De l’aube de l’esprit au crépuscule de la raison
Jean-Luc Spinosi
Le titre, indique par lui-même, des différences posées entre les termes tant sur le plan d’une situation dans le temps entre un moment initial et un autre terminal, qu’une scission que nous établirons entre l’esprit et la raison. En effet pour le grec ancien l’esprit correspond au Nous, la pensée et ce que nous traduisons par raison du latin Ratio reviendrait à la Dianoîa c’est-à-dire à la séparation, il va se faire ainsi que le Logos ne peut que par une dérivation extrêmement forcée, mais malheureusement fréquente, être traduit par raison. Le Logos, c’est le recueil, l’accueil, ou pourrait-on dire la parole recueillante et pourquoi pas, révélante.
Karl Jaspers nomme un temps axial où se profilent les grandes orientations de la pensée métaphysique. Nous l’aborderons par un essai du professeur Anton Pacheco de l’Université sévillane et une approche générale de Masson-Oursel sur le fait métaphysique. En second lieu, suite à cette aube de la pensée ayant établie ce qu’est un mode d’interprétation transcendantal (c’est-à-dire qui recherche les conditions de possibilités ou les principes de ce qui est, en tant que ceux-ci sont eux-mêmes non conditionnés, l’essence du réel), nous effectuerons une réflexion sur la métaphysique d’Aristote qui à notre sens ouvre déjà la voie à une raison pratique dominante qui se confirmera avec Kant et les Lumières. Ici se proposera la réaction de l’idéalisme allemand pour la persistance d’une raison théorique illustrée par Schelling, Hegel et Fichte. Celle-ci nous apparaît comme cette autre histoire de la métaphysique non-aristotélicienne dont parle un philosophe malheureusement peu connu Heinz Heimsoeth de l’Université de Cologne dont les thèmes sont la coïncidence des opposés et le rôle premier de l’Infini. Un legs donc que reprendront pour en actualiser l’héritage trois penseurs, René Guénon, Georges Vallin et Henri Corbin. Pour en terminer ce que nous appelons avec Horkheimer “le crépuscule de la raison” est le basculement d’une dimension des visions du monde à une organisation de celui-ci. Il s’agit de la rationalité instrumentale où le règne technocratique configure sans partage pour des motifs de puissance le monde qu’il considère comme une ressource.
1. L’Aube de l’Esprit
Hegel établit un moment oriental de l’esprit, celui d’une universalité qui ne s’est pas accomplie, sans la singularité, le sujet n’est donc qu’une étape dans un procès. Il reconnaît que l’intuition (intellectuelle) comme connaissance immédiate en est le pivot mais nous pensons que si la direction est pertinente du moins le projet n’en reste pas moins sujet à caution.
Qu’en est-il de ce moment oriental, c’est-à-dire initial, il ne semble pas qu’une approche géographique soit suffisante même si elle peut être nécessaire. La dimension de la pensée procédant d’une instance méta-empirique se soucie peu des limitations que les cadres voudraient imposer. Si la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, cela a bien dû s’imposer tant pour les Egyptiens dont Platon déclare que leur Dieu Thot (Hermès) est le père du Logos, que pour les Chinois ou encore les habitants premiers de l’Australie dont la pensée mythique est bien plus élaborée que l’on pourrait croire.
Du VIIIème au Vème siècle avant J-C, un intervalle de temps voit surgir de part et d’autre des continents, une pensée élaborée configurant les notions métaphysiques fondamentales. Une pensée spéculative donc qui va poser l’idée d’unité, que ce soit chez ceux que l’on nomme les présocratiques en Grèce, les prophètes en Israël, la réforme de Zarathoustra en Iran, les Upanishad en Inde et le Tao de Lao Tseu en Chine. Il semble que face à une sclérose des ambiances religieuses et mythiques quant à une ritualisation, une réaction destinée à revivifier le legs original soit apparu, établissant cette aube de l’esprit que nous avons suggérée. La conscience de réflexion s’extrait du mythe et même de l’éthique, offrant les structures essentielles que nous retrouverons dans la métaphysique, y compris dans sa source grecque, ce qui signifie que si le thème est du domaine de l’universel, il ne peut que s’y retrouver les équivalences d’une intuition initiale concernant les principes fondamentaux. L’unité en tant que premier écho de la fondation noétique (c’est-à-dire de pensée) prendra la relève d’une multiplicité mal ordonnée ou non suffisamment explicite que le polythéisme ancien présentait. Constatant que le multiple est lié à l’impermanence, la conscience se tourne vers le stable, ainsi l’unité fonde la diversité, et l’identité la différence.
