La restructuration fonctionnelle du règne instrumental au sein des appareils de pouvoir

Jean-Luc Spinosi

La restructuration qui s’établit en tant que configuration d’un mode instrumental s’observe de manière très apparente quant à ses effets sur le bouleversement des sociétés. Ce n’est pas la seule conséquence, puisqu’il s’agit d’une intégration massive du réel dans un premier temps, préparant sa neutralisation et la prédominance de l’artificialité du virtuel. Nous nous préoccuperons ici des modalités concernant la technicisation du contexte institutionnel, c’est-à-dire des structures d’établissement, d’entreprise des domaines privés et publics, la différence se résolvant dans la notion d’appareil de stratégie de pouvoir. Les trois instances principales de la réflexion s’articuleront autour du «management » comme forme décisionnelle, de la gestion en tant que structure de configuration générale et de l’aboutissement de l’armature globale à travers le statut de l’objectif.

Présentation du management

La notion de management est associée à une nouveauté très récente qui figure dans les formes constituées par la technique d’organisation. D’ores et déjà nous sommes en présence de la technique qui ne se présente pas sous un simple aspect de moyen mais sous le régime d’un mode de configuration lié à l’efficacité en tant que telle. Le management en tant que pouvoir euphémisé, qui donc ne se présente pas sous son aspect immédiat, propose d’intervenir sur plusieurs phases de ce qui reste en somme un mécanisme séquentiel : la planification, l’organisation, la mise en œuvre et le contrôle. Le troisième terme est souvent nommé « activation », outre que celui-ci n’existe pas dans la langue naturelle (désignation du langage adopté par une communauté dans un enracinement culturel et généalogique), il s’agit d’un des nombreux barbarismes fabriqués par la langue technique à titre de signal dirigé vers la conscience, en vue de réactions préétablies, nous sommes donc confrontés à une programmation linguistique dont la plupart des termes utilisés sont le produit. Ainsi la réflexion est-elle encadrée, soumise à des acceptions qui ne sont plus interrogées et où les concepts se sont dégradés en tant que codes dans un ouvrage signalétique. Nous avons donc, et c’est une des caractéristiques de l’effet de tutelle, un effet de psittacisme ou par comparaison un animal dressé apparaît plus cohérent car il n’y a pas pour lui de prétention au langage. La récitation de formules et d’argumentaires appris par cœur n’est pas digne de quiconque se soucie d’être accepté dans une communauté de citoyens, c’est-à-dire de consciences libres et responsables. Prendre la parole est un risque, c’est à ce prix que l’on atteint la liberté en se dégageant des effets corrupteurs d’une sécurité qui se lie à la servitude dans un carcan idéologique d’un système sécuritaire. Ces précisions découlent d’une nécessité de déconstruction d’artifices pour parvenir au dévoilement de ce qui est à l’œuvre et qui ne se présente pas explicitement. Le management est un vocable qui désigne le pouvoir en tant que forme de la domination sous l’aspect de la technique, il s’agit d’une technologie de pouvoir, ce qui signifie que nous sommes en présence d’une armature fonctionnelle où celui qui décide perd l’effet fondamental de sa personnalité pour ne devenir qu’une fonction au sein d’un dispositif qui le contraint à suivre les consignes programmatiques. La dépersonnalisation d’un chef est une véritable rupture d’avec la dimension anthropologique (humaine) car elle ramène l’initiative qui correspond à la fondation intentionnelle et ses responsabilités à un simple rouage mécanique en tant qu’opérateur d’organisation ou de contrôle au sein d’un dispositif instrumental. Ce qui importera dans ce registre, ce ne seront pas responsabilités mais les capacités d’application des directives paramétrées et les rituels de soumission que l’on nomme les adhésions au détriment de ce que sont les authentiques convictions. Les intentions ne sont pas du domaine du mesurable mais des déterminations établies par choix en fonction de fins envisagées. A ce titre une déviation manifeste s’effectue lorsque l’on fait basculer les intentionnalités au niveau des fonctionnalités. Beaucoup de termes issus d’un vocable propre aux appareils opérationnels provoquent des ambigüités, tels le management ou le décideur, dus à une configuration horizontale du pouvoir où ce dernier apparaît sous des formes inédites dans un contexte où l’identification du rôle de chacun était auparavant plus rigoureux. La difficulté d’un mode d’effectuation constitué par une approche cybernétique, est que chacun est institué comme opérateur sur un poste fixe de saisie de données numériques. Le management s’effectue par contrôle de tableaux d’enregistrement informatisé et donne lieu à des « alertes », des rappels ou des consignes où le véritable souverain est le chiffre roi des indicateurs statistiques. Ainsi notre propos n’est-il pas de nier la légitimité d’une hiérarchie mais de replacer sa fondation d’origine dans l’ordre d’initiatives exemplaires accomplies par une conscience délivrée des tutelles diverses y compris celles qui procèdent du règne instrumental.

