De l’aphorisme anaphorique

Stéphane Rialland

“Le progrès à partir de ce qui est commencement est en même temps, en
philosophie, le retour à la source de ce progrès, à son commencement véritable. Ainsi dans l’acte d’outrepasser le commencement débute en même temps un commencement nouveau, et ce qui est premier se montre ainsi comme n’étant pas le véritable commencement.”

Hegel, Logique, I, Remarque 2, p. 69…

L’anaphore est souvent présentée comme une figure de rhétorique, restreinte à “ la répétition d’un même mot en tête de phrases ou de membres de phrases ”. Mais le Grévisse en décline le sens de plusieurs façons, de sorte que nous sommes autorisés à dégager, des différentes acceptions de cette fonction langagière, un état d’esprit général qui mettra aussi bien en valeur ce qui est par ailleurs sous-jacent dans chacune de ses modulations elliptiques. Ainsi, dans la “ bible ” des grammairiens, la fonction anaphorique est définie comme suit : d’une part, l’anaphore “ … consiste à renvoyer à un élément déjà présent dans le contexte, mais sans qu’il y ait nécessairement une substitution ou une économie. ” ; d’autre part, elle est présentée par opposition avec la fonction cataphorique, ce qui ajoute une dimension intéressante : la fonction anaphorique “ renvoie à ce qui précède immédiatement ou rappelle ce qui précède ” alors que la fonction cataphorique renvoie “ à ce qui est
plus éloigné ou annonce ce qui suit ”. Qu’est-ce qu’un aphorisme ? Youssef Ishaghpour, dans son ouvrage récent sur Elias Canetti, expose très justement ce qui y est en question : “ L’aphorisme, le contraire d’une écriture continue, donne du souffle à la pensée. C’est la possibilité de pouvoir répondre à une disponibilité permanente, d’être vigilant, ouvert dans toutes les directions. L’aphorisme dépend de l’occasion, et de la
rapidité qu’on a de la saisir au vol. (…) Le souffle, dit Canetti, ne se laisse pas condenser en conclusion… Les notations seront ainsi soit les résultats synthétiques d’une pensée longuement méditée, soit la décharge foudroyante d’une découverte ; les parties d’un tout insaisissable ou bien les fragments d’une vie éclatée, et de cette multiplicité qui ne rentrera jamais dans aucune “ œuvre ”. ” Puis l’auteur ajoute cette phrase significative : “ L’intégralité de l’homme, selon Canetti, c’est sa possibilité de dire à chaque moment ce qu’il pense, sans s’astreindre à être systématique.”2

Par conséquent, il est toujours question d’établir un rapport, un rappel, un renvoi, de faire référence à un propos ou une expression, et ce à quoi on est renvoyé est toujours un élément déjà-là, qui a précédé la situation présente, a eu lieu ou est venu avant. En allant plus loin, en poussant la métaphore de l’anaphore jusqu’à la formulation d’une pensée cherchant à témoigner de ce qui la précède, et en considérant que l’écriture aphoristique suppose la conviction d’apporter une vision des choses auparavant inaperçue, nous pouvons envisager de rapprocher les deux formes d’expression. Cependant, la caractéristique qui leur est commune et qu’il importe de mettre en avant, c’est qu’il s’agit précisément d’un apport, d’un ajout ou d’un renouvellement de sens, car est exposé un horizon ou une signification qui jusque là n’était pas développé ou négligé. En effet, si le mode d’écriture par aphorisme n’est entièrement possible que comme surgissement se référant à une lente et souterraine méditation prolongée précédente, l’intentionnalité aphoristique ne semblant au premier abord renvoyer qu’à la signification fugitive qu’elle tente de dévoiler, ce qui s’y joue est principalement la possibilité d’une réactualisation et d’une recréation de ce qui est établi. Le principe même de l’anaphore est le rapport à une intentionnalité précédente, ce qui implique par conséquent la prise en compte explicite et consciente de ce à quoi il y a renvoi et la possibilité d’ajouter toujours à nouveau une note
personnelle. Les deux processus consistent en l’apport d’un point de vue nouveau, indéfiniment réitérable, et ne sont en même temps possible qu’à partir de la connaissance de ce qui a précédé.