Il s’agit de proposer un fondement tant à l’être qu’à la pensée, ce que Schelling énoncera comme vocation de la pensée transcendantale. Cette unité, origine, sera conçue comme ce que nous appellerons plus tard la condition du possible, et pourquoi pas le possible. Il s’agit de bien comprendre qu’ici s’ouvre une raison théorique qui a pour vocation d’atteindre aux principes : les vocations éthiques, sociales et politiques étant articulées en fonction de la dimension intelligible. Cependant nulle rupture ne s’effectue entre l’Etre et la pensée ; le Logos et le Nous en Grèce désignent le caractère ontologiquement uni du Réel. Le Logos est la parole fondamentale de chaque chose qui se réunit dans l’être. Le Nous comme intellection, confère l’intelligibilité en tant qu’unification totale. La parole et la connaissance sont ici les conséquences de la possibilité comme dimension de l’être. Le Logos et le Nous sont d’abord universels. Le premier prononce le monde et est le monde comme prononciation, le second est la pensée du monde et le monde comme pensée. Qu’il y ait un Logos et un Nous particulier chez l’homme ne fait que renforcer la notion d’unité. Le Logos et le Nous font que chaque chose est noétique (faite de pensée) et logique. Peut- être est-ce cela la pensée de l’Etre (comme génitif subjectif) dont s’enquerrait Heidegger.
La même relation s’effectuera en Inde avec les notions de Brahman (et non de Brahma) et d’Atman. Le premier est l’absolu et l’inconditionné, le second qui se traduit par Ame ou Esprit est universel, correspond et coïncide avec Brahman dans l’unité fondamentale. Il y a un Atman (chit-esprit) de l’homme dans la formule “tat vam asi“ (tu es cela). L’Atman particulier de l’homme devient universel et n’a pas de distinction d’avec Brahman. De même la notion de Purusha qui signifie personne s’élève à l’universel et se traduit comme être absolu. Cette coïncidence des opposés est la première formulation du non-dualisme.
La Chine offre la notion de Tao qui est la réalité ineffable se répandant sur le monde et les diverses manifestations par le Te : principe d’action. Mais en chaque être est aussi un Tao. Nous pourrons constater que le terme de Dharma (principe, loi, doctrine) utilisé par les hindous mais plus encore dans les écoles bouddhiques pour signifier comme le Tao, l’impersonnalité du principe suprême, sera employé pour désigner tant l’universel indifférencié (Dharma nirguna) en terme de négation que l’universel qualifié (Dharma saguna) correspondant à l’être mais aussi chaque étant ou entité particulière.
En Iran (Zarathoustra), de même en Israël, se conçoit une unité affirmant le monothéisme où la Lumière (Ahura Mazda) et Dieu (YHW) posent le monde comme une donation. Outre l’Un, la non-dualité, il faut remarquer la voie négative comme particularisant le déploiement spéculatif des diverses traditions. Le principe de la fondation que nous nommons l’Un, qui est la source de l’unité ne peut être déterminé, qualifié car imprédicable et ineffable, ne peut être approché que par des termes négatifs. Le Tao qui se dit n’est pas le Tao, de même le Logos ne veut pas et veut être appelé. Plotin et le courant des Upanishad placeront le non-être au-delà de l’Etre. Cette voie qui se prolongera tant en Orient par la notion de Nibbana (Nirvana) exprimant la réalité suprême qui est sans limite, qu’en Occident avec la théologie apophatique (la face cachée de Dieu), relève d’une acception de la transcendance comme radicalité intégrale.
