans conditions, sans fondations, et qu’elle ne se propose pas devant nous de manière uniforme et unilatérale, car avant d’être nés nous n’étions qu’une possibilité, l’entrée dans l’existence, l’affirmation est le moment d’une autre ouverture dans l’Être. Cette ouverture n’est pas définitive, nous le savons bien et la différence que nous constituons en tant que formes de vie, laissant au terme de son exercice une ultime place vacante, aura pour chacun la particularité essentielle d’avoir été unique, irremplaçable et singulière, c’est-à-dire totalement réfractaire à une absorption dans l’identique. Nous interviendrons maintenant au niveau de la pensée. Qu’est-ce que penser ? C’est tout d’abord distinguer, discerner, réfléchir, donc accueillir les différences. Le fait de penser pose la différence immédiate, car se pense ce qui est, comme différent de la pensée elle-même. Dans le contexte de la modernité en occident, nous posons un sujet qui pense un objet. Cette distinction permettra de rendre compte de l’écart existant entre la pensée elle-même et les objets de la pensée. Si nous évoquons la différence, ce ne peut être qu’au niveau d’un rapport, celui qui s’établit en termes de relation à l’identité. Mais comme nous l’évoquions précédemment, la distinction du possible et du réalisé nous indique la première différence fondamentale : l’Absence et la Présence. Certaines cultures se sont focalisées sur la priorité de la présence, nous pourrions dire qu’il s’agit du moment occidental de la pensée, le moment oriental résidant dans l’absence. Le premier acte de la pensée, c’est sous la forme du principe d’Identité, l’énoncé : une chose est égale à elle-même A = A. Une forme en fait, sans contenu, sans détermination et qui nous indique autant l’Identité indéterminée que le vide de l’Indifférence. Or en tant que A est identique à lui-même, il est indéterminé dira Hegel, mais en tant que déterminé, qualifié, il est une différence essentielle car il pose une limite, une détermination constitutive par rapport au Non-A. Et c’est cette relation du A et du Non-A, de l’identité et de la différence qui établira l’unité fondamentale de ce que nous sommes. Les deux, notre identité et notre différence font notre singularité. L’Identité et la Différence sont les Aspects de l’Être, les principes fondateurs de ce qui est. L’Identité en tant que telle, est fondatrice, les déterminations premières sont les héritages, la langue, la culture, et surtout des modes de pensée, des modes de vie et des rapports au monde. Nous entendons le monde comme une configuration, un aménagement, où outre le Temps et l’Espace, sont situés Moi et l’Autre, ce qui nous met en relation étant un monde. Cela signifie que sans l’Autre, nul monde n’est possible. Mais cet autre, ne sera pas un simple Alter-ego, un autre moi-même, il me renverra dans son altérité à la fois à ce que je suis et ne suis pas. Ainsi la différence sera-t-elle créatrice dans le mouvement perpétuel qui va de l’Un à l’Autre, car les possibilités dont je n’ai pas conscience pourront être révélées, à partir du dialogue et des interrogations que la présence d’autrui provoquera en moi.

« L’étranger fait des trous dans notre discours de vérité », déclare Michel de Certeau, c’est grâce à ces trous, ces ouvertures que notre identité ne se renfermera pas sur elle-même mais approfondira son regard en élargissant ses horizons.