La signification première de ces deux rapports au langage peut être  extrapolée et en quelque sorte symbolisée dans un autre contexte, celui d’une attitude et d’une manière de penser. Nous percevons dans chacun de ces principes d’écriture une conception non-logocentrique et anti-dogmatique de la pensée. C’est ce qui nous a donné l’idée de les présenter conjointement, dans la mesure où ils représentent ou suggèrent, à la fois l’exigence ou la nécessité intérieure de la prise de parole, et la reprise du propos et du point de vue exprimé dans une autre perspective… L’ “ aphorisme anaphorique ” désigne ou renvoie à cette possibilité que nous avons de ne pas répéter toujours le même, de ne pas fixer notre esprit dans une pensée unique, un ersatz de réflexion statique excluant tout renouvellement et toute ouverture sur la réalité effective… L’enjeu fondamental, de la possibilité d’adopter cette attitude intellectuelle, réside donc dans le fait qu’il importe selon nous de réactualiser et de reprendre toujours à nouveau les propos et les réflexions précédents, pour permettre une action critique et lucide dans la situation présente, attitude donc qui ne consisterait pas à imposer des vues abstraites antérieures, mais bien plutôt à tenter d’être ouvert sur ce qui a lieu, sur la parole d’autrui, dans l’intention d’en respecter le sens propre et de se donner le moyen de le comprendre. Nous voyons également, à travers cette modalité potentiellement ouverte au dialogue de relation à l’autre, que la répétition du principe se réalise en de toujours nouvelles formes finies, de sorte que si la parole change la quête de sens qui la motive est, si l’on veut, toujours la même. Or, ce qui caractérise chaque fois les nouvelles esquisses de projet et d’expression, c’est, à leur source l’affirmation d’une tentative d’être, et de témoigner pour cette première préoccupation. Et cela peut signifier aussi un même élan, celui du besoin impérieux que la vie soit interrogée quant à son sens et qu’elle soit par conséquent vivable, élan partagé par tous de la recherche d’un sens pour notre présent, tous les humains par-delà leurs différences irréductibles… La position ou “ l’état d’esprit anaphorique ” implique aussi le renvoi à ce qui a été formulé par les écrivains qui nous précèdent, et par là un usage de la citation, ce qui pour nous met à contribution ce qui dans leur œuvre s’adresse à nous et interroge en notre direction, à savoir l’énigme qui les excède dans (leur) écriture même et la rend possible comme appel, auquel peut-être ils ont tentés de répondre sans en esquiver le risque, à leur manière, voulant alors témoigner du mieux qu’il leur était possible de ce qui a lieu, de ce bouleversement qui arrive chaque fois “ à l’intérieur ” de l’humain, lorsque celui-ci rencontre ou redécouvre la possibilité et l’exigence d’être pleinement “ soi-même ”, c’est-à-dire lancé au-devant de soi vers ce qui par essence surpasse l’existence même, finie en ce sens et inaccomplie autant qu’inachevable dans le face à face avec ce à quoi elle
souhaiterait faire la place.

Que le désastre, tel que Blanchot a voulu en circonscrire l’impossibilité, puisse être ce qui destine l’écriture au-delà d’elle-même, dont l’événement n’ayant pu avoir de lieu met en question toute position tenable et toute affirmation simple, car ce qui se dérobe à tout discours et à tout projet de sens humain… cet instant est celui où sont destitués et véritablement mis en abîme toutes les cautions, les acquis. Et la gageure de faire émerger cette “ expérience muette ”, de lui donner la parole, d’une manière qui condamnerait alors, comme scandaleuses ou inauthentiques, toutes les positions confortables, toute existence se reposant sur le sol des forces diurnes et volontaristes (Patocka), rejoint paradoxalement la recherche husserlienne d’une expression pure du sens qui précède le langage, la pensée phénoménologique se confondant alors avec la tâche de faire valoir l’être et la vie concrète, en ce qu’ils sont les conditions premières de l’émergence d’un sens. Ce projet se concentre finalement dans le questionnement radical concernant le commencement, et comment nous en sommes le “ poursuivant ”, le “ répétiteur ”. Car l’anaphore autant que l’aphorisme sont le recommencement d’un geste ou élan, dont la caractéristique principale est sans doute qu’il se référe à ce qui vient d’avant et/ou d’ailleurs…

