Archéosophie
Stéphane Rialland
Il en va ainsi de la vérité : depuis toujours elle est connue de tous et de tous elle est sans cesse oubliée. C’est pourquoi elle demande perpétuellement à être redécouverte. Et elle ne peut l’être qu’à titre personnel puisque la révélation qui la concerne ne prend jamais d’autre forme que celle d’une expérience. C’est-à-dire : d’une épreuve.
Philippe Forest
Tiens l’œil fixé sur la voie du sommet, mais n’oublie pas de regarder à tes pied.
René Daumal
Plus une vie d’homme manifeste d’intérêts et moins elle peut être close sur soi : en effet, plus elle noue de rapports avec d’autres vies, plus elle est traversée par (…) des entreprises et des tâches qui ne partent pas d’elle oun’ont pas en elle leur aboutissement.
Jan Patocka
Liminaire
A travers le développement de ces pensées privées, pour reprendre un mot de Husserl, il s’agit de « se guider, non de s’endoctriner », de décrire ce qui se passe, et « de parler, à moi-même d’abord et ensuite seulement aux autres », pour avancer vers une vision plus rigoureuse et plus sereine, vers une attitude plus claire et plus disponible, et finalement un mode d’être plus ancré dans la nécessité du sens de la vie à l’œuvre. Or, il s’agit en quelque sorte d’avancer dans la nuit, d’envisager des hypothèses, de les éprouver pour esquisser une exposition. Paul Nizon décrivait un projet similaire de recherche et de mise en place de la pensée à travers l’écriture, comme devant paradoxalement « faire sortir quelque chose dont je ne sais rien » : « Ce sont là de tout autres pratiques que celles qui consistent à produire en objectivant, c’est une course d’obstacles aveugle et visionnaire. Cette reptation, ce rampement vers la lumière au moyen de l’écriture, et en traversant l’obscurité de part en part, c’est une appropriation, et qui a beaucoup à voir avec l’inconscient, avec une émergence ; et j’en viens toujours à penser qu’une fois passé par là, je serai plus profondément et en même temps plus librement en vie, que je pourrai respirer un autre air. » (L’envers du manteau, p. 14)
Pour l’instant, nous pourrions délimiter le propos de ces méditations, le sujet autour duquel nous tournons au cours de ces tentatives de clarification, en déclarant : la philosophie peut apparaître comme une nécessité lorsque le sens naturel de la vie fait défaut, devient insatisfaisant, ou parce que la vie se trouve désormais confrontée à une expérience du négatif qui remet en question l’assise ontologique de l’homme dans le monde. L’intérêt pour une pensée plus souterraine, plus vaste ou plus rigoureuse, apparaît quand il s’agit donc de relancer ou refonder la signification et l’orientation d’ensemble de l’existence humaine, soit pour assurer et consolider la persévérance déjà en place, soit pour approfondir, renouveler ou régénérer une destination véridique, face à une crise et une perte de sens, un égarement.
C’est pourquoi, il est en fait inévitable que la recherche philosophique se trouve régulièrement en décalage ou en conflit avec les certitudes, les stratégies et les pratiques en cours dans l’existence : la pensée émerge justement partout où le projet de maîtrise rationnelle, projet de mobilisation des réalités naturelles et culturelles, est en échec. Les rapports réciproques du monde et de la philosophie sont pour ainsi dire marqués par l’incompréhension et la méfiance. Mais, comme l’a exposé Patocka, s’il n’existe pas de terrain d’entente ou de partage d’intérêts, c’est que les états d’esprit sont inversés, les angles de vue divergents, désaccordés par nature. De sorte que « le philosophe est extérieurement sans défense contre le monde, le monde intérieurement sans défense contre la philosophie. » (Liberté et sacrifice) Maintenant, il semble possible de mettre en perspective et de creuser ce conflit, en le ramenant à l’essentiel : la philosophie se concentre sur la dignité humaine.
Ecrire s’institue comme un acte de résistance, au nom de l’humanité de l’homme, pour tenter de dévoiler une dimension intérieure de l’être qui échappe à la maîtrise extérieure. Tout ceci avancé très prudemment, dans l’incertitude, et plus précisément à l’ombre d’une interrogation persistante : la rédemption est-elle possible – et donc : la gratitude, la réconciliation et le pardon ? Ou encore : l’assomption d’un destin, une sérénité pleine, une délivrance sans illusion. La formulation d’une attitude pouvant prendre sens en toutes circonstances ? Toutes propositions qui supposent ou qui parient sur une résolution ou une transfiguration du présent, une « coïncidence des opposés ». La conquête du sens se modifie au milieu de l’altérité, et se renouvelle chaque fois qu’elle se remet en question, et tend à la limite à se fondre dans un état de communion : la vision du Sens s’imposant soudain face à tout non-sens.
Avant-propos : « écrire en phénoménologue »
La pensée en devenir qui se cherche ici un langage, esquisse les approches d’une expérience et d’une résolution se refusant toutes deux à une fixation déterminée, définitive. Le mouvement de l’écriture qui s’y exerce évolue par essence entre deux possibilités, deux exigences parallèles également indispensables : l’action et la méditation, la vie opératoire et la vie réflexive. Car il y a fondamentalement une interdépendance réciproque, une corrélation intentionnelle interactive, entre la vie pratique et le discours théorique. Cela est essentiel et propre à la démarche phénoménologique, qui ne peut envisager le développement d’un langage discursif ou la maturation d’un travail d’écriture qu’en rapport à une expérience effective fondatrice, qu’à partir d’un ancrage et d’une motivation au cœur de la vie du sujet : dont il s’agit justement de méditer et manifester une dimension inaperçue du sens.
Maintenant, chacune de ces dimensions a une importance particulière, apporte un sens qui n’est pas présent chez l’autre. Avec la mise en œuvre pratique, l’expérience réactualise ce que le langage évoquait mais ne pouvait atteindre, le discours ne pouvant être que le témoignage ou l’anticipation d’un autre avènement. Aussi le renouvellement de la pratique permet de vivre pleinement, dans un ici et maintenant absolument irréductible et nécessaire, l’énigme d’un sens de l’être qui en retour remobilise l’élan de la pensée. Mais, inversement, l’exercice de la méditation et la prise de distance avec l’événement ou la rencontre de la manifestation de l’être, ouvrent la possibilité d’une vision à la fois plus vaste et plus concentrée, ainsi que d’une mise en perspective omni-temporelle et inter-objective de l’expérience par la mise en relation et la relativisation de sa forme finie dans un point de vue tendant à l’universel.
Cette démarche pourrait d’emblée donner l’impression de programmer un accomplissement, de prétendre posséder une maîtrise du sens de la réalité à mettre en lumière, telle une méthode dialectique avançant avec certitude vers une conclusion positive et une assomption souveraine au fil de l’alternance des points de vues. Mais depuis Husserl une telle attitude n’est plus possible : car la corrélation intentionnelle universelle - entre la conscience et le monde -, qui fonde la démarche et au sein de laquelle finalement la philosophie est possible, nous pouvons en actualiser le sens mais elle demeure parfaitement énigmatique, indélimitable ou indémontrable. Et pour tout dire suspendue dans l’impossibilité d’en clore la description, bien que chaque manifestation d’être soit un fait relatif mais indubitable, renvoyant ou se référant à la possibilité limite inconnaissable absolue de manifestation de son sens.
Le vécu de cette corrélation peut être confirmé lors de toute nouvelle expérience, de tout travail d’élucidation, mais aussi ne peut faire l’objet que d’une vérification et d’une réévaluation de sa pertinence, mais ne peut être fondée sur des vérités éternelles extérieures au processus de genèse concrète et inter-objective du sens. De sorte que paradoxalement le travail de mise à jour et de fondation de sa condition de possibilité ne peut se formuler qu’à partir de son propre mouvement, au cœur de l’expérience que la conscience fait de sa démarche. En recommençant le mouvement de la pensée à partir de la conscience de ce fait transcendantal, du fait de la manifestation du sens apparaissant au milieu de nulle part ou sur fond de néant par un acte de détachement, la phénoménologie ne fait qu’indiquer une possibilité de la vie de l’esprit, que montrer et décrire sans pouvoir le fonder ou justifier un mouvement de retour à soi. La corrélation transcendantale universelle, entre les réalités perçues dans le monde et la subjectivité donatrice de sens, implique que nous sommes et vivons constamment dans une « temporalité intersubjective sans commencement et sans fin ».
