Philosophie comparative et axes problématiques

Jean-Luc Spinosi

La philosophie occidentale semble se caractériser par la mise en valeur de la notion de substance. De cette dernière s’implique celle de sujet, ou de subjectivité. Mais peut-être cette histoire de la philosophie qui n’existe nulle part ailleurs qu’en occident est-elle un moment qui fait ombrage et porte à l’oubli que déjà les grecs avant Aristote et Platon n’accordaient pas de statut au sujet. Heidegger qui se réfère à cette pensée des origines ôte au sujet sa prééminence et lui substitue « l’être le là » ou Dasein. Toujours difficile à traduire mais indiquant que c’est le Sein, l’Etre qui effectue son règne (fusis). Nous sommes ici dans un cercle, car la boucle s’est fermée, ou du moins le semble-t-il. Cependant la réflexion philosophique ne s’arrête pas à Heidegger et peut-être que la « métaphysique de la métaphysique » reste un enjeu de cette tension incessante et incessible que nous nommons philosophie. Ce qui rendra toujours un son discordant sera la constante exclusion à l’œuvre dans un champ d’investigation déterminé tel que nous le montre l’histoire de la philosophie en occident ainsi que celle de ses autres domaines de la connaissance. De dangereuses scissions interviennent qui caractérisent une suite de ruptures tant gnoséologiques que géographiques. Mais cette histoire entre aussi dans le champ des possibles et l’on aurait tort de croire que toute philosophie suit cette déclinaison vers un crépuscule fatidique où la nuit du sens, la chute des idées archétypes laisserait en place l’autre mode du non-être, celui qui n’est que manque et non absence. D’un culte de l’étant qui n’est que « sous la main » à une pensée de l’être encore énigmatique et aporétique, il y a l’arc en ciel des couleurs de l’esprit, où l’Etre et la pensée qui sont le Même déploient les noèses d’une source inépuisable. Le logos comme recueillement et le noein comme saisie ou perception, impliquent aussi un « laisser se mettre en présence » car l’enracinement s’effectue dans l’Etre. De ces approches d’une pensée qui n’a pas besoin des concepts dans le sens habituel du terme, un parallèle est à effectuer avec la notion Chitta dans la philosophie orientale. En Sanskrit, chi signifie recueil et chit percevoir, le chita est un terme évoquant la pensée suprême qui comme « Boddhi-Chitta » est le cœur de la toute Connaissance. Une polysémie anime les notions de la pensée orientale, œuvrant par un jeu de miroir, où la pensée unilatérale et linéaire lutte, se trompe et prend ainsi « la corde pour le serpent ». Nous n’aborderons pas ici la structure des modalités gnoséoloqiques orientales, le thème ne s’y prêtant pas, seulement il suffira d’indiquer qu’un terme renferme en lui cette capacité de déploiement des sens multiples et de renvois des concepts à la manière d’un océan vertical où les vagues se reflètent les unes les autres dans un prodigieux kaléidoscope. Pourquoi cette route qui mène de l’occident à l’orient dans ce passage, cela signifierait-il qu’il y ait un point de jonction? Il ne faudrait pas se méprendre et croire que les deux axes soient compatibles, du moins dans le sens où l’hydrogène et l’oxygène s’accorderaient pour former une eau à laquelle nous pourrions prétendre désaltérer notre soif de connaissance. Mais peut-être encore le même n’est-il ainsi que parce qu’il implique une identité non tautologique et renvoi à cette identité de l’identité et de la non-identité que Hegel ou Schelling sur des accords différents ont perçu dans leur méditation grandiose sur l’Esprit et la Réalité. Mais peut-être est-ce parce que nous ne connaissons que l’identique moment nivellateur et souffrons d’une incapacité métaphysique, parce-que se pense la physique dans sa continuité dès lors que nous prétendons la dépasser, la physique ne passe pas, elle reste toujours là, voile obscur et oubli paralysant. Mais si dans une quête qui est un arrachement, vacille cette pensée du calcul au profit d’une pensée qui enfin pense, c’est à dire d’un cogito exponentiel qui pourrait