La gestion comme structure logistique

Dans un ouvrage intitulé « La société malade de la gestion » Vincent de Gaulejac énonce : « la gestion est en définitive un système d’organisation du pouvoir ». Notre approche s’inscrit à l’encontre de cette affirmation, en effet elle n’indique à notre sens que l’aspect le plus extérieur et bien sûr le plus visible de la configuration instrumentale actuelle. Cela signifierait que la technique en tant que telle permettrait simplement de servir à un pouvoir qui resterait l’émanation d’une intentionnalité réelle. Notre réflexion nous engage dans une voie différente où la gestion exprime le pouvoir comme organisation, nous y reviendrons. Pour ne pas rester sur une simple contestation de l’auteur précité, nous ne pouvons qu’être en plein accord lorsque de manière claire et judicieuse il définit l’organisation rationnelle comme ‘’ des techniques, des procédures, des dispositifs qui cadrent l’activité, fixent les places, les fonctions et les statuts, définissent des règles de fonctionnement’’. Ainsi sommes nous en présence d’une construction qui n’est plus du même ordre que ce qui était évoqué au chapitre précédent. Le management n’est somme toute qu’une formule sans intérêt et qui ne correspond qu’à l’aveu d’une impuissance dans un modèle de puissance, ce qui est le comble. Car au sein de l’armature du pouvoir, ce qui décide ce sont des programmes et non des « manageurs ». La gestion, si nous employons ce terme, consiste à placer et déplacer des objets dans un cadre opérationnel. Nous ne verrons apparaître ici nulle visée intentionnelle, c’est-à-dire peu d’intelligibilité où de mode de présentation de la pensée, ce qui constitue le sens selon Frege. De sens, ni de signification, ce qui ne s’identifie pas d’ailleurs, nous n’en trouverons plus, d’où la formule hystérique que nous entendons bien souvent « il faut donner du sens » et c’est normal car il n’y en a pas. A quoi avons nous affaire outre le principe de pouvoir qui est celui de l’organisation, il s’agit des techniques de discipline, si bien décrites par Michel Foucault. Une fabrication massive de tableaux de classifications, et de schémas de formatisations, s’aidant des théories graphiques et des ensembles, donne un quadrillage qui agira à partir d’une réduction analytique dont les termes numériques permettront après les subdivisions, de classer, répertorier et enregistrer. A la fin du processus de cette grille taxinomique et réductrice, l’hétérogénéité est neutralisée. Le résultat est un ensemble d’éléments en interaction, comme l’indique la définition de Von Bertalanffy, le fondateur de la systémique qui est le versant pseudo théorique de la cybernétique. C’est à cette dernière construction qu’il faut se reporter pour connaître la raison de la toute puissance de l’organisation. La mise en ordre du monde, qui n’est pas l’ordre du monde, où les processus du savoir sont des techniques de pouvoir, s’effectue par un appareillage dont la structure de configuration est l’automation. Celle-ci agit par assistance, c’est-à-dire par tutelle, l’asservissement instrumental est le lieu des conformités répressives et régressives. « S’extraire de l’état de tutelle » était la notion de Kant, ici il est indiqué ce qui doit se faire, s’exécuter et selon quelle posture, les armatures paramétriques de rangement et de calcul sur la base de structures de combinaisons, fait que l’utilisateur de la technique devient un opérateur de saisie ou d’enregistrement dont la seule vocation est de ratifier des séquences au sein d’un appareil de conversion numérique. N’ayant que l’organisation du monde à titre de principe, le système de pouvoir et d’exploitation, perd la configuration initiale qui est celle de la vision du monde où pour être précis, l’Idea est la vue, le regard de la théorie, en termes d’éclairage et d’ouverture du réel, ce qui ouvre un monde. L’organisation ne fait que fermer les yeux organiques ou pire l’œil de la vision spéculative pour se consacrer au regard artificiel et panoptique où tout est visible pour mieux le contrôler à partir de standards cybernétiques. Lorsque dans l’ouvrage « Holzwege » de Heidegger il est souligné que concernant l’exploitation organisée, celle-ci sombre dans «l’organisationnisme pur » de par une obsession des résultats et une absence de renouvellement de projet, ainsi l’activité se résume t’elle à une accumulation incessante et un simple comptage. Le système dégénère dans une modalité purement fabriquée et assemblée (1). L’autoréférentialité dont Lucien Sfez établit la caractéristique comme « tautisme » jouant sur les termes de tautologie et d’autisme, provoque une rupture épistémique décisive d’avec l’instance rationnelle. Un des principes de la Raison étant la faculté d’accès au réel, ce dernier est désormais soit ignoré, soit modifier, l’imposture étant de faire croire que la rationalisation est le même acte que la rationalité. Cet abaissement de la Raison, qui est essentiellement noétique, pratique et créatrice (Logos Théoretikos, praktikos, poietikos), mène au leurre d’une raison instrumentale où la confusion fait prendre les techniques de pouvoir pour des processus de savoir. La gestion, structure de l’organisation, est un processus sans finalité qui a pour effet de placer et de déplacer des éléments au sein d’un cadre opérationnel, l’aboutissement c’est la mise en œuvre d’une centrale logistique, d’un appareillage où l’infrastructure technologique provoque une emprise qui est la dernière forme connue du totalitarisme.