Nous pourrions dire, en quelque sorte, que la « subjectivité transcendantale absolue » qui est comme le moteur immobile de toute cette activité intentionnelle incessante, est transcendante dans l’immanence de mon humanité, elle participe à ma vie sans que je puisse l’identifier ni la réduire : j’en actualise le sens ou je suis en rapport avec sa dimension lorsque je suis moi-même en relation avec de l’autre que moi, intersubjectif au cœur de ma propre présence, ouvert, non fini… Marc Richir synthétisait à sa manière ce principe : « Encore une fois, il n’y a pas de phénoménologie sans ouverture à ce qui ne va pas de soi dans ce qui va de soi, et cela requiert que l’on commence toujours par ce qui va de soi. Il… s’agit donc, pour reprendre une formule de Fichte, (…) de comprendre l’incompréhensible dans l’immédiatement compréhensible. » (Article de la revue Kaïros)
Or, accueillir ce que l’on ne sait pas déjà, ce qui ne nous appartient pas, s’ouvrir à ce qui n’est pas encore connu pour le prendre en compte dans le mouvement de la connaissance, voilà comment Iso Kern caractérisait l’attitude adoptée par Husserl dans ses manuscrits de recherche : les méditations témoignent alors d’une pensée en train de chercher sa voie, Husserl « n’écrivait pas afin de noter des intuitions et des idées, mais tentait d’acquérir des intuitions en pensant au moment même de et par l’écriture. » A partir du mouvement de suspension des ancrages, il s’agit constamment de convertir le sens naturel ou objectif du langage et de transformer l’utilisation habituelle des mots pour les mettre au service d’une description transcendantale, du dévoilement d’une vie qui n’est pas statique, donnée, immédiatement accessible. Poursuivant sur ce thème, en tâchant de dégager les caractéristiques essentielles d’une écriture en régime phénoménologique, Natalie Depraz précise plus loin que cette écriture, consiste en une transcendantalisation continue de l’écrire, ce qui suppose moins un saut qu’une transition et un va-et-vient. » (Écrire en phénoménologue, p. 66.)
L’écriture phénoménologique consiste donc à suspendre, pour les ressaisir et les réinsérer dans un contexte intentionnel plus vaste, les données habituelles et les significations apparentes. Cela revient au fond à prendre en compte la possibilité permanente d’un réveil et d’un renouvellement du regard, qui consiste « à désubstantialiser les éléments…, et à voir le processus en tant que processus temporel dans sa productivité génétique qui n’a pas besoin d’une structure idéale préconstituée. », expliquait Tamas Ulmann, dans La genèse du sens. Inversement, l’événement qui est le thème de la philosophie transcendantale est la manifestation du réel, expérience inaugurale et fondatrice du mouvement d’élucidation de son propre sens. Et parce qu’elle est antérieure et extérieure à la réflexion, cette manifestation est par essence provisoire, fulgurante mais persistante, inscrite par l’intuition dans l’esprit. L’esprit y prend conscience, par l’avènement d’une dimension non objective échappant à une définition fixe, à toute délimitation systématique, au fond irréductible.
Du fait de se rapporter à cette expérience problématique, la recherche suspend les significations déjà établies, le langage qui renvoie aux réalités du monde. Mais de quelle sorte d’événement s’agit-il ? Pour l’esprit, tout événement n’est-il pas un signe, l’index d’une intention traduisible dans un langage ? Il n’est pas possible de réduire à une expérience connue, limitée, ce qui échappe ou dépasse de toutes parts son expérimentation : autant dire que s’il n’est pas possible de parler clairement et de définir ce qui a eu lieu, c’est qu’il n’y a pas eu d’expérience complète ou substantielle de ce qui est alors venu en présence. Avec la manifestation de l’Etre, celle qui provoque l’étonnement et qui est précisément au commencement de la quête d’élucidation philosophique, l’homme est en présence d’une dimension qui se montre sans se présenter, ou encore d’une manifestation qui advient tout en demeurant en retrait. Ce qui peut paraître paradoxal mais qui ne l’est pas : car il s’agit là d’un rapport avec ce qui transcende la sphère de la conscience individuelle.
Or, si une telle proposition peut paraître surprenante au premier abord, il en va en fait de la sorte pour tout ce qui existe effectivement en dehors de la subjectivité humaine, pour toute manifestation de vie qui n’est pas réductible à des faits objectifs : le sens de toute altérité extérieure au cours de la vie intentionnelle présente du sujet, comme les autres sujets, un autre temps – ou des variantes différentes de cette altération du sens, le monde, la mort, l’absolu… L’événement de l’émergence d’une présence au sein de l’absence, l’expérience de la manifestation de tout être autre hors de soi entrant par là en rapport avec l’intériorité du soi, est l’épreuve qui engendre le réveil de la conscience transcendantale, l’ouvrant à l’intersubjectivité universelle traversant et constituant le sens au cœur de chaque présence. Traduire cette expérience de la conscience dans l’écriture suppose de transformer l’usage naturel du langage, pour faire apparaître la dimension constamment oubliée sur le plan de la réalisation, qui pourtant accompagne et fonde la vie effective.
Mallarmé déclarait : « Il n’est pas de Présent, non. ». Ce n’est pas la vie sensible naïve et spontanée qui importe, dont il s’agit de rendre compte, mais bien plutôt du rapport de la conscience avec la vie en laquelle elle se forme. Dans le travail d’écriture, ce qui est décisif est l’expérience de la méditation et de la manifestation, de la maturation et de la transformation du sens de la vie personnelle. Il ne saurait être question de renvoyer à un état de fait déjà connu du monde, de décrire simplement ce que tout un chacun peut immédiatement percevoir. Non, il s’agit d’approfondir et de creuser la perception première, pour en dévoiler les implications ou même ce que cette première expérience de surface recouvre et ignore. C’est pourquoi, donc, ce que cherche finalement à dévoiler au grand jour un discours phénoménologique, est la condition de son propre sens, l’origine de toute signification et de toute destination pratique dans le monde : qui n’est pas dans la vie immédiatement accessible, mais se constitue dans les relations intentionnelles entre les sujets formant et fondant ensemble le sens du monde.
Qu’est-ce que le sens, sinon ce qui naît du rapport du sujet avec ce qui lui est autre, rapport non objectif et mobile qui s’intègre dans la vie, et dont la dimension en retour nourrit la conscience du sujet ? En se rapportant à des valeurs, qui donnent une signification et une orientation à son existence, le sujet transcende sa situation locale et passagère dans l’ici et maintenant, cet élan apportant dans son présent une dimension plus que mortelle individuelle finie. Car la manifestation du sens est essentiellement liée au dépassement de la sphère de la vie subjective. Il n’y a pas du sens parce que chaque sujet est centré sur soi, maître d’un monde et possesseur de sa vie, mais plutôt et surtout lorsque ce « sujet » accueille en lui, hérite et prolonge dans sa vie « personnelle » tout ce qui lui vient d’ailleurs. Autrement dit, ce que le sujet doit chaque fois traverser pour réactualiser son rapport au sens, est rigoureusement la mortalité, la passivité, le détachement à l’égard de son être propre : accepter de devenir autre en répondant de ce qui ne lui appartient pas.
Pour approcher la richesse et la singularité unique de l’expérience, le plus approprié semble moins une méthode statique de pensée qu’un mode de mobilisation de la pensée en rapport avec ce qui a déjà lieu dans la vie. En accord avec ce principe, toutes les réflexions qui vont suivre, ces fragments d’une pensée en cours d’élaboration, se poursuivent et s’appellent en alternant les angles de vue, insistent autant sur la nécessité du détachement que sur la participation à la vie naturelle. Nous devons insister sur le fait que ces deux horizons d’un itinéraire personnel sont très rigoureusement interdépendantes, profondément en rapport l’une avec l’autre, s’impliquent et se supposent constamment dans une existence subjective. Mais la réalité de cette vie corrélationnelle universelle est ignorée lorsque l’esprit adopte un point de vue abstrait, désincarné, ou au contraire spécialement intéressé, qui sépare et oppose l’action et la réflexion, créant pour ainsi dire durablement un déséquilibre ou un conflit problématiques et pour tout dire : une « crise de sens ».
L’idée d’une « archéosophie » : Pour une sagesse phénoménologique.
Pour renouveler l’intérêt de la philosophie, prendre au sérieux l’exercice de la méditation, nous devons nous concentrer sur le motif qui fonde le mouvement de la pensée philosophique - la sagesse. Cependant, c’est moins la raison du commencement qu’il importe de ressaisir, que l’aboutissement de la pensée, son accomplissement par une actualisation effective de son sens au service de la vie. Il s’agit par là de mettre la pensée à l’épreuve de la vie pratique, d’interroger le fondement de la quête de sagesse en le soumettant à l’impératif d’une réalisation donnant du sens au monde de notre vie. L’archéosophie repose alors sur une redécouverte et une radicalisation du principe immanent de la sagesse, « archéosophie » signifiant « principe de la sagesse », c’est-à-dire : la possibilité pour un sujet de vivre à présent le sens de sa pensée, ainsi que l’indiquait Eric Weil. Cela consiste à esquisser une actualisation de la philosophie, une nouvelle attitude fondée sur un détachement au cœur de l’expérience, pour chercher à en vivre et signifier la fin.