Nous remarquerons qu’entre être et pensée, il y a immédiateté et que l’esprit (Chit-Logos-Nous-Atman) que l’on traduira par raison universelle n’est pas réduit à une faculté individuelle mais est une dimension. Cette dernière est créatrice. “Une position de la pensée est une position de l’être” dira Schelling pour l’Absolu. La dimension fondatrice est noétique autant qu’ontologique. Ce qui lui correspond essentiellement, c’est la sagesse théorique. La sagesse pratique éclairée par la première en découle. Les prolongements ultérieurs en Grèce posent la Sophia (Sagesse) comme théorétique tant par Platon que Plotin. Le « traité 30 » de ce dernier est suffisant pour confirmer ce que dit Aristote. Le stade suprême, c’est le Bios Theoretikos (vie contemplative) et c’est la seule façon de se rendre immortel.
Nous aurions apprécié de présenter l’œuvre de Masson-Oursel confirmant ce temps axial dans un exposé panoramique de la métaphysique universelle que nous appellerons métaphysique intégrale. Mais l’exposé eut été trop dense. Nous pouvons mentionner cependant qu’il distingue la métaphysique et le métaphysique, le premier terme signifie la connaissance et nous pourrons l’appeler le transcendantal, le second est la dimension et correspond à la transcendance. Il remarque que nous pouvons distinguer entre les approches de l’Occident qui sont à l’indicatif (l’Etre) et de l’Orient à l’optatif et l’impératif (la voie de réalisation vers le possible au-delà de l’être, au-delà du Réel) et qui pourrait nous donner une indication de ce que Henry Corbin abordant les philosophes de l’Iran appelle “la contemplation jusqu’au vertige”.
2. La Raison théorique comme dimension non réductible à la Raison pratique
La raison théorique non réductible à la raison pratique préfigure le terme de métaphysique (Méta ta Physica). Ce terme reste ambigu en Occident, après la physique ou au-delà, l’acceptation du terme dans la démarche vers le supra- sensible ou méta-empirique chez Aristote nous incitera à pencher vers la seconde traduction, il reste à soupçonner que la première est restée présente dans les consciences. Recherchant une science première, la définition de la philosophie première “prote Philosophia” s’énoncera comme “science des principes premiers et universels” et nous la conserverons.
Mais elle s’affirmera aussi comme science de l’être, ontologie, puis comme science de l’un : Théologie. Les hésitations, désignations diverses ne seraient-elles pas à la source des malentendus qui vont créer des générations de malentendants pour ce qui concerne l’appel de l’être et confondre celui-ci qui n’est pas désignable avec le suprême étant. Il n’en reste pas moins qu’après avoir considéré l’idée platonicienne comme stérile, nous nous confronterons à une perspective qui délaissera les idéas (qui sont les visions ou les lumières intelligibles pour les pragmatas (entités matérielles).
La démarche aristotélicienne d’investigation empirique et analytique nous parait annoncer une rupture dans l’ajointement du plan idéel et réel considérée par Jean Brun comme la révolte anti-platonicienne par excellence. Elle constitue ce que Georges Vallin appellera une rupture anti-métaphysique. Plutôt que de s’élever à l’intelligible par la voie dialectique qu’Aristote estime incertaine, il s’agit de laisser de côté ces entités vides que sont les idées afin de procéder à une subdivision de l’empirie.
La fresque de Raphaël montrant Platon et Aristote côte à côte mais indiquant l’un la sphère verticale et l’autre l’horizontale résume deux voies qui seront concurrentes tant dans la période médiévale qu’au moment de la Renaissance où l’opposition sera la plus forte, le paradigme aristotélicien ayant été officiellement comme le seul légitime. Ce que nous aurons cependant une certaine difficulté à expliquer, c’est pourquoi Aristote établit que la démarche permettant la réalisation reste la dialectique et non l’analytique. Peut-être faut-il y voir l’annonce d’une différence entre une vérité-cohérence (la pensée formelle) où effectivement l’étape réalisée correspond à la pensée pure, celle qui se pense elle-même et une vérité correspondance ou connaissance qui bien que plus précise restera dans l’extension, thème qui sera abordé de manière très rigoureuse par le mathématicien Tarski.
Césure donc dans le cheminement mais la démarche d’Aristote n’est peut-être pas à confondre avec l’aristotélisme qui va solidifier son enseignement vers une catégorisation où la négation d’exclusion du principe d’identité va se systématiser. La démarche est aporétique, il s’agit d’une impasse comme le déclare Aubenque, spécialiste du thème, nous sommes confrontés à une science introuvable. Ainsi on pourrait dire qu’Aristote est le philosophe par excellence car son chemin est celui d’une perpétuelle tension, la Philo-sophia, sans jamais atteindre son but. Quant à la Sophia, elle-même, métaphysique et transcendance, elle demeure fugitive et comme les fées de Cocteau disparaît dès qu’on l’aperçoit.