  • Le lieu de la différence permet de ne pas s’enclore dans des déterminations figées, celles d’une identité crispée. Les différences sont à l’œuvre tant en termes de principes premiers que dans l’existence effective. L’Un et le multiple, le Tout et les parties, l’Universel et le Particulier, le Même et l’Autre, sont autant d’aspects de la réalité que de la Pensée. Encore faudra-t-il établir des distinctions dans les relations qui renvoient d’un terme à l’autre. La perspective du dualisme où un aspect est exclusif de l’autre, ne rend pas compte du lien essentiel, celui qui procède de la participation. En effet, nous avons tendance, et c’est la difficulté de notre faculté d’entendement, de procéder à des séparations, des discriminations classificatrices. Les tables de répartition qui nous permettent de prendre possession du réel, constituent une carte qui se substitue au territoire. Cette configuration simplificatrice, pose des lois générales qui en tant que schémas opératoires laissent de côté ce qui ne rentre pas dans les cases constituées, la difficulté reste que c’est bien souvent l’essentiel qui ne se plie pas aux impératifs de ce que nous appellerons l’idéologie de la gestion. Deux postures, en tant que corruption des formes, se présentent spontanément. La première que nous nommerons l’universalisme et la seconde le particularisme, qui s’énonceront d’une part comme Identité meurtrière, de l’autre différence destructrice. Chercher l’Universel est la démarche de la pensée fondamentale, c’est la quête de la Nature Commune, donc des principes d’unité. Cependant une confusion s’effectue dès lors que l’on identifie le général et l’Universel. Ainsi verrons nous, une radicalisation du principe d’identité où la réduction à l’identique, l’uniformisation contraignante s’emparera de la réalité et de sa diversité. Se remplace dans cette approche l’Universel Fondateur, par un Universel Abstrait, une simple structure qui s’appliquera systématiquement au réel. Ainsi une désintégration des différences passera pour une intégration.

De manière explicite, un certain nombre d’options issues d’une civilisation spécifique ont été par déclaration considérées comme universellement valables et applicables. Nous pensons ici à une tendance du courant des Lumières à se poser comme seule interprète possible de l’humanité. L’Idéologie du Progrès, la Technoscience, le Productivisme, la Croissance infinie sont issus du modèle institué de la maitrise et de la possession, tel que Descartes l’annonçait. Une généalogie de l’universel abstrait et prédateur, nous indique à l’œuvre, un modèle, celui de la domination. La réduction à l’identique des modes de vie, des modes de pensée et des modes d’être, s’observera progressivement par le remplacement des cultures singulières au profit de nivellements caractéristiques de la technicisation générale. Nulle phobie dans ces propos vis-à-vis de la Technique, dès lors qu’elle reste un moyen, il n’en va pas de même lorsqu’elle se transforme en milieu, car s’annonce ici le Règne instrumental. Et c’est ce que nous nommons la mondialisation, la recherche d’un état planétaire, réduisant à sa plus pauvre expression les formes de vie, différences et diversité que nous constituons, en simples opérateurs de production et de consommation. La mondialisation est un autre nom de l’occidentalisation. Dans le domaine de la pensée, l’extension du positivisme, de la rationalisation (qui n’est pas la rationalité), le remplacement de la réflexion de la conscience par des processus de calcul, de ratification de séquences, suit le même cours, c’est-à-dire que tout est mesurable, quantifiable, calculable, le principe d’Identité abstrait triomphe sous sa forme numérique.

« Un tel universel, dit François Jullien, spécialiste de la pensée chinoise ne se consacrerait-il pas la suprématie de la seule raison occidentale, et sous elle, l’impérialisme d’une civilisation ? »

A cette invasion de l’universalisme réducteur, répond le particularisme, tant par réaction que par volonté de séparation. Ce que nous appelons souvent « communautarisme », consiste non dans la préservation de l’identité d’une communauté, mais dans son caractère d’exclusivité, d’absence de partage et d’entente avec l’autre. « Enrichissez-vous de vos différences », déclare un verset du coran, il va de soi que le repli identitaire n’ouvre pas cette voie. Tant par l’universel réducteur nous avions une confusion au lieu d’une fusion, ici se présente une séparation plus qu’une distinction. Ainsi niant une dimension essentielle qui est celle de l’unité, la répartition cloisonnée des identités nous amènera au chaos des différences se heurtant sans chercher à se comprendre, laissant au plus fort le soin de l’emporter. C’est l’illustration du darwinisme social, de la lutte des espèces et de la rupture culturelle. Bien sûr, il s’agit d’une corruption des formes, notre identité est faite d’héritages, notre devoir est de les préserver, de les enrichir, mais aussi de grandir avec eux et si une maison possède une porte, elle n’a pas pour unique fonction d’être fermée. Une identité qui ne s’ouvre pas à la différence, ou une différence qui ne s’éprouve pas dans l’identité de l’autre sombre sur l’écueil de la fondation essentielle, celle de la relation où chacun porte comme identité sa différence.