Du fait de l’exigence minimale qui anime notre perspective, visant à mettre en valeur quelques principes élémentaires, les considérations développées pourront paraître parfaitement triviales, banales et indignes d’une telle attention, d’une telle insistance. Varier les approches autour de thèmes théoriques depuis longtemps débattus, peut sembler non seulement naïf et prétentieux, mais également bien inutile. Si d’un point de vue extérieur le discours philosophique est en apparence facile à tenir, comme représentation logique abstraite d’un idéal universel se contentant de répéter une longue tradition et de se donner bonne conscience, la mise en œuvre du projet exige en réalité rien moins que de sortir précisément du plan du discours, et de se mettre à l’épreuve de la concrétisation des intentions. Car, s’il est vrai que le discours philosophique est chose connue, situable et repérable, déposée dans des œuvres disponibles, le véritable travail d’appropriation et la mise en pratique, par un investissement personnel sérieux, sont moins évidents à opérer : surtout si la reconnaissance d’une telle destination implique la prise en compte ou le développement d’une conversion intérieure et une transformation de l’existence.
Cependant, d’un autre côté, la recherche du sens philosophique a-t-elle réellement un intérêt, peut-elle apporter quelque chose dans l’immédiateté des affaires quotidiennes, les urgences du présent ? Une telle perspective n’est-elle pas improbable, secondaire, voire un loisir luxueux auquel il n’est pas raisonnable de se consacrer ? En effet, l’exercice de la philosophie éloigne au premier abord de toute efficience pratique, et revient en quelque sorte à se poser des questions qui ne mènent nulle part et risquent plutôt de nous égarer de l’essentiel : la vie concrète. Car commencer à philosopher implique au fond de se détacher de toute caution extérieure ou vérité définitive : la quête du sens à la fois recommence toujours, est constamment en cours d’expérimentation, et n’est jamais accomplie. Autrement dit, cette perspective se heurte au problème de son évanescence, d’un improbable accomplissement au service de la vie.
Le mouvement de la quête est donc habité par cette interrogation, et même traversé par l’exigence d’un perpétuel retour sur soi, d’une reconquête et d’une réactivation permanentes de son intention. La recherche est par là constamment mise à l’épreuve, puisque aussi ce qui est en question et qu’il s’agirait de réaliser ne peut finalement faire l’objet d’une détermination concrète, d’un dogme ou d’une méthode constitués une fois pour toutes et aisément praticables. Par conséquent, cette voie n’est ni facile d’accès ni attirante, dans la mesure où s’engager sur le chemin d’appropriation de la pensée suppose d’abandonner l’assurance des habitudes et la sécurité confortable d’une vision pragmatique.
La vie philosophique est toujours neuve, risquée, incertaine, sans garanties, car elle met en jeu la pertinence du discours lui-même, et le développement d’un tel état d’esprit peut très bien se heurter aux habitudes et aux traditions installées, bousculer le sommeil dogmatique des contemporains. Persévérant dans cette direction, l’homme court le risque d’un discours décalé, utopique, hors de propos, vaporeux.. De la sorte, le philosophe avance dans l’ombre et côtoie toujours la possibilité du doute, de l’échec et du désœuvrement, de l’illégitimité ou de l’incompréhension. Car : comment rendre utile et accessible une vision souterraine, hypothétique ou alternative, dont l’actualité est problématique, ouverte, suspendue, toujours future, provisoire, fugitive ? Comment témoigner du sens d’une recherche dont l’actualisation est toujours passée, décalée, en rupture avec les conventions de la communauté ?
Dans le discours du philosophe, avançait Maurice Blanchot, « il y a ce qu’il dit et qui est important, nouveau et propre à prolonger l’interminable discours, mais, derrière ce qu’il dit, il y a quelque chose qui lui retire la parole, ce dis-cours précisément sans droit, sans signes, illégitime, mal venu, de mauvais augure… » Répondant de cette possibilité, répondant de ce désastre obscur et sauvage lié à l’inachèvement et à l’anachronisme qui hante la démarche philosophique, le philosophe soupçonne « qu’il n’est pas seulement lui-même injustifié, sans garanties et sans attaches et en quelque façon frappé d’inexistence, mais toujours en rapport avec ce qui est interdit dans la société où il a sa « fonction », puisque lui-même ne parle qu’en reparlant sur ce non-discours insolent, inerte, dissident… » (Revue L’Arc Merleau-Ponty)
C’est pourquoi, comme l’ont envisagé de nombreux penseurs contemporains, la philosophie est amenée à se transformer et à réexaminer son rapport à l’existence naturelle et aux intérêts des hommes, et doit ensuite chercher une formulation de son propre discours rationnel pour en manifester l’intention. Plus précisément, c’est par une mise en œuvre pratique de son discours que la philosophie peut devenir une force positive capable de faire face aux puissances naturelles. L’effort de réalisation personnelle est à ce moment décisif, puisque c’est uniquement au sein d’une expérience d’appropriation du discours, et dans l’unité et la cohérence d’un itinéraire effectif, que les oppositions abstraites ou objectives peuvent trouver leur résolution, ou du moins une mise en perspective et une élucidation de leur sens. S’il est pleinement philosophe, nous dit André Stanguennec, l’homme « doit désirer aussi une sagesse pratique ou mettre en pratique sa sagesse théorique. La dimension pratique de la sagesse est ce que l’on nomme souvent la sagesse morale ou encore la sagesse comme éthique de vie. Cette dimension est si peu accessoire que, si l’on revient sur l’interrogation initiale du philosophe concernant la signification du monde, on s’aperçoit que c’est, le plus souvent, parce qu’il désire « bien vivre » au sens de « vivre bien », donc bien agir dans le monde, qu’il a choisi de faire tout ce cheminement théorique. » (Réflexions sur trois sagesses.)
Cette position médiane, qui mobilise ensemble et requiert une valorisation équivalente de la vie sensible et de la vie réflexive, ne peut plus du tout se présenter comme un résumé, une synthèse ou un axiome établis une fois pour toutes. En outre, il s’agit de comprendre que la philosophie n’est pas un discours, mais une pratique concrète, et que cette pratique ne vise pas à conforter le monde déjà installé dans ses certitudes, mais à en comprendre le sens, en manifestant la présence humaine qui le soutient et le mobilise. C’est pourquoi la difficulté principale d’une telle réévaluation, c’est que dès lors la philosophie doit chaque jour inventer ou découvrir la voie de son actualisation. Si elle veut exister et prendre part au cours de l’existence, elle doit se renouveler en rapport avec les situations vécues, sous de toujours nouvelles formes finies. La reformulation du projet repose donc essentiellement sur l’incarnation de l’esprit, sur le mode de présence et l’attitude de l’homme philosophe.
« Pour l’individu, la sagesse se montre comme la réalité de sa vie en tant qu’elle est vécue en responsabilité devant l’universel, dans le discours toujours inachevé, toujours à achever. » expliquait Eric Weil, à la fin de sa Logique de la philosophie (p. 439.) En d’autres termes : si la dimension de la pratique est décisive, qui englobe tous les actes et horizons possibles de la subjectivité intentionnelle, c’est tout simplement par ce que l’homme n’est pas un pur esprit, et qu’ayant un corps et une âme il est nécessairement en rapport à des réalités empiriques effectives, au milieu et à partir desquelles seulement il peut développer la conscience de son sens. Aussi, l’actualisation de l’esprit de la « sagesse » peut se comprendre comme la mise en œuvre pratique de la pensée transcendantale dans l’ici et maintenant de l’expérience naturelle.
La pensée commence et se poursuit toujours dans l’épreuve de la rigueur finie de l’existence, au-delà d’une manifestation seulement intérieure, intentionnelle ou transcendantale. Ensuite, le projet stratégique de « se connaître soi-même » pour devenir conscient de ce qui se joue au cœur de la vie, prend tout son sens dans le cadre de la phénoménologie transcendantale héritée de Husserl. Lorsque la philosophie se met sérieusement à l’épreuve de la pratique, de sorte à entreprendre une réflexion critique en retour sur son fondement et sa signification pour l’existence humaine finie, c’est dans le but de se redéployer à l’intérieur de la vie des sujets pour y réfléchir le sens.
Dans un essai d’une grande perspicacité, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, Anne Montavont présentait rigoureusement cette possibilité de reprise de soi de la conscience immergée dans la vie : « La vie transcendantale s’accomplit dans un anonymat profond et reste aveugle à elle-même aussi longtemps qu’elle ne réfléchit pas sur son auto-constitution. Plus la vie prend conscience d’elle-même, c’est-à-dire de sa propre constitution, plus elle réalise l’unité… : c’est la vie pleinement transcendantale qui se sait vie de et dans le monde. » (p.48) L’approche phénoménologique commence dans la vie, part de l’insertion entière de la conscience dans l’expérience immédiate, par laquelle l’homme participe, se projette et peut ensuite ressaisir et méditer son action concrète. La pensée se formule et s’institue au cœur de la vie intentionnelle pour y révéler une intention oubliée ou une signification latente, et dégager un rapport intérieur et une résolution plus explicite.