Là où Aristote est conséquent ou plutôt complet dans ses propos, c’est dans la Phronesis, la sagesse pratique : L’éthique à Nicomaque est un modèle sérieux de la vertu morale comme Les Politiques sont un traité profond sur la cité et l’engagement du citoyen. Aristote n’oublie pas cependant que la Phronesis est le dernier pas de la sagesse pratique mais le premier pas de la sagesse théorique. Cela est important car les césures vont apparaître de façon très marquée dans la période des Lumières (Aufklärung). Nous comprendrons mieux ce que signifie la notion d’exclusion du principe d’identité radical A=A, et rien d’autre en terme de logique où si l’on veut le fait qu’une détermination comme le dit Spinoza est celui d’une négation, dans la démarche dualiste de Descartes. Posant une subjectivité auto fondée et centrale, d’un ego incontestable, découvrant la pensée comme substance face à une autre substance comme étendue, le procès conduit à la domination de l’une sur l’autre. Devenir comme “maître et possesseur de la nature” est-il dit et passer à la mathématisation du monde pour le rendre clair, net et précis.
Nous ajouterons inhabitable car lorsque nous nous trouverons tous et c’est déjà pas mal avancé comme point analytique sur un repère graphique (n’y a-t-il pas en mathématique le repère cartésien), nous participerons désormais d’un flux logistique où chacun sera calculable (quantifiable) dans une dimension numérique sans identité réelle. Ce qui nous fait remarquer la différence entre le principe d’identité de la logique linéaire et l’identité métaphysique ou singulière de chacun. Les dialecticiens Hegel et Schelling l’avaient bien compris. La raison théorique devient celle de l’entendement analytique à vocation de conquête d’un sujet qui en fait doit tout transformer en objet, y compris les autres sujets et poser la représentation comme en face (vorstellung en allemand et ad versus en latin qui donne adversaire : celui qui nous fait face et qui signifie bien ce rapport à l’opposition).
Il ne s’agit donc pas de darstellung : la présentification ou connaissance présentielle que nous allons retrouver affirmée dans la métaphysique intégrale comme exposition de l’Être.
“Qu’est cette raison pratique où résiderait un principe inconditionné, déclare Schelling, si ce n’est qu’elle le reçoit de la raison théorique à qui il faut redonner ses droits”. Le système de l’idéalisme transcendantal nous offre un panorama gigantesque où, à la hauteur de l’encyclopédie de Hegel, l’idée est réinvestie dans son règne. L’idée, “c’est le regard qui porte la lumière”, capable d’éclairer tant au niveau de la compréhension que de l’action. Le possible ou l’idéel reste premier par rapport à l’effectif. “La raison théorique comme Théoria c’est-à-dire contemplation est le sommet de la conscience” (Bruno), et comme dans la démarche platonicienne, elle redescendra les degrés de l’être. Cette pensée, complexe, prône l’idée comme absolu, synthèse de l’infini et du fini, totalité où l’idéel et le réel fusionnent. Ce que le poète Coleridge nommera du terme étrange d’ésemplasie.
Comme l’indique Karl Jaspers, il y a de vraies et de fausses lumières. Celles qui nous affranchissent des despotismes sont les bienvenues. Celles qui nous privent de la transcendance risquent de nous faire franchir le pas vers le positivisme, l’activisme sans principe en un mot la volonté de puissance qui peut facilement prendre la forme d’une volonté de nuisance. La raison théorique nous amène à une vision du monde, la raison pratique à une orientation à l’intérieur de celui-ci. Il ne reste qu’un palier avant la barbarie des pulsions, la raison instrumentale qui ne sera qu’organisation du monde.
Un rappel sur la théorie universelle, la métaphysique intégrale, science des principes est inséparable de la structure des états multiples et hiérarchiques de l’Etre. En Orient, il y a trois dimensions : l’Arupa Loka, au-delà des formes; le Rupa Loka, monde des formes; le Kama Loka, monde de l’action. La sagesse, Prajna se situe dans le premier, elle est vision et contemplation et ne se situant pas dans l’action, elle ne peut être réduite à la raison pratique.