  • Afin d’éviter les excès constitués par les forces d’homogénéisation et celles de la dispersion, nous poserons la nécessité d’un principe d’unité où l’Un rend compte du multiple et l’Identité de la différence. Dès lors que s’adapte une perspective analytique et classificatrice, apparaitront les appartenances, les spécificités comme parfois elles sont nommées, autant ce terme est aussi lourd que les procédures dont il est issu. Nous aimerions citer Schelling : « Dans les hauteurs de l’Olympe, il n’y a pas de conflit, c’est seulement dans le monde inférieur qu’il y a la guerre ». Il précisera que la Raison, la grande Raison, est un accueil pour toutes les formes, et que c’est le fait d’un entendement limité et séparateur qui constituera les oppositions irréductibles. Lorsque la perspective de pensée, est celle où l’on cherche à subdiviser, classifier, répertorier et enregistrer devient prépondérante, nous enfermons les formes de vie dans le carcan d’une nomenclature, remplaçant l’identité personnelle, par l’identifiant numérique. Cela permet d’obtenir des statistiques, des courbes de croissance et des pourcentages. Nous avons une autre approche à évoquer, celle que nous nommons le point de vue de l’émanation, celui de l’Un et du Multiple. Lorsque nous prenons la réalité en tant qu’aspects de l’Être, qui se diffuse et rayonne sans établir de rupture, ainsi la Vie et les formes de Vie, la Pensée et les Idées, nous sommes dans la perspective des miroirs et des reflets, chaque être y a sa place et renvoie à son tour une lumière d’intelligibilité qui constitue l’aménagement d’un monde. Chacun est une monade, un point de vue selon Leibniz, qui ne le cède pas à l’autre en termes de pertinence, mais fait qu’une multiplicité de regards vers le même horizon, l’interprètera différemment. Et comme nous sommes tous des points de vue différents effectuant un regard sur le réel, chaque monade que nous constituons partagera ses reflets avec les autres miroirs. La séparation sans distinction, n’est pas la distinction sans séparation, rompre le point de vue de l’autre, c’est briser un miroir. A partir de cette reconnaissance de chaque singularité qui reflète un aspect du réel, individus, cultures, communautés et peuples, nous prendrons comme référence Léopold Sédar Senghor. Avec Aimé Césaire, il pose la négritude comme fondation africaine, il ne s’agit pas pour lui de rupture, de séparation, mais il le dit d’une « inscription sur l’Universel », un partage réel d’égal à égal avec les autres cultures, là où se montre la monade africaine et non les caricatures tragiques d’une Afrique coloniale ou touristique. Comment s’inscrit-on sur l’Universel ? Cicéron entrevoyait cette possibilité comme une élévation progressive, en cercles concentriques, le citoyen de Rome était aussi à un autre stade citoyen de l’empire et enfin citoyen de l’humanité.

Nous posons donc la Différence dans ses aspects multiples, mais il nous semble qu’il faut aussi discerner les aspects qu’elle nous montre. Il y a des différences d’apparence qui ne sont pas celles de l’Essence, en d’autres termes, il y a des différences qui n’en sont pas, ou du moins pas sur les mêmes registres. Distinguons entre contraire et contradiction. La pensée chinoise évoque le Grand Un, le Taï Yi, qui se scinde en Yin et Yang, sachant qu’il y a une partie de l’un en l’autre. Les contraires impliquent la complémentarité, ainsi en va-t-il pour l’homme et la femme. Il n’y a pas dans l’Essence de chaque terme une opposition constituée, l’élément féminin qu’est le Yin est le symétrique parfait de l’élément masculin Yang. Les deux constituent la grande Unité. Cela n’a pas empêché les sociétés diverses de subordonner l’un à l’autre, de ramener les deux formes d’une même harmonie initiale à un rapport de contradiction, là où il n’y a pas complémentarité, mais au contraire, une mise en œuvre de la Domination. L’effet de cette violence qui continue à notre époque ne relève pas d’une différence de Nature, mais de l’aveuglement d’un pouvoir. L’autre distinction que nous aimerions aborder, concerne la différence par accident, dont Aristote tient qu’il n’y a pas de science . Et effectivement, si parmi nous sont des frères et des sœurs en humanité qui n’ont pas le privilège d’être en bonne santé, ils n’appartiennent pas à une catégorie à part, leur différence n’est pas constitutive de leur être, la personne handicapée à qui nous nous adressons dans la vie de tous les jours, n’est pas définie par son handicap, elle partage avec nous la même forme d’humanité, le même universel. Et ce ne sont pas les catégories constituées administrativement qui nous permettront de savoir à qui nous nous adresserons. Comme il est dit «  A trop vouloir embrasser, mal étreint » et peut être qu’au lieu d’une différence un peu trop prononcée, une certaine indifférence, dans le sens où nous ne faisons entrer de différence, serait plus salutaire.