Cet effet de quadrillage, où à partir de tableaux s’effectuent les répartitions, est comme l’indique Foucault la technique du pouvoir. Il s’agit d’un dispositif, dernière phase de la technocratie où le paradoxe est qu’un modèle de domination totalement hétérogène avec sa multitude de composants contradictoires, circuits, procédures, réseaux, normes etc.…, vise l’homogénéisation. Pour en finir nous nous référerons à Jan Patocka qui décrit ce « Gestell » comme le dit Heidegger, ce qui procède d’ailleurs de la Gestalt et non de la Forme, comme une aberration où le principe majeur configurant est une mathématique formelle mais à vocation opératoire, ce qui est totalement absurde. Cette modalité initiale permet l’algorithmétisation des circuits, la récurrence infinie, inintelligible et ce pour aboutir à la quantification des instances qualificatives.

L’objectif

L’objectif ainsi que l’indique Hannah Arendt n’est pas la fin, mais un élément qui est lié aux moyens. Nous constaterons ici la véritable vocation instrumentale, comme mise en œuvre d’un règne de domination, car la visée essentielle est de légitimer le processus sur le plan des résultats quantifiés et de provoquer l’accumulation optimale de ceux-ci à partir d’indicateurs statistiques. L’objectif est la fin du dispositif, mais celui-ci étant considérer comme un moyen, il appert que nous sommes confrontés à une véritable inversion. Les fins réelles ne sont pas liées à des résultats opérationnels mais à des idéaux, des convictions ou encore des missions. L’imposture du système se situe dans ses discours qui sont essentiellement apologétiques et falsifiants, car il y a confusion entre un argument qui est une instance d’un raisonnement et un ensemble d’affirmations idéologiques. L’affirmation ici se substitue à la vérification et la description à la démonstration, nous ne pouvons que constater ainsi une violation des prémisses nécessaires de toute démarche scientifique. Afin de parvenir à transformer la réalité aux fins d’un comptage, le premier effet de l’obsession d’une activité par objectif est de procéder à l’objectivation. L’objectivation nous dit Nicolas Berdiaev, « est en rapport avec un monde rationalisé, fabriqué ». Nous n’insisterons pas sur ce verdict qui est fort clair. C’est l’effet d’une symbolisation, dans le sens où l’on substitue au réel donné, une entité qui lui est étrangère. Le processus d’objectivation ou encore de réification consiste à transformer en objet des modalités diverses, actes, mouvements, abstractions mais aussi êtres vivants et personnes. Le processus autorégulateur d’hétérogénéité dont la systémique et la cybernétique est la base de leur activité, consiste à neutraliser toute forme dans une refonte où l’homogénéité triomphe. De la réduction analytique du positivisme logique à l’enregistrement informatique de données numériques, l’objectivation permet la mise en place d’ensembles d’objets, nous constaterons que nous sommes à l’antipode de la pensée fondamentale philosophique qui est comme le dit Jean-Luc Marion « d’ouvrir un monde ». L’utopie Saint-simonienne qui est à la source de bien des aspects néfastes du système de pouvoir et d’exploitation, consistant à vouloir remplacer l’administration des hommes par l’organisation des choses, il a suffit en somme de transformer les hommes en choses pour que l’organisation devienne l’Administration totale c’est-à-dire la domination absolue. Car a bien y regarder, nous avons ici une coalition de toutes les instances de pouvoir où comme l’indique Habermas, le système unifie la recherche scientifique, l’économie, la technique et l’administration. Nous préciserons que l’objectivation est le processus antidialectique par excellence. S’opposant aux grandes pensées de seigneurs de l’intellect comme Platon, Hegel ou Schelling, cette rationalité analytique est le fruit du mauvais entendement où se confondent principes et normes, concepts et règles. La dialectique dans son ambition de réalisation spéculative est de procéder à l’accueil (Logos) du particulier par l’universel, afin de faire éclore, par dépassement des déterminités, la plénitude du singulier dans son Identité. L’objectivation mène à la mort du sujet, ou si l’on veut le système seul demeure comme sujet et les formes de vie se dégradent en objets.