Dans le même sens, à l’occasion d’un article présentant le sens de ce « tournant pratique de la phénoménologie » héritée de Husserl, Natalie Depraz expliquait : « Je ne me détache alors du monde que pour mieux en ressaisir le sens pour moi, pour mieux y séjourner : on peut alors parler, à propos de cette phénoménologie de… reconquête seconde… Aussi la connaissance de soi qui naît de la relation attentive au monde et aux autres est-elle mue par une attitude, un ethos situé aux antipodes du geste fondationnel de théorisation apodictique… Une telle relation approfondie à soi-même, si elle passe essentiellement par l’autre, engage une éthique d’observation patiente de soi qui confère au transcendantal le statut d’une réflexivité critique concrète du sujet sur lui-même. » (Revue philosophique de la France et de l’étranger, mai 2004)
Par ailleurs, plus précisément, tout notre projet consiste à essayer de comprendre ce qui est impliqué dans la pensée weilienne de la sagesse : la fin du discours philosophique par sa mise en pratique, pour en vivre le sens. Cette sortie du discours ne signifie pas un dépassement radical vers une transcendance, un abandon à l’immanence et un achèvement dans la vie naturelle, ou encore une restauration du monde à partir de la mise à jour d’un absolu. Le mode de réalisation envisagé par Eric Weil repose au fond sur une intensification et une intériorisation finale du sens de la recherche, et même sur une régénération de l’homme pouvant esquisser ou reformuler la vérité de cette quête partout et toujours.
I – Une expérience inaugurale : le « thaumazein ».
Faisons une hypothèse : parfois, vivre est impossible. Vivre n’est plus de l’ordre du possible, lorsque l’être humain doit se mobiliser pour faire face à un « désastre obscur ». La vie prolonge alors un élan inaugural et apodictique, s’ancre dans une nécessité intérieure pour affronter les contingences de l’existence. La vie est portée par une motivation intentionnelle traversant les aléas et obstacles du monde objectif. « Le début, c’est l’expérience pure, et pour ainsi dire muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression de son propre sens », déclarait Husserl. Cette expérience décisive inaugurale, qui précède et provoque l’émergence de la pensée, est l’épreuve du mal, l’expérience de la négativité. L’humanité ne cesse d’affronter les manifestations de non-sens, de méditer sur leurs origines pour en résoudre ou en repousser la venue. Il y a donc originairement une intime corrélation entre cette épreuve et la quête de la connaissance et d’une autre pratique. Ou la mise en œuvre d’une attitude créatrice plus exigeante, pour « vivre au-delà de la vie même », comme l’exposait Paul Audi : Créer (cf. p. 30).
Si philosopher c’est apprendre à mourir, c’est aussi apprendre qu’en Occident la mort est déjà depuis longtemps installée et instituée au cœur de la vie, non pas naturellement mais de manière culturelle et symbolique. C’est donc apprendre qu’il faut parfois vivre non seulement habité d’une inquiétude persistante, mais démobilisé, égaré et isolé par la torture morale, « non seulement mort, mais vivant jour et nuit la mort intérieure. » Face à une telle épreuve, l’humanité touche aux limites du savoir. On peut même se demander, très sérieusement : comment se fait-il que la civilisation européenne, si confiante en soi et si avancée dans le domaine de la raison, soit si incapable en matière d’émancipation morale authentique ? Nous constatons la misère spirituelle d’une société qui multiplie partout les atteintes à la dignité humaine. N’en ressort rien de bien consistant, pertinent, constructif : seulement des désirs narcissiques de puissance, des conflits à perte de vue, et une humanité délaissée, entre l’ignorance et la violence et le mépris.
Soyons clair : c’est uniquement un certain usage de la raison qui est engagé ici, la raison au service du pouvoir, dans l’occultation de son essence véritable. Donc, voilà : derrière les apparences d’une société bien ordonnée, se déploient et s’intensifient les incohérences d’un bazar dogmatique, se poursuit la catastrophe. A l’ombre de grands discours édifiants et des belles intentions, des pouvoirs parallèles justifient et organisent l’asservissement généralisé, au nom de la rentabilité technique et économique. Des médias participent à la manipulation idéologique, à une falsification malsaine des valeurs et de la vérité. En allant plus loin, des stratégies de harcèlement consistent à diminuer et à exclure de la collectivité tout esprit critique et toute possibilité de contestation. Le système autoritaire n’est pas loin. Nous assistons à l’« extension du domaine de la manipulation » (M. Marzano).
En résulte l’exigence de réévaluation et de reconstruction de la notion de responsabilité humaine, à partir de nouveaux modèles, de repères extérieurs à l’expérience immédiate de la culture. C’est dès lors sur les marges, à l’écart ou en retrait des lieux officiels d’exercice du pouvoir, que devra s’élaborer une vision critique et soucieuse indépendante, se formuler secrètement une autre démarche, une expérience divergente ou parallèle, dissidente, de la raison. Car il importe désormais de refonder de façon critique la légitimité de la loi, face à ses détournements et perversions intéressés pour des intérêts présentés comme naturels. En outre, l’adoption d’une fonction officielle ne peut plus être assurée naïvement, mais désormais fondée par la raison critique.
Maintenant voici : la nécessité de la pensée émerge et se formule en réponse à la situation de crise du sens. L’épreuve de la crise du sens, c’est-à-dire l’expérience radicale de la rupture et de la perte d’une vision harmonieuse et cohérente du monde, est fondatrice à la fois d’un parcours à long terme et d’une interrogation insistante sur la possibilité de l’événement lui-même. C’est en creux l’expérience radicale de l’étonnement, la rupture de la compréhensibilité du monde : la manifestation du non-sens de la réalité présente. C’est l’événement originaire du « thaumazein », de la surprise provoquée par une contradiction ou inadéquation flagrante et brutale entre les apparences et la réalité, entre l’ordre logique des significations du discours officiel et l’ordre de l’expérience subjective effective : le présent vivant. Se produit au fond un mouvement semblable à celui qui fut à la naissance de la philosophie, une « sorte de catastrophe du sens, dans la non-évidence d’une non-donation originaire » (Richir).
L’homme qui vit dans la certitude de son monde, qui assoit son action sur des convictions bien établies et ne rencontre pas de mise en questions majeures, n’a pas besoin de penser. « Il sait ce qui est essentiel et ce qui importe dans sa vie et dans celle de sa communauté… ; comme tout ce qui lui arrive possède à ses yeux un sens, à aucun moment il n’est rejeté sur lui-même comme s’il devait reconstruire un monde à partir de lui-même comme du seul fondement possible (…) Ce n’est qu’après la destruction de ce monde de la satisfaction toujours garantie (sinon toujours donnée) et où tout est accepté parce que tout y est sensé, que l’individu se met à penser et à réfléchir… », déclarait très pertinemment Eric Weil dans sa Philosophie politique. Cette expérience première de rupture peut avoir lieu sous la figure de la trahison, de l’injustice et de la manipulation idéologique : du mensonge et du non-sens du discours prétendant représenter adéquatement la réalité.
Se forme une nouvelle attitude critique, à l’égard du cours de l’histoire et des pouvoirs de la communication, examinant le gouffre entre les intentions apparentes du discours institué et la violence souterraine qu’il dissimule. Devant l’utilisation et le retournement d’un discours rationnel, contre les êtres qu’il semblait auparavant cautionner, se développe alors un rapport de suspicion et de distance : à l’égard des instances représentatives de l’ordre et du savoir, des discours officiels et des idéaux établis. En résulte la mise en abîme et l’exigence de reconstruction de la notion de responsabilité, ainsi qu’un recherche sur les conditions de possibilité d’une autre attitude humaine. Une telle réflexion s’accompagne implicitement de la mise en question de toutes les idoles passivement acceptées, et la critique des représentations dogmatiques spontanément adoptées par le sens commun. D’où une recherche au croisement des différents horizons de la philosophie : l’éthique, l’épistémologie et la métaphysique.