Mais donc, la différence où la rencontrerons-nous dans sa pleine expression ? Trois figures nous semblent se présenter spontanément : l’enfant, l’étranger, le fou. Pardonnons l’emploi de ce dernier terme avec ses connotations habituelles ; la figure du fou que l’auteur de ce discours n’hésitera pas à revendiquer pour lui-même nous renvoie à une rupture des contextes normatifs. Dans un environnement où l’on confond normalité et normativité ainsi que l’indique Canguilhem, celui qui n’obéit pas aux exigences des schémas d’un système opérationnel, totalisant et totalitaire, se verra éconduit vers la catégorie pathologique. Or être normal, c’est être différent, ne pas présenter les symptômes de la standardisation comportementale ou verbale. Le fou donc, nous dirions le schizophrène dont Deleuze évoque à merveille la capacité créatrice, ouvre peut-être un monde dont nous n’avons pas idée, une cohérence qui ne nous est pas familière. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de maladie mentale, cela veut seulement dire que ce n’est pas parce que l’on voit un autre aspect du réel que d’autres ne soupçonnent pas, qu’il s’agit obligatoirement d’un délire. C’est la prudence qui s’impose, l’écoute attentive voire le partage.

De l’enfant nous ne dirons que ceci : son monde est structuré par une Imagination Agente, dans le sens d’un Intellect Agent, cette notion est plus connue en Orient qu’en Occident. Carl Gustav Jung en donne cependant des indications précieuses, contes et légendes sont présentés comme des Archétypes fondateurs, aujourd’hui certainement mis en danger par l’univers des écrans, où les consciences sont passives et captives des appareils du réseau virtuel. Un paramétrage est à l’œuvre, isolant chacun dans sa sphère ludique où il se divertit pour par la suite être mieux dominé. Qui mieux que l’enfant pourrait pourtant briser le mur des conditionnements et redéployer cette différence essentielle que les adultes appellent l’Innocence ?

Enfin l’étranger, ce qui rappelle que dans certains textes de Platon, parmi les plus importants, il y a comme interlocuteur privilégié « l’étranger ». Grâce à lui se posent les questions auxquelles nous ne pensons pas, et par sa grâce dirons-nous les ouvertures dans notre discours nous permettent d’entrevoir plus de lumière.

Conclusion :

Des penseurs tels Hobbes, Nietzsche, ne se sont pas fait d’illusions sur la nature de l’existence, elle est difficile, voire cruelle, les tensions sont vives, ne nous attendons pas à voir apparaitre un Paradis sur Terre, mais nous pourrons tenir debout grâce à la visée d’Idéaux. Lorsque nous prêterons attention à l’autre, nous nous apercevrons qu’il a un visage, comme le dit Levinas, quel qu’il soit, et si nous pouvons agir en bonne intention vis-à-vis de lui, que ce ne soit pas pour se faire remarquer ni ici-bas, ni là-haut si jamais cela existe, mais à partir d’un acte gratuit, qu’après l’on oublie, dans un monde où tout s’achète et se vend, cela nous parait être le plus précieux.