“Anaphore” (Texte collectif fondateur)

Par Philosophie nous entendons tout mode de pensée fondamentale de l’être ou de la connaissance, tant sous sa forme orientale qu’occidentale. Radicalement, recherche de principe(s), comme origine(s) ou condition(s) de possibilité, la visée d’universalité qui s’en dégage s’affirmera comme métaphysique intégrale. Conçue comme science des principes, axiomes ou postulats qui posent les configurations possibles du monde, elle englobe tous les points de vue car tous trouvent leur origine dans un principe « a priori ».

Cet horizon métaphysique s’oppose aux métaphysiques partielles, exclusives ou séparées1. La « Philosophia perennis » déjà envisagée par Leibniz, Schelling, Lavelle ou Jaspers, nous la retrouverons en orient sous le mode du « Sanatana Dharma » (tradition originelle), doctrine de l’unité (at tawid).

Le but sera d’essayer de relier ou rapporter (legein), de comparer2 et d’agir tant contre la négation d’exclusion que contre la confusion (syncrétisme). Ni séparation, ni unification exclusive, l’unité sera donc conçue non comme unicité, mais comme multiplicité intégrée, fusion sans confusion. L’esprit configure à travers la « coïncidentia oppositorum » (Nicolas De Cusa) une identité de l’identité et de la différence (Hegel, Schelling).

Au delà des approches restreintes d’une métaphysique partielle, il s’agit d’élaborer une perspective en accord avec les exigences de la pensée intégrale. Au niveau des configurations, le dévoilement des structures ontologiques et noétiques s’énonce à partir de modèles théoriques déclinant trois approches principales. Le règne du principe de contradiction comme négation d’exclusion, disjonction stricte en configure deux : les deux modalités limitatives, dualisme et monisme, s’en tiennent à une opposition de termes, le premier la considérant comme irréductible, le second la réduisant à un seul dénominateur. Dans les deux cas joue la détermination exclusive du principe d’individuation où l’être est confondu avec l’étant, barrant ainsi l’accès à la dimension universelle qui par essence ne saurait s’en tenir à un système. La troisième approche, nommée par commodité « non-dualisme », que l’on retrouve dans les philosophies orientales (madyamika, advaita-vedenta) mais aussi en occident (doctrine de la coïncidence des opposés) franchit le cadre de la limitation par un opérateur conjonctif que l’on peut nommer négation d’intégration, où la transcendance recouvre l’immanence, l’infini le fini sans opposition. Il importe de laisser à la recherche le soin de découvrir dans le cadre d’une méthode comparative, les traces de cette approche ultra-métaphysique3, qui dépasse le déterminisme vers l’universalité des principes au sein de chaque courant de pensée. Pour reprendre les images orientales, la non-dualité consiste à voir au-delà des regards partiels où l’on ne discerne que les arbres ou la forêt, à la fois les arbres comme forêt et la forêt comme arbres. Cela pourra revêtir des intensités encore plus subtiles quand le vide sera identifié comme forme et la forme comme vide. Le non-dualisme intègre les autres modèles plutôt qu’il ne les refuse. Ainsi que l’indique René Guénon, repris par Georges Vallin, la négation d’une détermination est une négation de négation. Pourtant il s’agit de l’affirmation totale qui ne laisse rien hors de soi. Le modèle non-dualiste insiste sur le « non » et intègre le tout en niant l’exclusion. L’être est ainsi que l’indique Heidegger le « non l’étant » et donc néant, mais celui-ci est à distinguer du néant qui n’est rien, c’est le vide par surabondance, ce qui nous amène à poser des modèles non dans leur opposition comme systèmes, mais sur une échelle de pertinence où chacun peut s’exprimer. Outrepassant toute définition, en tant que limitation (« omnis determinatio negatio est » Spinoza), la démarche envisage spéculativement « une réalité inachevée et une pensée en devenir » (Gonseth). Ainsi se diversifient les ouvertures dans le maintien des singularités, supposant toujours inachèvement et finitude.

Dans ce cadre, toute représentation est conçue comme illusion nécessaire, dans le sens où elle dévoile un aspect ne pouvant se prétendre exhaustif, médiation imparfaite d’accès partiel à la réalité qu’elle ne peut effectivement recouvrir. L’illusion de la représentation se donne comme sans reste dans son effectivité phénomèno-logique et apparaît onto-logiquement substantielle. Or, elle ne peut