La doctrine des possibles (des essences) est suffisante pour édifier la métaphysique, déclare Hans Jonas. C’est ce qu’établiront René Guénon dont la pensée est une restitution rigoureuse de la métaphysique et son disciple Georges Vallin, professeur de philosophie à l’Université de Nancy. Ce dernier propose le modèle théorique du non-dualisme comme au plus près de ce que Heidegger nommera l’Etre. Enfin Henri Corbin, nous confiera sur l’héritage d’Avicenne, entre la dimension de l’intelligible et du sensible, celle du visible, de l’image comme dimension de l’Esprit objectif rendant cette idée de Schelling plus compréhensible, l’existence d’un monde intermédiaire constitué de matière spirituelle.
L’Orient dans ce contexte, là où est la lumière de l’esprit, est aussi l’orientation vers l’excellence, vers le centre, la dimension de transcendance posée comme a priori et soutenant tout le texte épiphanique du monde.
Cette approche nous semble être dans le prolongement des penseurs de la raison comme esprit ou Logos universel, dimension et non faculté, que sont Hegel, Schelling et Heidegger, se différenciant d’un courant où la raison théorique se voit interdire une absence de limite et laisse place à la faculté des règles qu’est l’entendement limitatif et limite, simple faculté individuelle mais pouvoir démesuré pour transformer le monde ayant cesser de l’interpréter sinon de l’ouvrir.
3. Le crépuscule de la Raison
Cette foi dans l’entendement qui n’est qu’un instrument et qui détruit la foi ne peut poser les fondations, il pose seulement des limites, son œuvre est nécessaire mais non suffisante. Il restait donc la pratique : la voie de l’action. Hannah Arendt montre cependant trois niveaux de celle-ci, la production, l’œuvre et l’engagement, indiquant cependant un renversement de la Vita Contemplativa au profit de la Vita Activa. Cette dichotomie, dit-elle fit changer la notion de théorie, il ne s’agit plus d’un ensemble de vérités mais d’hypothèses de travail (nous soulignons travail) et dont la validité traduit non ce qui s’y peut révéler mais si cela “fonctionne”. Les idées font place aux normes et aux unités de mesure, la fonctionnalisation intégrale nous prive de l’essentiel : “saisi d’émerveillement en face de ce qui est”. C’est le règne du Logos Poïetikos défiguré en raison instrumentale.
En cette dernière phase de notre exposé, nous abordons les rivages du désenchantement. Si la raison théorique correspond à l’idée, la vision, la raison pratique à l’idéal, l’orientation, la raison instrumentale est le domaine de l’organisation, de l’intérêt. Le crépuscule de la raison est le titre d’une œuvre d’Horkheimer de l’école de Francfort, mettant l’accent sur le fait de l’entendement effectuant une saisie sur le réel par la taxinomie (action de subdiviser, répertorier, classifier). Nous avons à l’œuvre une raison analytique totalisante et totalitaire. Comment penser le règne instrumental ? Nous ne pouvons que le décrire, celui-ci ne procède pas du champ de la pensée. Cependant il s’agit d’une conséquence. Horkheimer fait bien la distinction entre la raison objective inhérente à la réalité où l’on vise comme il le dit un “système compréhensif de tous les êtres, incluant l’homme et ses buts”, l’accent étant mis sur les concepts, et une raison subjective comme faculté qui se révèle être une capacité calculatrice. Nous assistons à une formalisation de la raison au fur et à mesure de sa subjectivisation. Cette opposition d’un sujet tout puissant et d’une objectivité à construire car inintelligible en soi nous paraît être l’œuvre d’une approche des lumières (nous dirons naturelles) où la notion d’objectif remplace celle de fin, le progrès étant devenu la valeur en soi, incontestable et où le paradigme de la puissance est sans remise fondamentale en question.