Le deuxième aspect de l’activité par objectif est la quantification. Nous reprendrons Hegel qui indique que la quantité n’étant pas conceptuelle, n’est pas du domaine de l’intelligible. Lorsque Platon dans le Théétète signalait que ce n’est pas en énumérant les lettres d’un nom que l’on pouvait connaitre une personne, Kant lui fait écho par de là les siècles dans la critique de la Raison Pure en indiquant que le fait d’épeler les phénomènes ne constituait pas une connaissance. Il semble que nous ayons encore franchi un pas dans l’inconsistance puisque désormais nous ne faisons plus que compter des processus cybernétiques. Le règne de la quantité pour reprendre l’expression de René Guénon et ses analyses est la subversion majeure contre les domaines de la Pensée, l’Idée est réduite à un chiffre tout comme chaque forme de la Vie et de l’Etre. C’est la rupture anthropologique par excellence, où la conversion numérique neutralise tant l’Intellect que le Réel. L’illusion statistique, accumulant uniquement des éléments numériques qui sont le résultat d’une réduction analytique ultime, n’offre que les aspects les plus insignifiants de ce qui n’est qu’une opération banale de calcul. Des indicateurs et des calculateurs intégrés au sein des appareillages cybernétiques, ne donnent que des tendances et non des contenus intelligibles, cela est même souligné par Maurice Duverger, un des théoriciens des sciences sociales et politiques, qui reste favorable à ces modalités. La quantité est manipulable, elle neutralise ce qui échappe au pouvoir d’un calcul et permet la mise en œuvre d’une activité stérilisante pour l’établissement d’un modèle de maitrise et de possession dont Descartes envisageait la réalisation, mais qui reste une chimère dangereuse, puisqu’il s’agit à la fois d’une imposture et d’une violence exercée face au réel.

Nous évoquerons rapidement la dernière falsification de l’activité par l’objectif qui est l’évaluation. Un nouveau procédé de vérification des résultats en rapport aux systèmes normatifs paramétrés est de relever les conformités aux directives établies. Il s’agit encore de grilles de réduction, où la binarité linéaire est la structure majeure. Un ensemble de subdivision est constitué, allant du plus au moins, et où la réflexion se limite à un encochage de cases numériques, graphiques ou informatiques. Le chiffre et le code ont remplacé comme le dit Kostas Axelos, le sens et la signification. Ainsi sont éliminés toutes formes de discours (donc de rationalité), de réflexion, de jugements et d’appréciations descriptives. La ratification de séquences se substitue aux réflexions de la conscience. L’intérêt qu’offre cette activité primaire au système, c’est qu’elle neutralise à la fois le dialogue et la réflexion, elle en reste au niveau du constat sans ouverture. Ainsi cela permet-il de procéder à un contrôle permanent et même de favoriser le piège insupportable de l’autocontrôle. Chacun est mobilisé pour s’investir dans sa propre, nous allons dire « gestion », du schéma de régression de la punition et de la récompense. Comment s’extraire de l’état de tutelle, demandait Kant. Ici il s’agit de procéder à l’inverse à l’asservissement identitaire où le partage se fait dans où le partage se fait dans non l’intersubjectivité des consciences, mais dans l’obéissance aux consignes stériles d’un paramétrage non conceptuel. Le plus et le moins, le oui et le non, le règne exclusif de la disjonction formelle, sont les armes d’une tyrannie instrumentale, où la pensée est bafouée et la vie menacée.

Cette étude n’est pas exhaustive, il nous semble que ce que Heidegger appelait le « péril » est bien en marche, les aspects en sont multiples, bien d’autres restent encore insoupçonnés. Les institutions se sont transformées en appareils stratégiques de pouvoir, elles sont l’émanation du modèle qui caractérise la « surcivilisation » technologique selon l’expression de Patocka qui est la parodique de la volonté de puissance. Une folle schizophrénie est à l’œuvre qui condamne toute raison et toute vie à s’enfermer dans le dernier cercle infernal de la Divine Comédie, celui de la répétition inintelligible d’un processus sans finalité.

1. Nous soulignerons que Heidegger donne ici une des définitions essentielles de la teckné (technique) : le montage et l’assemblage