“Cela vaut déjà mieux, pourtant, que la plupart des er un assaut souverain, désintéressé, pur de toute bassesse, étranger à la cautèle ordinaire des intentions, vraiment voué au vrai jusqu’à se perdre. ”Jean-Paul Michel, Difficile conquète du calme.

Les grands mouvements spirituels, artistiques, scientifiques et philosophiques de l’histoire de la culture, se sont situés et déterminés par rapport à ce qui les précèdait, se sont distingués : que cela ait été pour redécouvrir à la source et réactualiser une culture ou un projet ancien, ou pour rompre avec l’état d’esprit de leur époque pour proposer une autre approche, voire une lecture critique interne de la civilisation dans le but d’en comprendre le sens. Il en allait ainsi, par exemple, au moment de la Renaissance européenne, les savants et écrivains cherchant à renouveler la pensée et les formes d’expression en puisant dans l’Antiquité grecque, et se détachant par là du même coup de l’exercice de l’intelligence scolastique enseigné dans les Universités. Mais pour quelle raison aller chercher ailleurs, pourquoi rompre avec la vision du monde et la manière de raisonner de son temps, pourquoi mettre en question la culture à laquelle on appartient ? Où peut naître l’exigence d’un autre commencement, sinon dans le fait que la conscience de l’époque est entrée dans une crise dont elle ne parvient pas à sortir, et surtout parce que la manière habituelle de penser ne permet ni de comprendre ce qui se passe ni de formuler des repères en vue non de résoudre mais de faire face dignement dans la crise de sens de l’humanité ? L’idée de la possibilité, et même le sentiment de la nécessité d’instaurer un autre rapport à l’être et à sa signification, la tentative de mettre en œuvre une autre façon de penser et de vivre, correspondent donc à l’exigence énoncée plus haut de répondre à l’expérience que fait la conscience de ne plus savoir ce qui vaut, ce qui importe…

Mais qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qu’une crise ? Revenons à l’étymologie du mot : le terme krisis vient du verbe grec krino, qui signifie trier, choisir et, par extension, faire un choix ou prendre une décision. D’où l’on peut comprendre l’idée de critique en tant qu’activité qui consiste à trier, discerner et choisir. Une période de “ crise de conscience ” pourrait donc consister dans l’éloignement avec ce qui nous est proprement humain, la perte du rapport harmonieux avec le sens, c’est-à-dire la séparation dans l’homme entre sa situation existentielle tragique et la pensée de sa place dans un devenir global archéo-téléologiquement stable ? Et cette situation, que l’on peut également envelopper du terme d’expérience de traversée du nihilisme, susciterait la nécessité d’un retour à soi philosophique, un recommencement de la pensée à partir de et de l’intérieur de cette inadéquation. C’est dans ce sens que nous entendons le propos d’Eric Weil : “ Les époques de la philosophie sont les époques de crise (discerner) où les questions sont aussi ambigües que les réponses, et ce n’est que dans les crises les plus profondes, celles de la tradition philosophique et de tout sens concret de la vie, que la logique devient nécessaire et ainsi compréhensible. ”1 E. Weil. Logique de la philosophie, p. 430-431. Or, qu’est-ce que penser sinon tenter de rapprocher ce qui est tout d’abord éloigné, examiner et réfléchir à partir d’une situation au premier abord contradictoire, confuse ? Sinon mettre à jour un processus
souterrain plus vaste et cohérent, que nous ne percevons pas naturellement et en lequel notre vie se trouve impliquée, de manière qu’au fond et en fin de compte le travail de la raison soit de comprendre ensemble des positions apparemment inconciliables. Et l’émergence d’une crise de sens pourrait bien signifier justement que l’on ne sait plus ce qu’il en est du sens : que la conscience est en présence de son autre, son absence de raison apparente. Si philosopher suppose alors de mettre en présence et thématiser, et de penser ensemble ce qui est au premier abord profondément contradictoire, opposé, la crise du sens ne demande-t-elle pas que nous tentions de penser la philosophie elle-même et son projet depuis la prise de conscience de sa radicale impuissance ou impossibilité, autrement dit un recommencement à partir de ce qui pourrait la rendre impraticable et inopérante : le sens de la crise ?