d’étapes en étapes oser l’infinité des strates cognitifs sur des plans ontologiques encore ici insoupçonnés, nous pourrions peut-être voir, que tout comme la poésie et la pensée sont proches sur des monts séparés, que la théologie (comme réflexion sur l’ens supremum) et la philosophie, l’orient et l’occident le sont aussi. Etre proche ne signifie pas se rassembler, mais peut être évoquer ces modes de la pensée encore ignorés et pourtant suggérés qui fait de la transcendance une trans-ascendance. Cette dernière où le chemin est lui-même l’Absolu, comme l’énonce le Tao Te King, le Tao qui est à la fois le chemin, le principe, fondé dans « l’immédiateté représentationnelle » même, la présence de l’impalpable, Absence présente par rapport à laquelle nous sommes souvent des présences absentes. Oserons-nous ce défi de vouloir comparer des lieux, des régions de l’Etre et de l’Esprit, des moments de la Raison qui revêtant des formes différentes n’en restent pas moins des convergences. Les critères cartésiens de la vérité qui ordonnent aux mondes de devenir des choses claires, simples et distinctes, sont l’effet d’une raison qui arraisonne. Il nous faut annoncer une autre raison qui soit en « résonance » presque musicale, moins calculable et repérable mais où le sens fait signe et non le signe sens. Il est préférable de s’acheminer parmi les choses surprenantes que de s’installer parmi celles qui sont claires (1). Il y aurait lieu, dans ce sens où il s’agit d’une véritable structure topologique qui possibilise un noème, d’apporter d’autres lumières sur la clarté. Celle-ci étant souvent admise comme l’absence d’obscurité, reste pourtant aveugle et s’en « crève les yeux » que de ne pas savoir cette lumière dans les ténèbres et croyant éclairer n’est que fausse lumière qui confond illumination et uniformisation. Bien sur, il ne saurait y avoir de soleil levant, ni de soleil couchant au paramètre des expériences mesurables, observables et expérimentables. Mais le monde (du moins cet horizon que nous configurons et que nous appelons, dans le sens d’un appel, le monde) ne se réduit pas à une expérimentation, oserons-nous dire nous aussi que « la science ne pense pas ? » Accordons cependant qu’elle donne à penser, mais pas plus que le symbole, encore moins que la pensée elle-même. Il y a une aurore du sens qui ne s’élève qu’a partir d’une dimension nocturne (2), les deux moments de l’Etre qui dans l’éclaircie montre et se met en retrait nous renvoient à une approche différente du réel et présuppose une voie négative reconnue en orient mais aussi effective dans ce que l’occident religieux, encore « re-liée », instituait comme théologie apophatique fondant un autre aspect dit cataphatique. C’est là que nous découvrons d’autres modes, non-exclusifs, c’est à dire non dualistes où la transcendance n’est pas cette fuite vers les arrières mondes fustigés avec grande pertinence par Nietzsche. Si Etre et Devenir fusionnent dans cet éternel retour du Même, brisant ainsi le confortable principe de contradiction si cher à Aristote, n’y aurait-il pas là un effort de décision. Le chemin vers l’Etre, vers l’énigme, le fait métaphysique ou la métaphysique en fait (3), se joignant dans cette perspective de métaphysique intégrale où Etre et Connaître, Ontos et Logos se co-appartiennent, reste ainsi une percée de notre volonté, un engagement et un choix. Que l’idée soit constitutive ou régulatrice, débat qui certainement nous échappe de par les cimes vertigineuses que notre méditation peut en apercevoir, elle est, et pour citer l’école idéaliste du Mahayana à témoin, même illusoire, l’idée est.

(1) Heidegger.

(2) N’avons-nous pas comme symbole de la Sophia en Occident, cet oiseau d’Athéna, la chouette qui dès lors que la nuit est tombée sur le monde prend son envol pour aller chercher la lumière de l’intelligence. Notre finitude elle-même est nocturne mais notre Tension intérieure qui est une quête nous mène vers cet orient de l’âme, là où s’élève le soleil du sens, aurore que peut-être ne fera point pâlir le jour.

(3) Masson-Oursel.