Manifeste contre le règne instrumental (Texte collectif)

Le virtuel, qui caractérise l’ère du numérique, plus que de la maîtriser, transforme la nature. Au point que celle-ci disparaît, physiquement, mais aussi surtout symboliquement. Exit la nature, qui n’est plus qu’environnement. « Tout est construit », et l’homme n’a lui-même pas de nature. Va-t-on vers une post-humanité ? Tout se passe comme si la toute-puissante technoscience servait aujourd’hui l’adage existentialiste sartrien : « l’existence précède l’essence ». Dans le triomphe d’une liberté sans Ciel, s’accomplirait le choix de son propre être, et toute la société de revendiquer : « il faut laisser le choix à chacun ! » Or, selon la Genèse, dans la révolte luciférienne, un mythe exprime déjà cette volonté de transformation du réel… nul besoin de Dieu, ni de rien – néantisation -, en vertu de l’orgueil luciférien. Ce n’est pas jouer ici les prédicateurs que de diagnostiquer une ère de « fin du monde », d’abord symbolique, même si la technologie n’est pas encore épuisée, loin de là…

A travers cette préoccupation des temps modernes, légitimée de sorte que nous pouvons tous y tomber, c’est notre propre être-au-monde qui se détruit, par lequel l’homme, constitutivement, a fait émerger un monde, un monde possible, fondé sur la séduction techno-scientifique. L’histoire, pour peu qu’on y consacre un peu de peine, en témoigne. C’est qu’entre le réel et le virtuel, il y a plusieurs niveaux de réalité, et autant de possibles. Philosophiquement, idéalisme et réalisme pouvaient encore dialoguer, sauf qu’aujourd’hui s’évanouit le rapport transcendance-immanence dans le « tout-projet », de facto projet de domination totale. Dénuées de transcendance, nos aspirations s’en trouvent déplacées, rabattues sur le plan horizontal d’immanence, alors même que l’immanence se vide de son sens. Plus d’aspiration à être différent ou meilleur, mais juste l’expression d’un choix égologique, cependant qu’à force de gérer, l’on ne gère plus rien, et tout devient concession : il y a toujours preneur, ou acheteur. Monde sans reliefs, où l’on assiste à une mise à plat des désirs, monde où tout est possible, en fonction de ce que nous offre le marché allié aux technosciences. Ne faudrait-il pas se réjouir des hommes, enfin égaux et libres ?

En référence aux épistémologies constructivistes, où le vrai est le construit, le réel n’est plus ce qui (se) donne. Plus de « il y a », disparu le « Es gibt », perdue la donation : on accepte les déterminismes divers, puis le post-humain. NTIC et NBIC sont aujourd’hui les deux synthèses successives où un dispositif peut enfin s’autonomiser à l’égard de l’humain. Par le règne de l’Analytique et du Paramétrage, s’accomplit sous nos yeux le mot terrible de nos biologistes : « la science ne demande que du temps pour expliquer la vie sans la vie. » En termes marxistes, la force de production domine dès lors le rapport de production, elle est l’exercice même de la puissance par quoi un sujet automate se met en place et qui fait que l’opposition de classes n’est pas (plus ?) l’enjeu. Dans le domaine de la science-fiction, nous retrouvons là le projet du « cyborg ». Tout cela s’est joué en deux siècles. Mais que faire ? Et comment éviter la mise à la marge, vis-à-vis d’une société qui prend ce chemin inéluctablement ? Comment ne pas juger le présent tableau comme l’œuvre d’un esprit rétrograde ? Et alors, quels compromis, si nul ne peut éviter le « progrès » technologique ? Tout cela s’accompagnant de conflits terribles, quid du positionnement politique ?

Le problème est donc celui-ci : la perte de tout enracinement, jusqu’à « l’oubli de l’oubli », selon le mot de Heidegger, et ce malgré les replis identitaires qui, de la sexualité aux territoires géographiques, orientent nos désirs, désormais sans horizon aucun. Dans l’ordre de l’éducation, quel est par exemple aujourd’hui la mission de l’Ecole ? Certainement plus celle de transmettre un héritage, l’élève ne devant plus être qu’un capteur, via les outils numériques… les formulaires de compétences se chargent, en amont, dès le plus jeune âge, de liquider l’éveil ; les procédures systématiques d’orientation, en aval, toutes numériques, assument – opèrent - l’inscription sur le Marché de l’emploi. Bref, un monde de « Babel », celui du Grand Capital et des « nations-hôtel » ! Un monde de la Dette plus que de l’échange, un monde enchaîné et cynique.

Nous pensons qu’il faut articuler ici, 1° le « désenchâssement du capital » à l’égard de la société – le mot est de Serge Latouche : autonomisation du capital, de l’économie et de la technique : c’est là le règne instrumental de la « mégamachine » ; 2° la dimension politique qui existe encore : par la voie de la résistance, à côté de laquelle subsistent toujours ces deux autres voies : celle de l’acceptation et, à l’opposé, celle de la « nouvelle aurore », au bout du crépuscule (voie nietzschéenne), et par laquelle une transmission est encore possible. La « décroissance » demeure à nos yeux un exemple pertinent de l’attitude résistante éclairée ; 3° le paradoxe de l’enracinement, cependant que la philosophie reste un perpétuel déracinement. Mais celui-ci ne se fait qu’en vertu d’un authentique enracinement – ce peut être le « nomadisme » d’un Kenneth White. Nous disons « oui » à cet enracinement dans l’être, face à l’adaptabilité, l’employabilité, la polycompétence : vivre, être, penser, agir, uniment.

Le désenchantement est cependant bien à l’œuvre, validant l’unique optique de la « croissance », où même le virtuel se substitue à l’immanence. Mais que peut-il s’ouvrir pour nous, vivants, encore vivants, terrestres mais déjà extra-planétaires, lunaires et martiens, ne serait-ce qu’en rêve, de bon et d’heureux ? A quoi bon répéter que « c’était mieux avant » ? Quand bien même, en vertu de certains exemples historiques et géographiques, locaux par conséquent, cela serait vrai, la « globalisation-mondialisation » dit l’universalité planétaire du phénomène, elle dévoile chaque jour le progrès technologique spectaculaire, remarquable, et cependant la régression vers le « ça » capitaliste, la séduction égotique du « toujours plus », destructrice. Elle dit encore la finitude et la solitude de notre planète, la Terre. S’il n’y a plus d’autre spéculation que financière, que vaut « la vie » ? La vie est pensée et éveil, « religion » si l’on veut, au sens où elle lie, qu’on le veuille ou non, cette Terre au Ciel. Nulle science n’explique le naître et le mourir ; nulle technique ne saurait en remplacer l’improbable événement. La philosophie, estimons-nous, ne doit pas fabriquer de toutes pièces ; distincte de la rhétorique, elle doit, par son effort intellectuel, prolonger la grâce, témoigner du don, renouveler en l’originel. N’excluant pas les luttes personnelles ni collectives, elle vise l’Eveil, passe par le souvenir des cultures et s’interroge comme raison. La philosophie se soucie du sens. Prise dans les mailles de tout constructivisme, depuis quarante ans, elle s’est peu à peu dédite, accompagnant les « changements », servant tantôt les médias, tantôt le jeu politique, tantôt les crispations dogmatiques, là où jamais ne devait être perdu de vue le Vivre, par où penser se ressource. Connaître, aux limites de nos savoirs, découvrir tout de nouveau notre ignorance, tel est notre vœu de philosophie.