« Traverser l’expérience de la perte du sens signifie que le sens auquel nous reviendrons peut-être ne sera plus pour nous un simple fait immédiatement donné…, mais qu’il sera un sens réfléchi, à la recherche d’une preuve dont il devra répondre. Que, par conséquent, il ne sera jamais ni donné ni acquis définitivement.», concluait Jan Patocka (Essais hérétiques.) L’homme traversant cette épreuve ne peut donc plus spontanément accorder de valeur aux institutions traditionnelles, car il exige désormais de comprendre et d’examiner la pertinence ou la véracité des discours. Cependant, la finalité véritable de toute cette entreprise de clarification, de cette élucidation systématique, est au fond un travail de « reconquête de la spontanéité », autrement dit un renouvellement de la vie par le réveil des ressources de l’esprit. Il s’agit pratiquement d’arracher aux forces de falsification et de manipulation la mise en œuvre de la vérité, de rendre à nouveau possible une parole juste et authentique au sein de la communauté.
La société, la civilisation et la culture n’ont pas de sens en dehors des intentions et actions personnelles en interdépendance, et concourant ensemble à la construction du présent. Mais cela signifie-t-il que la communauté soit le dernier mot de la vocation humaine ? Quelle peut être la place de la vérité de l’homme, ce que chacun porte en soi et qui n’est réalisable par aucun autre ? (Martin Buber) En dehors de l’activité de reprise de soi du sujet, ou avant sa mise en œuvre et son investissement pratique dans le monde, la réalité apparente n’est que le résultat secondaire de ce qui a déjà eu lieu lorsque les sujets agissaient ensemble, est une conséquence provisoire de projets non encore aboutis. Aussi, lorsqu’il médite et se concentre en soi pour préparer un nouvel élan, lorsqu’il pense, qu’il écrit ou qu’il prie, l’homme n’est alors pas en retrait, à l’écart du monde de l’effectif en cours, mais constitue précisément un lieu de concentration préparant une autre venue, ou révélant ce qui a lieu dans le cours autrement anonyme de la vie.
Le sujet, en tentant de penser ce qui lui arrive, ce dont il fait l’expérience et l’épreuve existentielle, s’ouvre à autre chose que soi. Pour paraphraser Gusdorf, il ne s’agit plus seulement de « changer quelque chose à l’ordre des choses » (Mythe et métaphysique), mais de changer l’attitude de l’homme en rapport avec cet ordre de chose. Il n’est plus possible de comprendre et de vivre simplement sur des positions finies, car l’intériorité de l’esprit participe à tout ce qui arrive. Il importe d’atteindre, de retrouver ou redécouvrir cette activité de la conscience qui alimente et renouvelle le fond de la vie, qui fonde l’éducation, et non plus la culture, ou encore la connaissance de l’homme et non plus la science du monde. Cette autre attitude ne sera donc pas « naturelle » au sens de la spontanéité instinctive ou de la sincérité innocente, mais sera plutôt seconde, et « culturelle » au sens où une activité explicite et volontaire de la conscience y est intégrée par essence, qui la fonde et l’oriente dans la pratique.
Par conséquent, c’est l’expérience de la contingence de la vie effective qui éveille aux questions métaphysiques. Emerge alors une perspective utopique, se forme le projet alternatif d’une attitude qui pourrait se passer de l’exercice extérieur du pouvoir, et qui se concentrerait au contraire sur le projet de changer l’homme en ce qu’il a de plus profond. Comme l’envisageait à sa manière B.-H. Lévy : « Oui, nous savons le monde ployé à la loi du Maître…, mais nous continuerons de penser, de penser jusqu’au bout, de penser sans la croire, l’impossible idée d’un monde soustrait à la Maîtrise. » Le pouvoir repose sur une représentation partielle et séparée, sur une stratégie visant à mobiliser des ressources naturelles pour les transformer et mettre au service d’une cause qui leur est étrangère, et se constitue finalement lorsqu’il dissimule la vérité de ses intentions. C’est pourquoi le simple fait d’adopter une exigence épistémologique et éthique plus conséquentes constitue une forme de contestation, une mise en question des abus du pouvoir relatif en place.
Mais, il s’agit de faire en sorte que cette activité de la conscience intervienne dans le quotidien : il s’agit donc de choisir, d’élaborer une stratégie, de mettre en œuvre chaque jour les intentions dans les actes. Il est nécessaire d’exercer un minimum de pouvoir sur la réalité, de posséder la maîtrise de quelques compétences, pour perdurer dans la société et ne pas être tributaire des forces naturelles. Ce principe d’efficacité élémentaire suppose en même temps de bien faire chaque action et d’aller jusqu’au bout des projets commencés. Cela nécessite d’accomplir et terminer, mener jusqu’à une réalisation présente effective en accord avec les intentions, les pensées et les écrits engagés. La quête de sens et la quête de soi s’inscrivent au cœur de l’existence et se transforment au fil de la recherche, selon un mouvement pour ainsi dire d’émulation réciproque, les apports ou acquis spirituels prenant corps en même temps que la vie finie découvre son sens.
II - Variations circulaires autour d’une énigme.
Au fond, nous supposons toujours que la vie doit impérativement avoir un sens, nous ne pouvons pas vivre sans nous rapporter à des buts et des valeurs qui englobent et mobilisent la vie. L’existence individuelle se réfère donc nécessairement à la vie de l’esprit. Allons plus loin : qu’est-ce qui semble le plus nécessaire du point de vue de l’humanité de l’homme ? Non pas l’affirmation multidirectionnelle et indéfinie de l’individu, non pas l’accumulation des forces techniques et la spécialisation des modes d’existences, mais la clarification et l’intensification des relations, la transparence et le dénuement, la réduction de tous les obstacles et des isolements, l’illumination et la vérité, la manifestation de la totalité derrière les oppositions, la réalisation d’un ici et maintenant sans ailleurs ni lendemain, sans extériorité ni refuge.
En conséquence du mouvement de reprise de soi, s’affirme un nouveau rapport de priorité au cœur de la vie personnelle, une réorientation des intérêts selon une vision englobant la situation locale et momentanée. Ce qui signifie éviter tous les prétextes et les écarts qui freinent ou rendent esclave des faits accomplis. Il s’agit de faire face à la tentation de la servitude volontaire en osant affirmer et penser chaque jour le sens de la dignité humaine. La tentative de réconciliation et de réalisation constitue par principe une démarche très « subjective », sa mise en œuvre impliquant la maturation et l’expérimentation progressives. Il s’agit donc d’une initiation patiente et difficile, à la manifestation de l’esprit au cœur de la vie personnelle. Cela veut dire enfin se donner les moyens de transformer la réalité vécue en elle-même. C’est ainsi que dans la rigueur finie de l’existence surgit la tentation de l’utopie. L’utopie d’une existence se refusant catégoriquement à toute intervention dogmatique, toute participation pouvant entraîner involontairement des conséquences négatives.
Pour l’exprimer synthétiquement, dans les termes de la phénoménologie ou de l’idéalisme, l’homme n’est pas seulement un être naturel, ne se vit pas uniquement sur le plan du monde existentiel comme un être corporel doté d’une identité personnelle, mais porte aussi en lui une forme d’activité symbolique, en retrait de ce qui arrive et comme de façon souterraine. Le sujet est donc aussi capable d’une activité spirituelle ou intérieure de la conscience. C’est pourquoi il ne peut pas s’agir dans l’existence de simplement ou exclusivement répondre, acquiescer ou réagir aux événements, car il est également possible de s’écarter de cette vie, de se distancer pour y introduire une perspective encore méconnue. L’individu cherche dans la connaissance une réponse alternative pour ne pas être dupe de la contingence, cherche les ressources d‘une vie plus que mortelle.
Dans notre quotidien nous pouvons avoir l’impression, l’illusion, que la cité au sein de laquelle nous menons notre vie avance sans nous, que l’histoire se déroule malgré et contre nous, de sorte que ce qui nous arrive ne nous appartient pas tout à fait, nous est imposé en quelque sorte sans que nous y puissions intervenir efficacement. Ce que nous appelons alors le destin n’est au fond que la somme de toutes les passivités accumulées, les ignorances et les impuissances, et symbolise plutôt nos limites humaines, représente tout ce qui nous échappe ou nous dépasse, et non pas nécessairement une volonté étrangère ou malsaine. Il y a donc là tout un domaine à conquérir, à explorer, et à intégrer ensuite dans le cours de nos projets volontaires. Il n’y a donc pas de prédétermination ou fatalité inéluctables : la raison doit pouvoir reconquérir ses droits, et ses finalités. C’est ainsi qu’à la recherche du bonheur terrestre s’ajoute et se superpose l’aventure de la vocation personnelle, le projet d’une réalisation plus singulière.
Pour quiconque, une prise de parole personnelle est un risque et un défi : on s’avance vers l’inconnu, à l’écart des voies déjà balisées, pour esquisser une vérité encore à venir. Chaque autre peut écouter pour approcher de l’extérieur cette aventure, pour y reconnaître sa propre démarche, mais ne saurait réellement appréhender le fond d’une recherche toujours singulière. C’est pourquoi aussi, tout jugement est suspendu : il n’est plus de reconnaissance ou de condamnation possible. Par la manière de mûrir ses énigmes et d’avancer vers sa propre résolution, chacun répond selon la force de sa nécessité intérieure dans la situation présente de son cheminement. Pour qui tente d’inventer sa propre voie au risque de s’égarer provisoirement, être à sa juste hauteur signifie parcourir et mener plus loin son propre chemin, réévaluer et modifier chaque jour la pertinence ou la rigueur de la quête.