Liminaire : Il nous importe de préserver intacte la possibilité de la philosophie, de penser le sens de cette possibilité à nouveau ouverte, autrement dit de lui donner une formulation différente de ce que l’on peut
lire dans les œuvres déjà constituées et disponibles. Il s’agit selon nous de se tenir à l’effectivité d’un départ qui, bien qu’il soit dans un rapport essentiel et privilégié avec les essais qui le précèdent sur sa
lancée, ne saurait réellement mener un chemin et soutenir une direction propre qu’en concentrant son commencement sur une démarche assumée dans la solitude d’une nécessité intérieure et impérative, sans reste… Qu’est-ce à dire, sinon que la décision ou la tentation d’entreprendre ce re-commencement est un risque encouru, un défi jeté au milieu du désastre et pour en quelque sorte ne pas demeurer passif, le besoin irrésistible de manifester une alternative au retrait dans la déchéance ? C’est sur le fond de l’impossibilité de savoir quoi que ce soit de plus que cet élan, que nous marchons au-delà vers peut-être rien de plus que la tentative pour être, selon une destination singulière. Argument : Le geste anaphorique s’institue à la fois selon la nécessité philosophique dans laquelle nous nous trouvons de penser, c’est-à-dire de penser le sens de la crise redoublée de l’homme que l’on nomme aujourd’hui le nihilisme, avec l’exigence cependant de ne pas en reconduire et réitérer les ressources, ce qui conduirait dès lors vers une situation d’autant plus désastreuse que l’effrayante impensée qui la caractérise nous ôterait le recours à la philosophie. Nous sommes dans la nécessité donc de préserver le retrait et l’humilité, en considérant le sens que nous
tâchons de penser comme jamais donné, toujours à reconquérir, et même pas cela, car au fond nous ne saurions rigoureusement pas entreprendre une possession ou maitrise puisque la possibilité de se rapporter au sens de l’être n’est pas appropriable, ne nous appartient pas. Conséquemment, notre propos est de tenter une approche de l’écriture, de la pensée, de l’existence, à partir du moment où a été reconnue l’étendue de cette impossibilité : se reposer sur un quelconque fondement, sur une assurance, certitude ou détermination qui précèderait la mise en œuvre, l’engagement effectif de soi dans le projet inéluctable de l’assomption de la condition d’être, que nous sommes destinés à mener pour que le sens même soit possible (!). Ce qui signifie, d’une autre manière plus radicale, peut-être, si le mot n’est pas surévalué, que nous allons/devons envisager l’absence d’œuvre, l’exigence infinie du sens, et la résolution propre comme différentes manifestations de cette nécessité intérieure qui fonde l’être-soi, en le responsabilisant et l’obligeant à ne pas pouvoir se soustraire devant l’impossible, cette situation étant l’autre nom de l’apodicticité originaire du sujet le poussant à devenir le meilleur de ce qu’il peut : c’est-à-dire tout le sens dont l’effectivité même peut être accomplie à travers et selon l’expérience ici et maintenant de l’altérité qui réalise ainsi la pensée de l’ab-solu…