Le Logos Poïetikos des Anciens n’est pas la raison technique, il s’agit de la Poïesis, la création d’où vient le terme de poésie, mais une réduction de la création à la production, où la technique est centrale et vient modifier une rationalité comme accession au réel en modification, saisie et transformation de celui-ci. Jacques Ellul a bien expliqué la différence entre une technique à vocation humaine permettant de s’adapter à son environnement et une technique comme milieu, l’inversion est évidente. Cette configuration nouvelle, nous ne pouvons que la décrire, non la théoriser, elle échappe au domaine de la pensée, elle se situe dans le domaine de l’efficacité, non de la véracité. Liée au processus de la production dira Patocka, “la raison technique ressemblerait davantage à un entendement à caractère immanent”. Nous nous confrontons au mauvais entendement dont parle Hegel subdivisant là où il y a unité et unifiant là où il y la diversité, il s’agit de projeter sur le réel le “credo” de la domination. Le triomphe de l’organisation du monde sur sa vision est un des effets fondamentaux, sur le plan théorique. La systémique effectue un syncrétisme de représentations et de procédures destinées à rationaliser ce que la cybernétique va construire en termes de circuits et de mécanismes séquentiels sur le plan pratique, les deux ordres arrivant à se confondre dans ce que Heidegger appellera das Gestell que nous pouvons traduire par échafaudage, appareillage ou dispositif. Le paramètre remplace le paradigme, une armature normative s’établit configurant un autre ordre, un autre règne. Les systèmes normatifs paramétrés instaurent l’infrastructure technologique comme cadre opérationnel. Le recouvrement de la réalité par la technologie confirme le bien fondé du terme utilisé par Max Weber, à savoir la cage de fer mais il ne s’agit que du premier processus annonçant le découvrement de la réalité comme technologie. Codes et signes remplacent sens et signification selon Axelos mais en plus ouvre un règne numérique, pure quantité sans concept, sans intelligibilité. C’est le modèle de la maîtrise, du contrôle et de la vie sous surveillance. Nous n’irons pas plus loin dans cette approche mais nous reprendrons appui sur la place de la raison pratique, reléguée à des commissions éthiques et l’appel à une dimension spirituelle chez Jan Patocka.
Le dispositif configure une plate-forme logistique, nous sommes enfermés dans un cadre de gestion comme des objets. Le réel se convertit en produits de série, tout comme les représentations qui sont, elles aussi, fabriquées.
Dans ce contexte, Jan Patocka fait appel à une réelle sagesse pratique, celle du courage, de la vertu et même du sacrifice qui dit-il, non sans ironie “n’est pas une prestation de services”. Pour ne pas s’enfermer dans le cycle biologique selon l’expression d’Hannah Arendt, il faut “s’affranchir du monde de la nécessité pour parvenir au règne de la liberté” c’est-à-dire s’engager, prendre des risques que le normativisme de la modernité technicisée ne peut envisager. Dans ce cadre où nous sommes des points saturés sur des espaces graphiques orthonormés ou des données enregistrées dans des circuits séquentiels de calculateurs, Patocka invite à un souci de l’âme qui n’est pas sans rappeler les échos antiques. La remise en questions du philosophe, qui renvoie au monde la non-évidence de la réalité comme une claque exige du courage, c’est l’engagement. Jusqu’où suis-je capable d’accepter pour protéger ma propre existence?, demande t-il. Il ne s’agit pas ici de prudence, la sagesse armée renvoie à la résistance, à la décision et au sacrifice. Ayant connu les deux formes totalitaires de la barbarie : nazisme et stalinisme, Patocka fut assassiné par la police politique lors d’un interrogatoire, il servait des idéaux de justice et de liberté. Cette raison ou sagesse pratique d’un autre genre que la prudence nous paraît audacieuse voire périlleuse, elle est authentique et féconde, c’est à notre sens le plus important. Qui plus est Patocka, élève de Husserl, réclame une dimension spirituelle, ce supplément d’âme dont parlait Bergson. Ainsi par une évocation de ce penseur par trop méconnu, revenons-nous à une attente quant à la raison une et universelle, ni théorique, ni pratique, ni orientale, ni occidentale mais tout cela à la fois. L’engagement qui provoque la remise en question possible peut être cette transmutation de toutes les valeurs dont parle Nietzsche selon l’éternel retour. Sera t-elle l’illustration de ce que le poète Hölderlin proclamait : “là où est le péril croît ce qui sauve” et notre conclusion provisoire s’énoncera selon les paroles du Rig Veda, le plus ancien texte connu de l’Inde : “Quel crépuscule est-il annonciateur d’une nouvelle Aurore ? “