Or, prendre la parole et répondre de la façon la plus juste, pour assumer une vocation propre, suppose de s’être avancé dans l’inconnu et d’avoir éprouvé son lot minimum de perte, d’erreurs. La longue recherche philosophique consiste aussi en cela : chacun découvrant peu à peu des facettes de l’humanité, réoriente ses projets en fonction de ce qu’il apprend. Or, avec cette mobilisation du fond de soi-même, commence une interrogation des évidences acquises, des habitudes culturelles et des formes d’ignorance bien établies. Apparaît l’exigence de s’écarter ou de suspendre les certitudes et habitudes relatives, cautionnées par la majorité communautaire, pour mettre en œuvre une nouvelle attitude : plus proche des possibilités pratiques du sujet et plus ouverte sur l’intérêt de la communauté. En traversant l’épreuve de la disparition des cautions traditionnelles, le sujet peut percevoir qu’il vit rarement en accord avec ce qui importe véritablement.
Mais, alors, quand est-ce que tout cela a commencé ? Et à quel moment l’homme qui pense ou qui écrit, peut-il assumer une parole à ce propos, et devenir le sujet de ce qui se présente à lui, de ce qui prend forme et se dépose dans son discours ? A partir de quel événement, illumination ou résolution soudaine de la vérité du parcours, manifestation enfin compréhensible des abîmes de la vie, peut-il décider d’en répondre ? Où mènent les esquisses préparatoires s’accumulant au fil des ans ? D’après Roger Laporte : « l’attente par le narrateur du moment toujours différé où il commencera à écrire, c’est-à-dire du moment où il aura trouvé une justification de l’œuvre d’art, voire de la vie. » Ou encore, s’agirait-il de la mise à jour ou plutôt de la maturation lente d’une possibilité souveraine depuis longtemps cherchée, permettant finalement de « reconquérir une terre que l’on croyait à jamais perdue, se retrouver soi-même » ? (A l’extrême pointe)
Blanchot énonçait qu’un livre a un toujours centre qui l’attire, une énigme autour de laquelle il ne cesse de tourner pour tenter de l’approcher, de la circonscrire, pour en approfondir l’épreuve. Ici l’énigme est la possibilité de devenir le sujet d’un discours, de répondre de la signification d’une vie. Maintenant, « si l’origine n’a jamais été présente, si le sujet parlant se découvre toujours pris dans une irréductible secondarité…, autrement dit si tout a toujours déjà commencé au moment où je crois prendre la parole en mon nom, alors s’ouvre à moi deux possibilités : ou bien je sombre dans une angoisse de persécution, je proteste contre la dépossession de ma pensée,… ou bien je suis comme instantanément libéré, relevé du devoir d’être moi, cet exemplaire unique, sujet original entre tous, parlant hors répétition et mimétisme. Alors, puisque je ne suis plus seul quand j’écris, puisque bien d’autres voix parlent en moi… ce que je croyait être ma « puissance inaugurante »…alors, libéré de moi, j’écris ». Evelyne Grossman, L’angoisse de penser.
Un homme peut commencer à élever sa propre voix, oser exprimer la pensée qui s’est déposée ou dont la venue s’est imposée dans le cours de sa vie, parce qu’elle plonge ses racines dans une histoire commune très lointaine, et parce que cette parole est au fond seulement la trace d’une destination inconnue, ne fait que témoigner d’un souci infondable et constitutif. L’écriture obéit ainsi à une nécessité intérieure : elle ne viendrait jamais au monde si ce n’était pour garantir ou reconquérir la vie, pour marcher vers une plus sereine dépossession de toute raison étrangère. Ecrire s’avance loin de toute imposture ou affirmation extérieure à soi, seulement pour aller à la rencontre d’autres hommes engagés sur un même chemin. Bernard Noël s’agaçait devant le manque de patience, et le besoin de réponses toutes faites : « On nous casse la tête : pourquoi écrivez-vous ? Mais quoi : on n’écrit pas pour écrire, et si ça fait des livres, ce n’est qu’un côté de la question. Je sais que j’ai écris, finalement, pour aller vers les amis auxquels je ne pouvais parler. » (dans une lettre à Georges Perros).
Cependant, à travers l’expérience de l’écriture, résistant aux diverses épreuves qui jalonnent une entreprise de création, la recherche d’un langage singulier et recelant pourtant en soi au cœur de sa manifestation un éclat irréductible d’universel, l’homme modifie considérablement ses relations à la vie donnée, il y perd sa peau, y brûle son innocence native, et ne saurait se reconnaître à la fin dans ce qu’il avait été au commencement, dans ce que le destin avait fait de lui. Nous pourrions même supposer que toute l’aventure de la création n’avait pour véritable but et pour fonction décisive que de lui permettre d’avancer et de se transformer pour accéder à une autre forme d’existence. La signification dernière de l’écriture, après déprise et transformation symbolique, ne peut plus être en rapport immédiat avec ce dont elle est partie.
Une création singulière est toujours par essence d’une certaine façon méconnue, intruse, elle tombe du ciel et n’est pas simplement accessible ou réductible à une réalité finie. Ce n’est donc plus cet être incarné, appartenant en apparence à l’ordre naturel, qui émerge et qui élève à présent sa voix à travers son art, mais une révélation de la lumière au milieu de la nuit, une manifestation inédite, inconciliable avec les identités anciennes. En essayant par l’écriture de concilier l’ordre naturel et l’énigme de la destination de l’esprit, la littérature « ne cesse de viser à la totalité, une totalité qui ne peut plus être trouvée dans le monde présent, qui n’est plus une entité concrète et qui doit dès lors être recréée de manière abstraite. », expliquait alors Claire de Obaldia (L’esprit de l’essai). Comme si la vie désormais était en dette à l’égard d’une signification que le sujet n’a pas connu, et se lançait dans la recherche d’une parole à la mesure de cette énigme, pour mettre en œuvre une existence ouverte en rapport avec cette possibilité.
« Ecrire, c’est savoir que ce qui n’est pas encore produit dans la lettre n’a pas d’autre demeure, ne nous attend pas dans quelque… entendement divin. (…) C’est parce qu’elle est inaugurale…, que l’écriture est dangereuse et angoissante. Elle ne sait pas où elle va, aucune sagesse ne la garde de cette précipitation essentielle vers le sens qu’elle constitue et qui est d’abord son avenir. », proposait Derrida. Si écrire est une forme de gratitude en guise de réponse au nom de la vie reçue, cette reconnaissance envers la vie naturelle n’est pas une rétribution : car il s’agit de répondre d’un sens que ce don à réveillé, d’assumer une possibilité qui a émergée mais qui était insoupçonnée, imprévisible. La gratitude est donc témoignée comme révélation d’une différence inconciliable, de ce qui était incompréhensible sur le plan de la vie. Comment n’en serions-nous pas reconnaissant envers cette absence et cette distance au cœur de la vie, qui rendit possible le développement d’un autre rapport à ce qu’elle ne contient pas ?
Longtemps méditer, écrire pour invoquer et rassembler des ressources inédites, appeler une autre modalité de présence au monde, pour faire face à l’énigmatique et accueillir l’imprévisible, pour aborder sereinement une négativité sourde surgissant dans l’être sans s’annoncer ni se présenter clairement, se réveiller pour poser à distance les éclats de violence et interroger l’absence qui en résultait, pour tenter de s’en extraire et formuler une parole humaine sur ce qui semblait au premier abord échapper à toute « culture », se soustraire à la pensée civilisée et correspondre à une sauvagerie non pas ancienne ou étrangère, mais à un état propre et inappropriable de l’homme accompagnant sa venue, se générant au creux de son affirmation et du déploiement moderne rationnel d’une existence subjective. Non pas engagé sur cette voie pour s’assurer un rôle et affirmer une résolution souveraine, mais pour s’enfoncer dans la source première de l’étonnement..
C’est selon une telle perspective que Max Bilen apportait une juste précision, concernant le cheminement intérieur d’un sujet personnel : « l’écriture n’assure d’autre accomplissement que celui de la naissance : elle permet de venir au monde. Et, tout le temps que dure la gestation, l’écriture est le déroulement d’une perpétuelle perdition. » Mais qu’il y ait perdition en cours de chemin ne signifie pas que cet égarement soit définitif, ni même qu’il ne soit pas accompagné parallèlement de certains repères essentiels transcendants à la situation existentielle en devenir. D’autant plus que ces repères symboliques fondamentaux ne sont pas extérieurs au sujet, mais appartiennent rigoureusement à la vie de l’esprit et mûrissent au cours de son développement. Il y a en quelque sorte une facticité transcendantale de la marche vers le sens, un « appel de la conscience » : « l’épochè des usages établis peut reconduire le langage à lui-même et susciter une nouvelle institution du sens. », concluait Jérôme Porée (La philosophie à l’épreuve du mal.)