Projet : Autant dire que nous situons notre projet à la croisée des chemins suivis par la philosophie des Lumières et ensuite par le Romantisme allemand, de sorte que nous héritons et reprenons par là à notre charge la double exigence de comprendre le sens d’être de l’homme à la fois comme relevant d’une destination énigmatique et insondable et comme processus d’appropriation de sa responsabilité devant l’existence par le sujet prenant conscience de sa possibilité. A cet égard, il s’agit pour nous à présent de porter, pour en chercher la formulation unitaire, cette nouvelle dimensionnalité de la philosophie : sa re-découverte comme horizon du travail transcendantal, comme lieu de dévoilement et de refondation du sens du monde à partir de la subjectivité. C’est pourquoi aussi nous repartons de la philosophie kantienne, qui a explicitement entrepris la délimitation, la mise en œuvre et la légitimation du champ de la recherche réflexive et critique à partir de la raison, et la première selon Husserl qui fait apparaître la nécessité transcendantale de la subjectivité comme dimension constitutive de la présence-au-monde de l’homme, c’est-à-dire comme son horizon de sens irréductible. Notre questionnement nécessitait par conséquent que nous opérions un retour pour reparcourir le chemin de l’avènement du mode d’existence et de la philosophie modernes, autrement dit pour tâcher de circonscrire en vue de les comprendre les mises en questions radicales qui y sont liées, et qui
accompagnent notre interrogation : les formes contemporaines du nihilisme.

“ Je ne puis, je suppose, toucher à l’extrême que dans la répétition, en ceci que jamais je ne suis sûr de l’avoir atteint… ”
Georges Bataille, L’expérience intérieure.

C’est ainsi qu’il nous faut à présent envisager ce que nous nommerions la formulation “ oxymorique ” de la recherche philosophique : la juxtaposition de sa naissance et de la crise originaire à laquelle elle répond. Qu’est-ce qu’une oxymore ? Selon Natalie Depraz, “ l’oxymoron signifie littéralement et uniquement cette juxtaposition sans médiation aucune des opposés, (…) son sens étymologique révèle simplement l’association de deux adjectifs, oksus qui signifie aigu, piquant, acide, et moron qui veut dire émoussé. ” (p. 70-71). En quoi donc pourrions-nous envisager qu’une telle approche soit le propre ou la situation de la recherche philosophique ? C’est que, lorsque la philosophie commence, comme le domaine où l’être s’expose et se projette par-delà tout savoir et toute expérience, il semble bien que, dans certaines circonstances précisément critiques, elle soit également le moment où émerge ensemble les exigences de répondre et de ne pas finir, d’être sans aller jusqu’à être soi-même, ou alors de sorte que cet être-soi ne puisse jamais se formuler dans une clôture sur et en soi. C’est là ce qui semble paradoxal, et qui pourtant ne l’est pas, car toute recherche si l’on veut, toute situation d’être en recherche orienté vers autre chose que ce qui est déjà disponible, repose ou plutôt se fonde sur la disponibilité nouvelle pour ce qui n’est pas encore : ce qui veut dire autrement la différentiation et la juxtaposition constante, qui relance l’exigence, entre l’être et le pouvoir être. Nous devons ici, pour la clarté de notre propos, encore une fois faire appel à quelques définitions, et distinguer le style oxymorique de l’écriture paradoxale. Pierre Fontanier, dans son ouvrage sur Les figures du discours, expose ce qu’il entend par paradoxe de la manière suivante : “ artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement opposés et contradictoire entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure réciproquement, ils frappent l’intelligence par le plus étonnant accord, et produisent le sens le plus vrai comme le plus profond et le plus énergique ”3. Nous voyons ainsi qu’un paradoxe peut provoquer l’étonnement, la surprise, l’admiration ou même l’émerveillement, alors que l’oxymore susciterait bien plutôt une inquiétude mobilisante ou une injonction nécessaire en tant que manifestation de la crise, de la césure, de la séparation, mise en présence pour ainsi dire violente et sans partage du fait que notre rapport à l’existence ne saurait être serein : il est l’étendue d’une tâche d’élucidation à mener, puisque le sens de cette destination et de ce cheminement ne nous est jamais donné, il est à penser.
Dans le prolongement de cette clarification, il nous faut à présent évoquer la mise en œuvre de ce que nous avons défini comme une “ résurgence imprévisible de l’autre parole, sur la limite d’une exposition
transcendantale ”. Le dynamisme de la pensée naît dans sa rencontre et ses relations avec l’altérité. Or, justement, quel peut être le sens de la formulation en oxymore de notre thématique, c’est-à-dire de la juxtaposition entre anaphore et aphorisme, ce rapprochement sémantique qui paraîtra au premier abord contradictoire, ou même paradoxal ?