intégralement recouvrir la totalité des possibles mondes, car la représentation étant finie et relative, il n’y a jamais d’inclusion de l’infini4. Il est nécessaire d’effectuer en contrepartie des distinctions fondamentales. La représentation est une construction qui s’établit entre la rencontre des concepts et du réel sensible, l’analyse kantienne décrit ce processus. Cela implique des différences essentielles entre les idées, les concepts et les représentations en correspondance avec les instances de leur apparition que sont l’intellect (raison absolue, esprit) et l’entendement (raison analytique subjective). Il y aura à discerner d’une raison subjective comme faculté une raison objective et l’unité des deux en tant que Raison absolue (Schelling, Hegel). L’idée est la vue, la vision, union du fini et de l’infini, selon une notion de paradigme ou modèle théorique entendu non comme imposition mais comme accompagnement pour la réalisation de l’être, le modèle n’est pas ici technique. Le concept est le mode de subsomption par généralité, infini il est la forme (l’eidos) qui donnera la configuration des modes d’apparition du réel. L’idéa, vue ou regard qui porte la lumière, perfection de la chose comme unité est dans ce contexte affranchie du dualisme. Nous pouvons considérer l’eidos ou forme intelligible, configuration en tant que concept, comme la manière d’envisager le réel, le terme de visage y étant inscrit. Il est à noter que le concept en tant qu’eidos, dimension de l’eidétique offre ici une acception qui se soustrait au formalisme conceptuel. L’idea est conçue comme « aspect de l’être », l’eidos comme forme de celui-ci, jusqu’à être ce qu’il y a de plus idéel dans l’idée (Schelling). Une recherche serait à entreprendre pour savoir si le concept en usage dans une pensée plus analytique ne correspondrait pas plutôt à la morphé, ce qui nous renverrait à des indications déjà affinées chez Schelling. La représentation est ignorée chez ce dernier, dédaignée chez Hegel, et d’une manière générale considérée comme illusion du mental car totalement subjective (voir Frege et Heidegger pour la représentation considérée comme un « en face » ou vorstellung en tant que processus de fabrication et de mise en demeure). Sachant que si l’idée est illusion et que l’illusion est, nous n’avons ici aucune représentation car s’est abolie la subjectivité. Une parenté des dharmas du Vijnavadin et de l’idée négative ou inversée énoncée par Schelling et Patochka devrait mener à des investigations comparatives sur les voies apophatiques.

Ces restrictions faites la représentation reste néanmoins légitime. Comme intention, elle est visée réclamant une correspondance où le monde répond à son appel. Les formes de rationalité permettent de s’énoncer comme moment. Toute idée définit des degrés de réalités, configurant un axe vertical de l’être, de la médiation à la non-médiation. Du point de vue de l’infini, il n’y a pas de hiérarchie, mais de celui du fini une échelle de degrés s’énonce; il s’agit d’unir les deux, l’identité de l’identité et de la différence, d’effectuer la coïncidence des opposés. La négation des négations est donc conçue comme l’affirmation originaire5, art suprême annoncé par Nietzsche, le plus ancien étant le plus nouveau comme apparaître de l’inactuel.

Or c’est bien de l’apparition que vont éclore les modes de rationalité et d’ouverture du réel. De ce jeu de retrait et de dévoilement où se propose la différence ontologique, l’être s’offre sous divers angles. A la base, dans les « savoirs du possible » surgit une décision, qu’elle soit, comme l’indique Jonas, une auto-évidence de la raison, un acte de foi ou une affirmation métaphysique. Carnap et Cassirer développent cette idée du choix d’un modèle théorique articulant une axiomatique et une ligne d’interprétation. Ainsi art, religion, mythe, langage et philosophie « tracent-ils des sillons dans l’aire de l’être »6. Ce qui importe, c’est avant tout de ne pas confondre les niveaux d’interprétation et de conserver l’herméneutique propre à un modèle dans l’instance qui la régit. La vérité cohérence est condition d’appel de la vérité correspondance et garanti la pertinence, le sens et le non-sens.

Ainsi le mythe, comme rapport d’intelligibilité (G.Gusdorf) est-il un moment de la raison. Nous pourrions l’appeller matutinal ou auroral. Loin d’être irrationnel, il est un discours et procède d’une conscience qui se reflète dans l’objet qu’elle découvre. Trois niveaux se décèlent : l’aspect psycho-sociologique des rapports communautaires, logique des structures linguistiques, et enfin sémantique, c’est à dire porteur de sens. Le mythe renvoie à l’image comme moment d’une pensée située hors du concept. Comme schelling l’indique, les dieux sont aux mythes ce que les idées sont à la raison. Le régime de l’image métaphysique où la raison est imagination (image en action) instaure une réponse au dualisme cartésien. Daryush Shayegan souligne cette continuité verticale que permet l’image. Elle est la dimension visible qui s’interpose entre le pur intelligible et le sensible. Des travaux de Gilbert Durand sur les structures anthropologiques de l’imaginaire à la fondation d’une raison imaginale7 (dont Kant est une source), s’élabore une dimension où les images pensent. L’imagination est conçue comme un sensorium dans la philosophie orientale et s’impose au niveau des variations eidétiques inscrites dans la phénomènologie. Des archétypes ou formes intelligibles émanent les figures comme structures dynamiques (Durand) dont l’image est la manifestation « remplie », au sens husserlien d’un schème où l’imagination est l’activité créatrice de la raison (Coleridge).

1Comme l’indique René Guénon, Georges Vallin et Henri Corbin.

2Telles les méthodes comparatives à l’oeuvre chez Corbin, Eliade, Masson-Oursel…

3Ou comme le dit Heidegger « métaphysique de la métaphysique ».

4Par définition l’infini est la totale inclusion

5Voir Georges Vallin

6Voir M. Heidegger

7Voir l’oeuvre Henri Corbin