Autant dire que cette nécessité intérieure de la conscience, cette téléologie transcendantale s’éveillant au fond de l’homme, s’affirme et perdure par-delà les errances et les détours de l’existence individuelle. Nous pourrions même dire que cet appel vers un accomplissement plus conséquent, se forme à l’encontre de la volonté égologique, en cherchant à s’en dégager pour mettre en œuvre son intention : « Le premier acte philosophique est la mise à mort de soi-même », déclarait Novalis. Poursuivant sur cette voie et approfondissant la méditation de sa propre nécessité, le sujet est finalement amené à reconnaître que cet horizon transcendantal le porte au-delà et plus loin que sa propre présence au monde finie, passagère, locale. La prise de conscience de cette prédonation, du fait de se rapporter en permanence à une intentionnalité fondatrice, est corrélative d’un dépassement de la réalité personnelle, d’un détachement à l’égard de la mortalité propre.
Eugen Fink, cherchant à décrire les conséquences concrètes de la conversion transcendantale, expliquait : « La vie de l’homme dans l’humanité élucidée… est fondamentalement différente de la vie naturelle naïve (…) sa vie est une vie nouvelle », et que le monde reçoit nécessairement maintenant une autre signification. Se révèle alors une vitalité infinie au cœur du monde de la vie pour tous : de même qu’il n’y a qu’une nature universelle, « de même il n’y a qu’un seul enchaînement psychique, qui forme l’uni-totalité où sont enfermées toutes les âmes, toutes unies non pas extérieurement mais intérieurement,… par la compénétration intentionnelle dans laquelle leur vie forme une communauté. Chaque âme, réduite à sa pure intériorité, a son être-pour-soi-et-en-soi, sa vie originale propre » (Husserl, Krisis, p. 296.) Cela s’éclaire également, dès lors que l’on ne conçoit plus la méditation transcendantale comme une opération abstraite de désengagement, mais bien plutôt comme l’ouverture de ce qui a lieu dans le fond de la vie, comme la mise à jour des corrélations inter-subjectives.
Le détachement et la communauté universelle.
La sagesse absente ou interminablement manquée, espérée, requise. L’état spirituel ou l’idéal philosophique de « sagesse », en tant que réappropriation de soi permettant de vivre dans le monde en accord avec des valeurs universelles, ou comme source de renouvellement et de maturation de la dignité humaine, est en quelque sorte l’objet d’une recherche incessamment relancée, car le symbole d’une forme de réalisation fugitive pour laquelle l’être humain doit constamment se mobiliser, reprendre chaque jour la tâche d’un accomplissement dans les conditions finies ici et maintenant. C’est ainsi que le sujet peut envisager de se réapproprier sa propre existence du point de vue rationnel, grâce à la prise de conscience de ce qui lui arrive, en distinguant désormais entre ce qui lui a été imposé par les circonstances, par l’ignorance ou les voies du destin, ce qui a donc été adopté sur le sol du consensus communautaire, et ce qui au contraire correspond à une intention ou un projet absolument singuliers.
Gnôti séautôn : réduction et appropriation du domaine de la passivité. L’une des fonctions importantes de l’aventure de la connaissance réside dans l’appropriation et la relativisation, par l’exercice de la méditation et la mise à jour du sens caché, de tous les horizons de l’expérience passive de la vie quotidienne au sein du monde communautaire, culturel et historique hérité, constitué et stratifié au cours du temps. Le sujet se ressaisissant et réfléchissant cette expérience va alors du plus implicite, traditionnellement ou inconsciemment transmis, au plus explicite, à l’auto-méditation de sa propre situation d’appartenance personnelle à cet ordre de chose extérieur. Cette démarche consiste en l’élucidation systématique des directions et investissements intentionnels de la vie subjective, repose sur la suspension des participations implicites « naturelles » et sur l’étude critique de leur légitimité même.
Si le sage est l’homme qui sait ce qui importe et peut s’y tenir sans confusion (Eric Weil), s’il peut orienter son existence en la rapportant à une destination transcendantale plus conséquente qui lui donnera sens, alors il peut devenir un guide pour ses contemporains, faire face dignement aux diverses crises et bouleversements qui peuvent traverser le monde des apparences, en fondant son action sur un essentiel qui échappe aux aléas contingents. Or, c’est en un sens du manque de cette possibilité que naissent toutes littératures et projets de conquêtes extérieurs, et de l’incapacité à être, penser, créer, aimer au présent de la vie que viennent les dérives et les conflits. Littératures et conquêtes parfaitement légitimes par ailleurs, et inéluctables : il faut bien vivre, parler, agir, pour éprouver le manque qui suscitera en retour la quête, pour traverser le désert qui les habite et en chercher après la signification, la direction incertaine et inachevée.
La vie de l’esprit ou les décisions intérieures demeurent abstraites si elles n’interviennent pas dans la vie concrète, dans la rigueur finie et la gravité du temps objectif : les valeurs humaines se manifestent dans l’organisation de la vie quotidienne, au sein de la communauté, et non dans l’entretien de son propre confort intérieur. D’après Anselm Grün, « selon Saint Benoît, c’est toujours à son labeur quotidien que l’on voit si un homme mène une vie spirituelle, à sa manière de traiter les réalités terrestres, à sa façon de rencontrer ses semblables, d’organiser son temps, et non pas au soin qu’il prend de lui-même. » La tradition chinoise ne dit pas autrement : la voie intérieure s’éprouve dans l’existence ordinaire. L’intériorité du mystique doit atteindre un tel degré d’intensité qu’il n’ait plus besoin de se démarquer des autres êtres. Il peut vivre comme tout le monde. « Le Zen n’a que mépris et moquerie pour qui confond Illumination et évasion, pour qui aspire à vivre au-dessus et non au milieu des choses de la vie quotidienne », confirmait un auteur.
Partant de là en quoi peut donc consister une transformation spirituelle conséquente et mise en œuvre bénéfique de la vie ? Cela peut signifier, plus simplement, devoir tester ou expérimenter le principe ou l’idéal de la sagesse, dans le quotidien d’une existence en apparence sans rapport, et même opposée à cette recherche. Se ressaisir et concentrer son être, pour seulement essayer d’y voir clair et esquisser un chemin au milieu du labyrinthe, chercher une voie qui ne soit pas sans issue ni éternellement commençante. non pas pour renvoyer au cours d’une existence déjà installée, pour renvoyer aux certitudes d’un ordre du monde non problématique, mais plutôt pour inventer un nouveau rapport, pour inaugurer une manière d’être homme encore indéterminée, disponible pour de nouvelles réalisations, la possibilité d’être au moment de la mise en place d’un avenir encore indécidé de la vie.
La recherche d’un fondement, ou la référence à une caution transcendante, doit donc être intériorisée, pour se traduire par une organisation et une action adaptées sur le plan des réalités. La pensée mûrit et progresse en participant à la vie concrète, à travers l’expérimentation et la transformation de ses propositions, de sorte que la réflexion rétrospective et l’action prospective interagissent ensemble dans l’action. Une telle vision peut paraître banale, mais sa simplicité ne doit pas cacher la haute exigence qui la porte. René Daumal disait que « la délivrance est de se donner soi-même tout entier dans chaque action… ». De quoi s’agit-il donc ? Dire oui à chaque instant, en acceptant tous les événements comme des lieux de mobilisation de l’esprit. Maître Eckhart nous enseigne à ce propos que le véritable secret de l’humanisation, c’est de ne pas vivre au monde ou pour soi, ni même pour quelque raison que ce soit, mais uniquement au cœur du détachement, dans l’abandon de toute préoccupation terrestre : pour l’actualisation permanente du présent éternel.