L’“anaphorisation aphoristique ” est le principe et le fondement de l’expression oxymorique de la philo-sophie : la reprise de l’élan à lamesure de la krisis originaire de l’homme, la répétition de l’esquisse et la succession des ouvertures, sont en accord avec le fait que la crise en elle-même - qui est source de répétition et d’inachèvement - est l’expression de la juxtaposition en l’homme de deux dimensions tout aussi essentielles mais néanmoins conflictuelles : l’être-au-monde de la vie naturelle finie et le sujet transcendantal pensant…

La philosophie se trouve par conséquent face à la gageure de penser le sens, autrement dit de travailler à la mise en œuvre de sa manifestation, de le faire venir jusqu’à l’existence. La question du nihilisme nous traverse, comme elle inverse en quelque sorte la téléologie rationnelle de l’Europe moderne pour en mettre à jour l’impensé qui dans l’ombre la soutenait, et cette mise en abîme de l’humanité creuse en elle l’urgence d’une nouvelle réflexion, d’un regard inédit, d’une approche en clair-obscur pour la re-dé-couverte de sa vocation première. Aussi, ce qui peut surgir dans la fulgurance éclairante de ce qui murmurait dans le retrait, est en même temps et corrélativement : la possibilité d’une écriture fragmentaire et cependant portée par l’exigence infinie du sens venant à ce réaliser dans une existence résolue pour ce recommencement. Il nous faudra articuler entre elles ces trois dimensions constitutives qui essentiellement proviennent de ou se formulent selon le mouvement d’une seule et même vie intérieure : que nous esquisserions provisoirement comme exigence infinie que le sujet devient pour lui-même, dans le souci d’élucidation de d’expérience originaire où nait une pensée philo-sophique nomade, dont l’écriture est le lieu de manifestation, de venue au monde.

Le sens d’un autre commencement de la pensée philosophique : “ Le philosophe ainsi, quoi qu’il dise, (…) est toujours l’homme d’une double parole : il y a ce qu’il dit et qui est important, intéressant, nouveau et propre à prolonger l’interminable discours, mais, derrière ce qu’il dit, il y a quelque chose qui lui retire la parole, ce dis-cours précisément sans droit, sans signes, illégitime, mal venu, de mauvais augure et, pour cette raison, obscène, et toujours de déception ou de rupture et, en même temps, passant par-delà tout interdit, le plus
transgressif, le plus proche du Dehors intransgressible - en ce sens apparenté à ce quelque chose de brut ou de sauvage (ou d’égaré) auquel Merleau-Ponty faisait allusion. Le philosophe doit d’une certaine manière répondre à cette autre parole, parole de l’Autre, qu’il ne peut cependant faire entendre directement : y répondant, il sait, ne le sachant pas, qu’il n’est pas seulement lui-même injustifié, sans garanties et sans attaches et en quelque façon frappé d’inexistence, mais toujours en rapport avec ce qui est interdit dans la société où il a sa fonction, puisque lui-même ne parle qu’en reparlant sur ce non-discours insolent,
inerte, dissident… ” Maurice Blanchot, “le dis-cours philosophique”  (revue L’Arc consacrée à Merleau-Ponty).

L’inauguration d’une pensée du sens de l’altérité, des rapports de la subjectivité au monde de la vie, passe nécessairement par sa mise en question radicale, sa problématisation, son impossibilité. C’est cela en dernière limite et donc tout premièrement qu’il s’agit d’exposer et de peser : que la philosophie puisse être ce domaine où le sens vienne finalement à se manquer, à dis-paraître… Comment commence la philosophie, pourquoi prétend-elle au commencement ? Car au fond il s’agit bien de cette interrogation, de cette aporie avant tout discours tenable. Est-ce même de commencer, de finir, de circonscrire et réfléchir la philosophie qu’il est question ? Une telle démarche ne suppose-t-elle pas en un sens déjà résolu, fermé, défini le problème qu’il importe au contraire d’ouvrir pour tâcher de penser à nouveau à partir de là, c’est-à-dire en partant au fond de cette in-situation utopique et achronique, hors sujet et sans secours ?! Sur quel fondement repose donc et en quoi consiste essentiellement la philosophie dans sa version métaphysique, pour que la décision de s’en distinguer nous oblige à mettre en abîme la possibilité même d’une décision, d’un parcours, d’une finalité, bref : d’une mise en œuvre ? Que peut signifier en retour un projet transcendantal, une réflexion du sens de la philosophie, étant donné que tous les repères traditionnels, les significations et les orientations qui sont ceux de la pensée occidentale ne nous offrent plus aucune garantie, aucun sens disponible ? Nous voyons parfaitement combien désormais toute conception du sens ou de l’être, jusqu’au cadrage intellectuel dans lequel l’interrogation métaphysique se formulait, n’est plus possible : c’était se méprendre sur le sens d’une philosophie radicalement philosophique, qui consiste à chercher à présent ce que peut bien vouloir dire avoir du sens,  être soi-même, exister…

Encore une fois, pour approcher cette problématisation très contemporaine de la crise de l’humanité européenne, nous aborderons et tenterons de comprendre ce qui a été voulu et travaillé par les inaugurateurs influants de la philosophie actuelle, à savoir Hegel, Husserl, Heidegger. Car pour nous hisser à la mesure de la question difficile du nihilisme, et de la nécessité où se trouve la philosophie d’y répondre avec tout le sérieux d’une méditation sur le destin de l’homme, pour relever ce défi donc, nous devons expliciter rigoureusement et interroger ce qui s’est trouvé engagé avec la sursomption dialectique, la réduction transcendantale et la différence ontologique : un certain rapport du sujet à lui-même et à ce qui lui est autre, pour mettre en place les conditions d’une résolution-assomption-reconduction du sens à sa source… Or, du sens, à vrai dire, après l’apocalypse nietzschéenne, que pouvons-nous dire qui le sauverait ? Est-il vraiment quelque chose que nous devrions essayer de sauver? Ou bien, tout autrement, n’est-ce pas par le rapport dans lequel nous nous trouvons avec lui que notre philosophie formule son unité même dans son chemin vers et pour la mise en œuvre de son effectivité ?!… Remarque de rappel sur les implications historiques et systématiques de ce re-commencement : il ne peut prendre sens que sur l’examen d’une répétition de l’interrogation radicale du sens de l’être, autrement dit à la croisée des chemins de la métaphysique classique, de la philosophie transcendantale, et de la phénoménologie contemporaine. Notre parcours, dont le pivot de renversement de la réflexion sur une fondation impossible de la philosophie du sens se trouve chez Kant, impliquerait par conséquent le traitement préalable de ce que signifiait la philosophie médiévale, puis de qui a eu lieu avec la découverte décisive de la subjectivité chez Descartes, et cet itinéraire nous amènerait finalement à une redéfinition de ce à quoi peut prétendre la philosophie, étant entendu qu’elle ne peut pas avoir de sens en dehors de son sens.