Rappelons en confirmation le pacte fondateur du christianisme, qui introduit une dimension et des valeurs étrangers au simple renouvellement de la vie naturelle. La gnose christique rend tout homme unique et irremplaçable : « mais cette nouveauté signifie aussi qu’en acceptant la mort de son corps et de son âme, le Christ entend être la dernière victime humaine et rendre après lui le meurtre inexpiable… », résumait Raymond Abellio. Voilà donc le véritable enjeu de la connaissance, et le motif secret de toute quête de sagesse : que la mort, le mal, le négatif, ne soient plus acceptés comme des fatalités du destin après la révélation de la vérité, ou qu’ils soient illégitimes et condamnables à jamais. S’interdire d’exercer quelque pouvoir que ce soit revient donc à accepter sereinement la mort, à en courir dignement le risque. Voire même, à prendre en charge la mortalité liée aux ruptures de sens, pour ne transmettre que la vie, à réduire la part de négativité à l’œuvre dans le monde pour ne livrer que le sens positif
Maître Eckhart considérait, dans un de ses entretiens spirituels, qu’un « esprit libre est celui qui n’est troublé par rien et n’est attaché à rien, qui n’a lié le meilleur de lui-même à aucun mode et ne songe en rien à ce qui est sien… » Ainsi, pour pouvoir être réellement disponible, n’être d’aucune façon attaché à soi ou en opposition à une forme d’existence, il est nécessaire de comprendre la vie de manière non subjective ou non personnelle. Il s’agit d’aller à l’encontre de nos habitudes, de notre adhésion immédiate à la vie ayant cours, pour « faire le pari de la non-dualité de notre expérience subjective. » (Depraz). Cela suppose d’aborder et de vivre le présent dans l’ignorance de son sens, sans que son sens ne puisse être donné ni acquis définitivement. Ou encore, il s’agit d’un rapport au présent « dont le sens serait aussi dans le suspens et dans la distension de sa présence même : un présent qui serait, chaque fois, comme celui d’une naissance et d’une mort. », notait Jean-Luc Nancy (La pensée dérobée)
L’homme se trouve lui-même véritablement à la limite du pensable, prend conscience du fait d’être et d’être irréductiblement soi, lorsque la pensée est mise en échec ou à l’épreuve, lorsque la raison ne peut plus planifier son accomplissement, est devenue insuffisante, inefficiente. L’homme découvre une dimension plus intérieure et plus essentielle de son être lorsqu’il sort de la logique sécurisante du discours, lorsque la pensée entre dans le monde et rencontre alors de l’autre que soi : de la vie déjà à l’œuvre, en cours et inachevée, dont le sens est par nature indéterminé. Lorsque l’humain rencontre dans son propre présent l’autre que soi : les autres sujets, l’ouverture du devenir, la négativité révélant l’imperfection des agissements, ou encore les perspectives décalées ou limites de la sagesse et des idéaux transcendants, le rapport à un absolu. Tout cela qui arrête, modifie et relance la quête, oblige à un approfondissement intérieur, une nouvelle maturation du sens.
C’est pourquoi aussi, paradoxalement, la situation du sage est étrangère et incompréhensible, en tant qu’elle réalise une sortie hors des cadres de la pensée pour en vivre l’intention à présent : elle est sans garanties et sans attaches, en partie injustifiable ou insituable selon les critères objectifs. Avant d’être un moi se rapportant à soi, un homme est présent au monde et en communication avec tous les êtres qu’il rencontre, il est du fait de sa vie intentionnelle absolument incarné, et constitue sa propre pensée au cœur de l’expérience pratique qu’il fait des réalités. Ce serait la situation perpétuelle et fondatrice de toute signification ou orientation ultérieures. Le sujet ne peut donc se rapporter à soi que parce qu’il est d’abord présent au monde, et par là même toujours en relation avec d’autres êtres vivants intentionnels. « A chaque continuation originaire appartenant au présent vivant appartient également une empathie originaire, ou plutôt… une intentionnalité originaire exprimant une continuité avec autrui. », écrivait Husserl (Ms C17/84b) (Anne Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 262).
Renaître signifierait alors éprouver la dépossession, par un devenir-autre qui fonde le sens de la vie intérieure du monde. La phénoménologie de Husserl thématisait finalement une intentionnalité primordiale, une continuité interactive toujours déjà là avec autrui, donc en-deçà et avant l’émergence de la subjectivité séparée, avant la distance. Or, la pensée radicale de Georges Bataille cherchait à mettre en œuvre un tel dépassement de la conscience objectivante. « Sa théorisation radicale du sacré ouvre la question du vivre ensemble à la possibilité de sa transfiguration. (…) sa conception du sacré se veut la transformation radicale de la pensée du vivre ensemble : « La communauté ne réside dès lors pas uniquement dans la perte du moi, mais dans le rassemblement d’individus perdus à la subjectivité. » (…) une expérience limite dans la mesure où elle fait appel à un discours à la limite du communicable. », expliquait Michel Carrier, dans Penser le sacré.
L’homme renaît alors non pas comme un moi individuel, mais comme participant au cours de la manifestation de la vie intersubjective universelle, impliquant tous les êtres et renouvelant constamment sa venue en présence, son monde. Par là devient perceptible la possibilité d’une conversion et même d’une transformation intérieure grâce à la conscience. « Eliminer de soi-même tout ce qui l’empêche d’être vraiment soi, ce n’est pas pour l’homme se perdre, mais se retrouver », avait écrit Etienne Gilson. Poursuivant sur cette voie, Emmanuel Falque envisage une interprétation singulière du pur détachement de soi : « la résurrection n’est pas néantisation mais transformation. (…) Dit autrement, et dans les termes de l’altérité issus de la tradition phénoménologique…, le dernier degré de l’amour ne revient pas à se perdre dans une sorte de fusion affective en Dieu, mais à entrer dans une véritable « empathie » par laquelle l’homme demeure lui-même, en se laissant néanmoins transformer ou « devenir autre »… » (Dieu, la chair et l’autre, p. 365).
Par conséquent, le détachement prend réellement tout son sens, et devient pour ainsi dire vraiment « effectif », nourrit activement l’intériorité de l’homme et son action dans le monde, lorsque l’homme n’a plus besoin de cautionner et d’accorder de l’importance à ses actes, lorsqu’il est enfin capable de ne plus vivre pour et à partir de soi, mais selon la nécessité immanente de la vie transcendantale. Lorsqu’il ne se considère plus, lui et ses contemporains également, comme un être du monde, mais comme appartenant au règne intentionnel des esprits. Sa seule tâche devient alors de respecter et promouvoir l’expérience présente des êtres, d’accomplir un mouvement de reprise de ce qui a été reçu ou hérité passivement pour le transmettre en en réactualisant la signification. C’est à travers une pratique explicitement en rapport à l’insavoir et en rapport aux autres que le sujet réalise l’esprit du détachement. Et plus encore : il permet d’envisager la constitution d’une communauté des esprits reposant sur la capacité à se réveiller de son sommeil naturel.
La voie de l’ascèse et l’opération du détachement ne consistent pas à s’échapper hors des contraintes de l’existence, ne sauraient se résumer à une fuite, car la prise de distance et la suspension provisoire à l’égard du cours des choses s’affirment au contraire pour refonder et renouveler la vie communautaire à partir du réveil ou du contact de la vie intérieure des sujets qui la composent, à partir de la réactivation de la vie transcendantale originaire, de l’ouverture et de la disponibilité des esprits. C’est donc en vue d’une régénération du dynamisme et de l’intention inaugurale qui fonde la destination de la société que la recherche d’une voie alternative commence. La quête de sens doit pouvoir s’accomplir dans une vision et une pratique qui ne servent pas à conforter ou restaurer un état objectif spatio-temporel particulier, mais dans le rappel de la clarté de ses ressources fondamentales, qui précèdent et excèdent par essence toutes les formes finies.
Comment actualiser, dans la vie finie ici et maintenant, le principe d’une communauté transcendantale ? La communauté humaine intentionnelle est constituée et se renouvelle au sein des relations interpersonnelles en devenir. Les êtres n’y sont pas des vivants naturels et déterminés du monde, mais des sujets de ce monde, des êtres de projet pratique fondateurs d’une entente et de valeurs intersubjectives. Toute situation objective particulière doit donc être relativisée et référée dans le contexte des élans et des valeurs de cette historicité universelle de la communauté des sujets. Les sujets personnels sont en permanence toujours plus que leurs apparences, leurs actes et leurs paroles. La connaissance délivre de toute servitude intérieure, et fonde une nouvelle disponibilité envers toute manifestation de la vie. La communion avec les autres êtres actualise le détachement à l’égard de soi, et régénère la vie transcendantale, ouvre une autre manière d’être au monde.
Ce qui importe finalement, ce qui donne un sens à la vie de l’esprit et aux spéculations philosophiques, c’est de dévoiler en quoi tous les êtres sont orientés vers une même destination universelle, et que cette destination secrète, implicite, cette ruse de la raison anonyme ou impersonnelle est en réalité inscrite au fond de chaque être, appartenant à l’intériorité et pouvant être à tout instant redécouverte par la conscience. La tâche de la pensée consiste principalement à révéler et réveiller cette visée et cette vision transcendantale, pour les retrouver et développer, pour en mettre en œuvre l’expérience, lui faire peu à peu plus de place dans le monde des vivants. Ce qui signifie encore promouvoir l’humanité de l’homme, la singularité irremplaçable de tous les êtres, la transfiguration des corps et du monde entier : le dynamisme et l’interdépendance des horizons du sens de la vie.